Fragment : Vae Victis

Accueil > Fiction > Emblèmes > Vae Victis

Emblèmes

Les Cauchemars
Vembrume

Fragment

Fichier PDF

Vae Victis


Les fragments de pavés retombèrent en pluie sur le sol. Les débris plus légers de tissu, de mousse et de terre restaient en suspension, dansant dans les tourbillons de cendre et d’ichor. Le silence écrasant qui avait suivi l’explosion redevenait lentement perméable aux bruits environnants. Les démons survivants se relevaient un·es à un·es ; les plus loin de l’impact, qui n’avaient été que projeté·es au sol, reprenaient leurs esprits. Iels semblaient découvrir la place, les rues et les tours blanches de Vembrume qui les entouraient. Celleux à peu près indemnes accouraient vers les blessé·es qui avaient été criblés d’éclats de pierre ou brisé·es contre la maçonnerie. Près du centre du cratère, il n’y avait que des carcasses qui achevaient de s’évaporer, mêlant la noirceur de l’ichor à celle de la suie.

Mais les anges mécaniques qui occupaient toujours le ciel ne leur accordaient aucune compassion : leurs lances fondaient sur les valides qui tentaient de traîner leurs allié·es à couvert. Malgré la légendaire adresse des archers azarothéens, les flèches à pointes d’obsidienne n’émaillaient qu’à peine les cuirasses lourdement rivetées des automates aériens.

À la faveur de la fumée et de l’ichor, si épaisses que les embruns peinaient à les disperser, un noyau d’azarothéens parvint à se cristalliser, et à se retrancher dans une ruelle. Celleux doué·es en magie réparatrice tentaient de cautériser les plaies des blessé·es qu’on leur apportait. Quelques groupes bravaient le découvert de la place ; les un·es déviaient les traits mortels par leur magie ou leur extrême adresse, tandis que les autres recueillaient les agonisants et les ramenaient en sûreté. Le vent amenuisait peu à peu la dissimulation offerte par les cendres, mais un mot d’ordre passa parmi les résistant·es : « les anges sont insensibles aux flèches et aux flammes, mais iels sont vulnérables à la foudre. »

La ruelle fortifiée parvint ainsi à dégager un segment de ciel bleu : toute machine qui tentait de franchir cette ligne de mire se faisait immédiatement cribler d’éclairs et tombait au sol, inerte. Quelques démons ailés s’enhardirent et tentèrent de porter le combat jusque dans les rangs du bataillon aérien : la contre-attaque surgit des toits, et quelques anges parmi celleux qui planaient le plus bas furent surpris·es et mis·es en pièces. Mais la nef de métal, qui lévitait au dessus de la grève, présentait déjà le flanc à la bataille du sommet de l’île : ses rangées de canons firent feu avec une réactivité et une précision surnaturelle. Les javelines fauchaient les démons et dispersaient leur ka dans les airs. Une succube parvint à éviter le trait qui lui était destiné, mais les anges la repoussèrent sur les toits. Ses esquives serrées l’envoyèrent s’écraser sur la place, mais quelques sorciers surgirent aussitôt pour foudroyer ses poursuivants, lui donnant tout juste le temps de regagner leur bastion de fortune.

« La nef se rapproche, rapporta-t-elle à ses allié·es. Ses canons nous clouent au sol. Impossible de leur contester la supériorité aérienne.

– Où est passée Mérombre ? Demanda quelqu’un·e.

– Les citrouilles n’étaient là que pour nous infiltrer, lui répondit-on. Elles sont parties dès que nous avons posé le pied dans la tour de Sel.

– Nous sommes seul·es », commenta sombrement un·e autre.

Une main lui étreignit l’épaule. Un groupe de téméraires revint de la place et confia un survivant aux soignant·es.

« J’ai pu regarder dans le cratère, annonça l’un d’elleux : l’armure noire était encore là, fondue. Le ka de notre Seigneur doit y être prisonnier ; nous devons y aller !

– Tenir le front à découvert ? Impossible !

– Mais il a raison : si nous avons une chance de sortir le Seigneur de là, nous devons la tenter.

– Ce n’est pas une question de devoir, nous ne sommes tout simplement pas encore en mesure de le secourir.

– Moi j’ai les outils pour ouvrir l’armure, il me faudrait juste un peu de temps.

– Le temps, c’est justement ce qui nous manque, commenta un soignant.

– Je peux nous en donner. »

Personne ne répondit : celle qui venait de prononcer ces paroles avait exhibé un poignard rituel. Sur sa lame étaient gravées les runes qui formaient les mots « Sans Lendemain ». Personne ne tenta de la dissuader ; c’eut été la pire insulte à faire à celle qui avait pris une lourde décision en pleine connaissance de cause. Pas un mot de plus ne fut prononcé. Trois artisan·es rangèrent leurs armes et dégainèrent leurs outils. Tous les téméraires se rassemblèrent derrière la barricade. Une détermination farouche venait d’emplir les assiégé·es.

Méridéön, l’azarothéenne qui s’était désignée, prit la main d’une soigneuse et la fit s’asseoir avec elle sur le sol. Elle posa un doigt sur ses propres lèvres, murmura son Nom Véritable, et l’étira en un long filament lumineux. La soigneuse cueillit le filament et le rangea précieusement. Puis elle s’approcha de Méridéön et l’embrassa, mordit sa langue, et récolta une perle d’ichor entre ses lèvres, qu’elle souffla en bille et rangea dans la même escarcelle. Elles posèrent leurs fronts l’un contre l’autre, joignirent leurs mains sur la garde de la lame gravée, et fredonnèrent un chant à l’unisson. Le poignard pénétra la chair et sa pointe trouva le cœur. Méridéön prit une inspiration tremblante, se raccrocha à la mélodie qui enflait dans sa tête, et guida les mains de la soigneuse à travers sa poitrine.

* * *

La première chose qu’elle vit fur le ciel, impossiblement bleu. La première chose qu’elle songea fut qu’elle ne reverrait pas celui d’Azaroth. Son ichor ne se dispersait pas ; il saignait et brûlait à l’intérieur de son cœur, et dardait au fond de son regard l’incandescence de la roche en fusion. Elle ne jeta pas le moindre regard derrière elle. Elle s’élança dans les airs avec l’aisance d’une flèche. L’ange mécanique qu’elle atteignit fut brisé à mains nues. Elle dispersa avec condescendance les javelines létales de la nef de métal. Huit ailes de ténèbres et de flammes se déployèrent autour d’elle. Une myriade d’éclats de verre noir, surgie de ses mains, l’entouraient d’un tourbillon qui fendait le fer aussi aisément que l’air. Aveugles à la peur, les anges se jetaient sur elle, et tombaient en pluie de fragments sur les toits de nacre. Elle leur échappa et fondit sur la nef, traversant de front ses tirs concentrés, brûlant d’une lumière noire qui éclipsait le soleil.

Chaque fragment de seconde qui la propulsait vers sa cible consumait dans le creuset fendu de son cœur les siècles à venir de sa vie. Son ka ne se réincarnerait pas pour revoir Azaroth au ciel noir. Il brûlait dans ce ciel bleu pour que d’autres puissent le revoir.

* * *

Le plastron fondu céda enfin. Plusieurs démons avaient déjà été dispersés par les anges en tentant de l’ouvrir. Il ne restait plus que deux guerriers-mages qui tenaient encore le découvert, et une seule artisane. Le bruit du fer noir tombant à terre fut un glas de libération.

Des sombres tréfonds de l’armure, un bras aux chairs carbonisées s’affaissa, et tendit à l’artisane deux cœurs : l’un de métal et d’écrous, l’autre d’améthyste palpitant. Elle croisa le regard d’un œil sans paupière qui lui fit promettre un serment silencieux… avant de s’évanouir en ichor vaporeux. Les deux cœurs tombèrent dans ses mains. Sans hésiter, elle fit un peu de place dans sa poitrine pour en accueillir trois.

Lorsqu’elle sauta à couvert, talonnée par les deux autres survivants de leur mission improbable, les azarothéen·nes retranché·es les regardèrent, muet·es, expectatif·ves. Elle se redressa et déclara avec une ardeur qui lui était peu coutumière :

« Azaroth ! Ton Seigneur marche parmi les siens ! »

L’allégresse des assiégé·es fut de courte durée : une sentinelle revint des toits et annonça :

« La nef est touchée, mais elle vole encore. Elle est au dessus de la plage, et des bataillons de machines en sortent. Les anges nous coupent toute issue du côté du port…

– Alors nous devons regagner la porte d’Éctaly au plus vite ! Suivez-moi ! » Commanda le Seigneur en s’élançant vers les ruelles.

Les anges mécaniques continuaient à les harceler depuis le ciel ; quelques sorciers vembriotes survivants tentaient de ralentir leur progression, reculant de placette en venelle à chaque escarmouche. Lorsque les démons parvinrent en vue du Jardin de Craie, il était trop tard : d’innombrables lignes d’automates en uniformes rivetés leur barraient le passage. Les anges surgirent dans leur dos, et l’ombre de la nef leur cacha le soleil déclinant. Une créature aux grandes ailes immobiles descendit du ciel et se posa sur l’herbe humide. Ses six ailes se détachèrent et restèrent plantées dans l’humus ; l’automate s’avança vers les vaincus.

« Salutation, Thyrio, dit-iel au Seigneur.

– Je ne suis pas Thyrio, répondit-elle.

– Pourtant, tu portes son cœur, ses souvenirs et ses espoirs. Qui peut être Thyrio, si ce n’est toi ?

– Alors je suis Tout ce qui Reste de Thyrio.

– Soit, concéda l’automate.

– Et qui êtes-vous, pour vous adresser ainsi au Seigneur d’Azaroth ? Questionna-t-elle sans lea laisser poursuivre.

– Allons, Thyrio. Tu m’as détruit déjà deux fois ; ne sommes-nous pas intimes ?

– Trêve de badinage ! Qui êtes-vous, et pourquoi Hexa est-elle intervenue ?

– Soit. Je suis ici en tant que Maître des Écrous, et j’ai pour mission de rééquilibrer plusieurs choses qui doivent l’être. En premier lieu, et bien que rien, pas même Hexa toute entière, n’aurait pu vous empêcher de frapper Sel, Vembrume ne mérite pas votre colère. Malheureusement, sans la Loge, il n’aurait rien resté pour sauver la cité de nacre.

– Et c’est de manière purement désintéressée que le monde mécanique est sorti de sa réclusion mille fois millénaire ? Railla le Seigneur.

– C’est toi qui a attiré son regard au-dehors, alien. Et nul hexan ne peut rester impassible face aux ravages de l’entropie, aussi étrangers que soient ses hérauts. Mais sauver Vembrume n’est qu’une opportuinité. Mon véritable motif est celui-ci, déclara le Maître en tendant une main ouverte. Tu possèdes quelque chose qui m’appartient.

– En vertu de quoi vous le rendrais-je ?

– Malheur aux vaincus, déclara calmement la machine. Azaroth a prouvé à de maintes reprises qu’elle n’écoutait que la langue de la guerre. Hexa vient de lui répondre. »

La machine agita les doigts, la main toujours tendue.

« Mon cœur. Maintenant. »

Tout ce qui Restait de Thyrio lui jeta un regard noir, plongea la main dans sa poitrine, prit le cœur le plus froid des trois, et le déposa dans la main ouverte.

Le Maître des Écrous le regarda un instant, presque avec… nostalgie ? Puis iel le rangea distraitement. Iel regardait par terre, ou au loin, croisait les mains dans son dos, en une expression trop humaine, comme une culpabilité anormale pour une machine.

« Maintenant que ceci est fait, commença-t-iel, hésitant·e, j’ai une promesse que je n’ai pas tenue. »

Iel exhiba timidement une petite boîte ovale, en bois finement ouvragé, avec une vitre en forme de cœur révélant un mécanisme d’horloge. Iel la lui tendit, maladroitement.

« Voilà. C’est ce que j’aurais dû te donner, il y a tout ce temps, le jour où tu es venu me voir, dans mon atelier. Désolé pour le retard… Tu cherchais un cœur… Peut-être qu’avec celui-ci, tu aurais accepté de laisser ton ancienne vie derrière toi… Peut-être que tu aurais pu être heureux dans cette vie-là… Et rien de tout ceci ne se serrait produit. Mais peut-être qu’il n’est pas trop tard ? »

Le Seigneur d’Azaroth, Thyrio, l’artisane, peu importait ; iel était assailli·e par une émotion très étrange. Un mélange de tristesse, de profonde lassitude envers le monde entier, et à la fois une vague de doute, de regrets, et d’amertume envers ces regrets.

« Qui es-tu réellement ? » Articula-t-iel.

La machine haussa les épaules, le regard perdu en mer.

« Moi ? Personne… Juste une commodité ; un Maître des Écrous de circonstance… J’occupe ce rôle pour l’instant, mais il ne tient qu’à moi d’être libre. Un peu comme toi, j’imagine… »

L’Azarothéen·ne hocha pensivement la tête, regardant la petite horloge entre ses mains.

« Merci, dit-iel. Je vais y réfléchir. »

Puis iel la rangea, adopta une posture plus seyante à un seigneur démon, et questionna son adversaire.

« Que se serrait-il passé, si Hexa était arrivée trop tard ? Est-ce que la créature qui nous a retardés était votre alliée ? La synchronisation était trop parfaite pour une coïncidence. »

Le Maître des Écrous retrouva également son détachement mécanique.

« Vembrume serrait en cendres. Nous n’avons eu aucun·e allié·e extérieur·e ; cependant, notre objectif temporel nous a été communiqué par une entité semi-alien, dont les motivations ne semblent pas entièrement limitées à l’Ordre Commun. Cet objectif a été très coûteux à atteindre, et je ne suis pas sûr·e que nous l’aurions accepté, s’il avait été plus tôt.

– Hmhm… Et ce… "semi-alien", serrait-ce une entité transtemporelle ?

– Plausible, déclara le Maître sans la moindre hésitation. La créature qui vous a rapprochés de notre objectif temporel l’était-elle ?

– C’est la théorie la plus probable, pour le moment.

– Si c’est le cas, il existe au moins une entité transtemporelle qui a besoin à la fois d’Azaroth et de Vembrume, quelque part dans notre futur. »


Mais ceci, Horizon, tu le sais, n’est-ce pas ?

Questions