L'Ambassade Secrète
La ville de Vembrume occupe une île au croisement de nombreux mondes. C’est là que se trouve la Loge de Sel, la guilde des chasseurs de démons. Le monde aquatique qui entoure Vembrume se nomme Abysses, et comme la plupart des mondes il possède une capitale démoniaque : Anémora. Tout ceci, Horizon, tu le sais, mais ce que tu ignores, c’est qu’il y a une ambassade d’Anémora à Vembrume. Son existence est secrète et seuls certains membres du conseil de la Loge la connaissent. Cette ambassade tente de régler au mieux les conflits naissants entre les deux villes et d’éviter une guerre ouverte.
L’ambassade elle-même se trouve dans une grotte naturelle, comportant plusieurs salles aménagées à l’intérieur de l’île. Elle est à moitié immergée et quelques salles sont entièrement aquatiques. Pour s’y rendre discrètement, les émissaires des deux villes empruntent soit la porte supérieure, un escalier taillé dans la roche, dissimulé dans la cave d’une tour de Vembrume, soit la porte inférieure, un boyau noyé dont l’entrée est masquée par une forêt d’algues. Avant le Jour des Cauchemars, deux personnes y travaillaient régulièrement : l’ambassadrice de Vembrume était une humaine ; l’ambassadeur d’Anémora était une créature amphibienne pourvue de tentacules et de nageoires, qui cachait la plupart de son anatomie sous une grande robe noire.
Ce dernier avait invité l’ambassadrice, son époux et leurs deux filles à l’ambassade, sous le prétexte de la leur faire visiter, profitant que la famille était déjà dans la confidence. Il avait insisté, et prétendu ne pas être disponible un autre jour que celui-ci. La requête, y compris l’heure très matinale de l’invitation, avait semblé étrange aux parents, mais leurs réserves n’avaient pas duré longtemps devant l’enthousiasme de leurs enfants. Les quatre humains arrivèrent le matin, comme convenu, et furent accueillis à la porte supérieure par l’ambassadeur lui-même. Une cloche sonnait au loin, en direction du port, mais personne ne s’en inquiéta. L’ambassadeur était exceptionnellement escorté par deux nagas, deux serpents aquatiques pourvus de bras. Ils portaient arme et armure, et se déplaçaient en ondulant sur la partie ophidienne de leur corps. L’un avait un visage draconien, une gueule longue sur les côtés desquels saillaient une paire de crocs, et des ailerons épineux sur la nuque. L’autre avait un visage plus humain et une bouche moins large ; ses ailerons étaient courts et souples.
On fit un tour rapide des salles émergées : les bureaux personnels, au mobilier essentiellement minéral ; la bibliothèque, qui contenait des ouvrages en provenance d’Anémora et de Vembrume ; l’auditorium amphibie, qui était un amphithéâtre troglodyte dont la partie basse était noyée. Là, l’ambassadeur annonça que les nagas allaient présenter une démonstration d’arts martiaux. L’ambassadrice et son époux échangèrent un regard ; la visite prenait une allure de plus en plus curieuse. La famille s’installa sur les gradins de calcaire taillé. Il était vide, mais les jeunes filles savouraient d’avance l’intimité du spectacle qui allait leur être offert.
L’ambassadeur d’Anémora se tenait au bas des gradins, devant le bassin qui occupait le centre de la grotte. Il portait une lanterne dont la lumière n’éclairait que son visage tentaculaire. Sa voix grave aux accents étranges emplit la salle :
« La décurionne Nissaé et le maître d’armes Saforion vont vous interpréter la forme de la vouge et du pavois. C’est un combat chorégraphié où deux nagas s’affrontent, l’un pour protéger une statuette, l’autre pour la faire tomber. »
L’ambassadeur éteignit la lanterne et se retira, laissant les spectateurs dans l’obscurité. Au fond du lac souterrain, quelques lueurs apparurent, révélant les dimensions de sa partie immergée. Les formes indistinctes des deux nagas nageaient en sens contraires, déposant des globes lumineux parmi les algues. Au centre, l’un posa un tabouret de corail sur lequel l’autre plaça une statuette de nacre.
Les deux nagas émergèrent et s’inclinèrent devant les spectateurs. Comme ils tournaient le dos au bassin illuminé, on ne distinguait que leurs silhouettes. L’une était massive, vêtue d’une armure, et portait un grand bouclier. L’autre était fine et tenait une lance terminée par une lame. Ils retournèrent dans l’eau ; celui en armure s’enroula autour du tabouret et l’autre disparut dans les ombres et les algues. Pendant un certain temps, rien ne bougea. Les rides à la surface de l’eau s’étirèrent et s’effacèrent complètement.
Soudain la vouge frappa. Le bouclier était venu la dévier de la statuette au dernier moment. Nissaé avait surgi de nulle-part mais n’avait pas trompé la vigilance de Saforion. Emportée par son élan, elle glissa au-dessus de lui. Il dégaina son glaive et visa l’endroit de sa chute, mais le coup fut bloqué par la hampe de la vouge, sur laquelle Nissaé s’appuya pour virer et porter une nouvelle attaque. D’un mouvement imperceptible, elle fit apparaître une dague dans sa main et plongea vers le flanc découvert de son adversaire. Saforion se cambra pour esquiver la pointe ; il ramena délicatement le pavois entre elle et lui et la propulsa au loin. Elle se réceptionna, rôda un instant autour de lui puis revint à la charge.
La chorégraphie se poursuivit ainsi, déclinant les passes d’arme et multipliant les prouesses. Les corps des deux nagas, comme libérés de leur poids, évoluaient sous l’eau avec force et grâce. Ils se frôlaient, se touchaient parfois, sensuels et violents. La dague et le glaive étaient comme les personnages secondaires de ce conte guerrier, soutenant leurs alliés dans la bataille. La vouge frappait inlassablement, inlassablement le pavois la déviait, et pas une seule fois la statuette ne fut touchée.
Après une ultime passe d’armes, les nagas s’écartèrent, rengainèrent, se saluèrent, sortirent de l’eau et s’inclinèrent devant leur public. Sur les gradins, les humains reprirent leur souffle et applaudirent avec un enthousiasme qui les surprit eux-mêmes. Les nagas en furent étonnés, mais l’ambassadeur reparut auprès d’eux et, dans leur langue, leur murmura : « Ils manifestent leur plaisir et vous remercient de votre prestation. Je vous fais également mes félicitations, cette forme a su les captiver au-delà de mes espérances. »
* * *
L’ambassadeur avait conduit ses invités jusqu’à la bibliothèque. Là, il conseilla à chacun un ouvrage correspondant à ses goûts ou à sa curiosité. L’ambassadrice, pour qui ces livres étaient familiers, le prit à part.
« Je vous suis reconnaissante de tout le soin que vous prenez à divertir ma famille, mais je trouve cela suspect. Ne voulez-vous pas m’avouer la véritable raison de cette invitation ?
– Bien sûr que si, ma chère. »
Au fil des années, les deux ambassadeurs avaient développé une certaine complicité. Elle le savait sincère lorsqu’il disait « ma chère », mais elle savait aussi identifier les marques de la tristesse sur son visage singulier.
« En vérité, vous êtes ici prisonniers. Je vous assure qu’il ne vous sera fait aucun mal et que vous serez libres d’aller où bon vous semble dès ce soir. Mais je vous en conjure : dissuadez les vôtres de quitter l’ambassade avant. »
L’ambassadrice s’assit. Elle se sentait lentement envahie par la peur. Seul un grave événement aurait forcé son confrère à orchestrer cette journée sans la tenir dans la confidence. Sa confiance en lui en était ébranlée.
« Est-ce la seule chose que vous ayez faite sans m’en informer ?
– Malheureusement, non. Ce matin-même, j’ai outrepassé mes prérogatives en remettant personnellement une missive au Conseil.
– De quoi s’agit-il ? Quel problème nous serait insoluble ?
– Sachez, ma chère, qu’il y a en jeu des puissances sur lesquelles vous et moi n’avons aucune influence. Vous le savez autant que moi, Sel a depuis longtemps intensifié ses activités dans une mesure qui outrepasse sa fonction. Bien des chasseurs de démons se sont montrés injustes.
– Certes, mais nous avons tous deux œuvré à apaiser ces tensions de part et d’autre. Nous avons prôné la modération et la tolérance.
– C’est vrai, mais d’autres cités démoniaques n’ont pas bénéficié d’une médiation comme la nôtre. La colère s’est accumulée jusqu’à se transformer en actes.
– Mais en quoi cela engage-t-il Anémora ?
– Vous l’ignorez peut-être : le seigneur d’Azaroth a très récemment changé de ka. Il a négocié une alliance avec Mèrombre et le despote d’Anémora dans le but de faire tomber Sel. »
L’ambassadrice s’effondra, atterrée.
« Le despote n’a pas accepté cette alliance, n’est-ce pas ?
– Il me peine énormément de vous le dire, mais il a jugé qu’une démonstration de force était en effet nécessaire. Cependant, et grâce à notre travail, j’ose le croire, le despote n’a envoyé que de quoi créer la première diversion.
– Une diversion ? Mais de quoi s’agit-il, exactement ? »
La peur de l’ambassadrice se muait en terreur. L’ambassadeur ne pouvait s’empêcher de se sentir responsable de la situation. Incapable de soutenir son regard, il se détourna d’elle.
« Veuillez croire, ma chère, que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que rien de tout ceci n’advienne ; et vous aussi, sans le savoir. J’ai le regret de vous apprendre que les armées Ectaliannes et Azarothéennes investissent Vembrume en ce moment même. »
Saisie de panique, l’ambassadrice se leva et fit un pas vers sa famille. L’ambassadeur posa un tentacule sur son bras et tenta de l’apaiser. Il la ramena vers le fauteuil où elle consentit à se rasseoir.
« J’ai obtenu du despote qu’il m’accorde une escorte exceptionnelle ainsi que l’autorisation de vous soustraire tous les quatre à cette funeste journée.
– Mais… Pourquoi ?
– Anémora souhaite conserver son ambassade à Vembrume et construire de nouveaux liens avec ce qui viendra après Sel. J’espère sincèrement que la Loge pourra renaître, car elle a sa place, si elle sait y rester. C’est pourquoi vous devez survivre, vous et votre famille. Vous êtes l’espoir qu’un jour, tout ira mieux. »
L’ambassadrice, qui avait enfoui son visage dans ses mains, releva la tête et regarda sa famille. Sa plus jeune fille était assise à une table devant un grimoire anémoroi qu’elle déchiffrait à l’aide d’un livre ouvert sur ses genoux. Son époux admirait les reproductions de bas-reliefs d’un ouvrage d’architecture. La plus âgée tentait de communiquer avec la naga.
L’ambassadeur échangea un regard avec son amie. Rasséréné par son expression où l’espoir l’emportait sur la peur, il s’approcha de Nissaé et lui traduisit la question de la jeune humaine.
« Oui, songea l’ambassadrice. Un jour… »