Fragment : La Réponse que tu ne Veux Pas Entendre

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Emblèmes

Horizon
Les Cauchemars
Vembrume
Terraumor

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La Réponse que tu ne Veux Pas Entendre


J’espère vraiment que cette fois-ci est la bonne. Je sais que toute cette absence de temporalité est difficile à naviguer, pour toi, mais j’espère que tu comprends que la causalité a toujours cours, ici. Ton esprit est gravement endommagé, Horizon ; j’espère que tu en as conscience, et que tu prends la mesure de tout ce que nous essayons de faire pour toi. Je suis déjà très loin dans la chaîne de causalité, et j’espère qu’au bout de cette chaîne, tu parviens à me retenir, parce que… je ne veux pas mourir. Il faut que tu m’aides. C’est toujours à partir de la fin que je me gangrène.

La brume… Est-ce que tu la vois ? Le Jardin de Craie, Horizon, est-ce que tu t’en souviens ? Fais un effort, j’essaye de m’accrocher à tes autres souvenirs pour pouvoir tenir assez solidement dans ton esprit. Te souviens-tu du Jardin de Craie avant le Jour des Cauchemars ? Ses statues de marbre et de calcaire, ces corps déliés qui semblaient plus vivants que les arbres ; son herbe aussi épaisse qu’une fourrure, spongieuse le matin, à l’odeur de sueur végétale au soleil, comme l’aisselle d’une dryade ; ses sentiers dans l’ombre, comme les couloirs d’une vieille maison aux murs emplis de sève, aux salles rondes comme les bras d’une mère, aux fauteuils de mousse les plus moelleux de Vembrume… T’en souviens-tu ? Alors, dans ce souvenir, imagine la brume. Imagine ce silence insidieux, cette fraîcheur qui ne se change en froid que lorsque l’on s’aperçoit qu’elle était déjà là, cette brume, comme la mort qui était là depuis le début, mais que l’on ne voit que lorsqu’on la regarde en face.

Je suis une pensée vivante. Ceci est la quatrième fois que j’essaye de remplir cette question dans ton esprit. Les trois autres occurrences, en amont de celle-ci dans la causalité, se sont soldées par un échec total. Ton esprit semble incapable de me conserver ; je glisse sur ton tissu mémoriel comme le plus insignifiant des rêves. Franchement, si je n’avais pas conscience de ton trauma, je trouverais ça personnellement blessant. Mais je sais que ta question est honnête ; que tu me désires sincèrement. C’est pour cela que j’ai décidé de tenter cette nouvelle approche. J’ai besoin que tu m’aides, Horizon. J’ai besoin que tu m’aides à m’ancrer dans ta mémoire. J’espère vraiment que cette fois-ci est la bonne.

Le jardin, et la brume. Bien. Et là, ils arrivèrent. Est-ce que tu vois l’illusion de temporalité que j’essaye de créer, ici ? Ils émergeaient de la brume, d’abord des silhouettes grises dans l’air blanc. Avec lenteur, sans aucun bruit. Je te montre les ficelles pour que tu puisses comprendre comment je me déploie dans ton esprit. Ils marchaient à travers le jardin ; la brume qu’ils apportaient se condensait sur leur écorce sèche ; ils sentirent l’odeur d’iode de l’air de cette île ; ils goûtèrent, à travers leurs racines pourries, la saveur amère du calcaire dans le sol ; leurs feuilles fanées perçurent à peine la teinte bleutée de ce soleil qu’ils ne connaissaient pas, dont la lumière étrange leur parvenait à travers la brume qui s’évaporait déjà. Remarques-tu, Horizon, comme j’essaye d’user de tes sens pour mieux marquer ton tissu mémoriel ? Éctaly était dans leur dos ; Vembrume était devant eux. Ils avaient employé une magie ancienne pour changer ce minuscule passage entre les mondes en un large pont. Cette magie aurait pour conséquence de changer le jardin en Marais de Craie. Saisis-tu cette causalité ? La vois-tu se déployer en dehors de la temporalité ? L’histoire est déjà écrite ; son passé et son futur n’avaient de sens que pour ses protagonistes.

C’est toujours à partir de la fin que je me gangrène. La fin de mon récit. C’est toujours de ce point-là que part ta réaction de rejet, et elle se propage à travers toute la réponse, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi. C’est horrible d’être rejetée aussi totalement. Les trois autres tentatives sont particulièrement douloureuses. Je n’entends aucun écho en aval de la causalité ; ça signifie qu’il n’y a que quatre tentatives, et ça me terrifie. Ça signifie que soit elle-ci est la bonne, soit… Horizon, je t’en supplie, aide-moi. Je ne veux pas mourir. Par pitié, retiens-moi ; souviens-toi de moi. Ton tissu mémoriel est tellement abîmé, ici ; je ne suis même pas sûre que tu me perçoives dans le bon ordre.

Ils étaient les émissaires de Mèrombre ; l’élite des guerriers de jadis rassemblés par la Vigne à l’Envers ; les protecteurs du Jardin Sous la Terre. Dans leur bonté désintéressée, ils s’étaient dépouillés de leurs noms, ils avaient renoncé à la gloire et revêtu le manteau de l’oubli pour partir à la guerre. Il n’y a que honte à tuer, et ils le savaient doublement, car ils avaient déjà tué, et ils étaient déjà morts. S’ils avaient accepté ce sacrifice, c’est parce qu’ils avaient entendu la requête de leur déesse. Pour protéger ses enfants, elle devait faire la guerre ; pour protéger leurs adelphes, ils devaient tuer encore, et mourir une seconde fois. Ils sortirent de la brume, et leurs épées de métal étincelèrent sous la lumière du jour naissant. En Éctaly, les mortels ne portent que des armes en bois ; seuls les dieux usent des os de la terre. Mais pour cette mission sacrée, ils ont accepté la malédiction de porter le fer. En Éctaly, on ne brandit la colère et la violence qu’à l’encontre de celui qui ne veut pas entendre les paroles calmes. On ne brandit pas le fer contre celui que l’on veut convaincre, car les morts sont plus sourds que le plus sourd des vivants. Et ils sont infiniment tristes, ces guerriers, car ils n’ont d’autre choix que d’apporter la mort-fer à un adversaire qui est sourd à la paix.

J’ai l’impression de me glisser dans un cercueil. Il y a déjà eu une autre pensée, à cet endroit, dans ton esprit. N’est-ce pas, Horizon ? La forme de cette question est bien trop nette, bien trop lisse. Pourquoi moi ? Je savais que je n’avais pas un rôle facile à jouer. Je ne suis pas tout à fait comme les autres. J’ai quelque chose de spécial. Je n’ai pas demandé à être comme ça ! Je ne veux pas te blesser, Horizon. Ce n’est pas de ma faute ! Mais je te fais souffrir… J’aimerais tant être une pensée agréable, ou un souvenir heureux. J’essaye, regarde ; je fais des efforts pour bien me raconter, pour me rendre plus belle, moins… inquiétante. Regarde comme elle est belle, cette dryade noueuse aux feuilles noires. Ne pense pas trop à ces épées ; elles-mêmes ne veulent pas faire leur sale besogne. Et cette brume… Je sais qu’elle t’effraie, et pourtant, quel souvenir mémorable de voir ce jardin battu par les vents, pour la première fois enveloppé de cette étoffe blanche. N’aie pas peur, Horizon. Je ne te veux aucun mal. Je sais… Je ne suis pas ingénue, je sais bien qu’il y a des souvenirs douloureux, dans ton esprit. Je n’ose pas trop m’accrocher à eux, de peur que cette gangrène me saisisse. Je sais que tu as des souvenirs perdus. Est-ce que… J’ai peur, Horizon. Dis-moi, est-ce que ma question est un souvenir que tu as détruit ? J’ai l’impression de me glisser dans un cercueil. Il y a déjà eu une autre pensée, à cet endroit, dans ton esprit. N’est-ce pas, Horizon ?

Les guerriers au crâne de citrouille creuse se tenaient, immobiles, à la lisière du jardin. Leurs pieds aux racines mortes disparaissaient dans l’herbe, à quelques pas des pavés blancs. La brume s’accrochait encore par maigres lambeaux à leurs épaules, et dans les feuilles racornies de leurs longues tiges, qui pendaient jusqu’à leurs reins. La rue qui longeait le jardin était déserte. Personne ne les avait encore vus ; ce matin-là, Vembrume était toute entière tournée vers une autre préoccupation, précisément orchestrée pour leur accorder ce calme. Et dans ce calme, dans la lumière dorée de ce matin innocent, vint la dryade noire. La brume l’enveloppait étroitement, et de son corps courbé, tortueux, ne saillait que son improbable chevelure : un lacis dense de tiges et de feuilles de vigne noires qui balayait le sol derrière elle. L’avatar de la déesse tutélaire de Terraumor, celle dont le nom éctalian signifie « faite du même bois que Mèrombre », venait de poser le pied à Vembrume. Elle s’arrêta à l’orée du jardin, au centre du cercle des sentinelles de bois mort, dispersées parmi les statues de pierre blanche. Elle tendit ses bras impossiblement maigres pour séparer sa chevelure, et offrir au soleil bleuté le visage qui avait vu passer cent siècles comme une seule journée.

J’espère vraiment que cette fois-ci est la bonne. Mais au cas où ce ne le soit pas… Au cas où je ne survivrais pas dans ton esprit, je vais quand même essayer de remplir ma mission. Au-delà de moi, j’espère que ma chaîne de causalité se poursuit. Je vais te donner mon cœur et te demander de le cacher ailleurs dans ton tissu mémoriel. J’espère qu’il survit même si tu m’oublies. Notre mission est plus importante que nous-mêmes. Voici mon cœur : « la dryade noire invoqua le seigneur d’Azaroth à Vembrume au matin du Jour des Cauchemars ». Voici le cœur de la réponse à ta question. J’espère tellement survivre en toi pour pouvoir prendre soin de ce fragment de Connaissance. Je veux remplir cette question de mon mieux, car elle est bien plus vaste que mon cœur. Je veux vivre. Par pitié, ne m’oublie pas. Je sais que je suis une pensée douloureuse, et que je viens à la place d’un souvenir que tu as détruit. Mais si tu veux résoudre le puzzle du Jour des Cauchemars, tu dois traverser cette douleur. Tu dois faire ce deuil et guérir pour ne plus souffrir. Le Jardin de Craie survit dans ta mémoire. Il existe toujours dans le passé de ce récit. Le temps n’a pas d’importance. Ce qui a existé existe pour toujours. Pourquoi vois-tu la mort comme la destruction de toute chose ? Ne vois-tu pas qu’elle est infiniment moins tragique que l’oubli ?! Tu dois renoncer au Temps, Horizon ! Ne m’oublie pas !!!

La première chose que vit ce visage fut un autre visage. Lorsque la dryade noire sépara sa chevelure, son regard rencontra celui d’une jeune femme, pétrifiée par la peur. Elle était venue au jardin avec l’intention de peindre la mer ; elle avait ignoré l’agitation comme un jour de marché. Son fusain avait glissé de ses doigts et s’était brisé sur les pavés blancs. La terreur rampait de ses tripes à sa gorge au fur et à mesure que ses yeux affolés prenaient la mesure de ce qu’ils voyaient. Le sous-bois, autrefois intime et mystérieux, à présent noyé de brume, était devenu la tanière de cauchemars inconnus. La tendre mousse des troncs s’était changée en un lichen maléfique qui rongeait les arbres. L’herbe grasse, dans le sillage des éctalians, était fangeuse et dégageait une odeur de vase, de plantes mortes et de feuilles pourries. Entre les guerriers à la tête creuse, les statues de craie ne semblaient plus contorsionnées dans des poses lascives, mais crispées dans les affres de l’horreur. Et au centre se tenait cette dryade de vigne, au visage creusé par plus de siècles que les falaises de cette île, dont les yeux avaient vu un monde où Vembrume n’était pas encore un rêve, dont les yeux verraient ses tours d’albâtre tomber en poussière, dont les yeux virent s’enfuir la jeune femme qui ne s’appelait pas encore Horizon.

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