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Le Sanctuaire Au-Dela de l'Horizon
Il y a une pensée qui m’habite. Ce n’est pas la mienne. Je la sens tourner, chaque jour, chaque instant, depuis qu’elle s’est infiltrée en moi. J’explorais une ancienne ruine aux confins des marécages d’Éctaly ; c’est en dessinant une effigie préservée par le temps que je l’ai sentie pénétrer mon esprit. Depuis, elle m’obsède. Je sais qu’elle me rendra folle si j’essaye de l’ignorer. Je le suis probablement déjà…
Elle a effacé mon nom. Je suis sûre que je portais un autre nom, avant qu’elle ne m’investisse. J’en suis sûre parce que je peux sentir les cicatrices dans mes souvenirs. Je sens son influence altérer ma perception chaque fois que je le lis ou que je l’entends. Je la sens tordre mes lèvres chaque fois que j’essaie de le prononcer, et mes doigts lorsque j’essaye de l’écrire.
Ho… ri… zon…
C’est devenu mon nom, mon obsession. Je ne pourrais plus rester longtemps à Vembrume. Que ferais-je dans ce champ de ruine, de toute façon ? J’ai été contaminée par la connaissance d’un sanctuaire au-delà de l’horizon, et je ne trouverai pas le repos tant que je ne l’aurai pas trouvé. Je sais que j’y trouverai les réponses à mes questions. Cette pensée intrusive me l’a promis. C’est notre pacte : je l’amènerai jusqu’au sanctuaire au-delà de l’horizon en échange des réponses à mes questions. Car je sais – car ELLE sait qu’il y a dans ce sanctuaire une connaissance bien plus grande ; une connaissance qui sait tout ce qui fut, tout ce qui sera, et tout ce qui aurait pu être… ou pourrait être.
Je veux savoir ce qui a causé le Jour des Cauchemars. Je veux savoir qui est Thyrio, et, si c’est bien lui qui en est responsable, pourquoi il a causé tant de souffrance à Vembrume. Je veux savoir quels sont les événements qui ont conduit à cette tragédie. Je veux savoir qui est responsable des cauchemars qui grouillent sous mes paupières, de cette sensation poisseuse qui ne quitte plus mes mains, de cette odeur de fer brûlé qui s’est incrustée au fond de ma gorge.
Je ne me souviens pas avoir écrit ceci. Est-ce un souvenir perdu, ou… la Connaissance qui habite le Sanctuaire qui me l’a raconté ?
* * *
Je l’ai trouvé ! Je l’ai trouvé ! Le sanctuaire au-delà de l’horizon ! J’ai suivi cette pensée à travers les Mondes Profonds jusqu’au nadir de l’Archipel Ternorien. J’ai vu Aédir, dont parlait Nicolas ; la ville sous les mondes, suspendue au-dessus du ciel-d’en-bas. La pensée m’a amenée jusqu’au bord de la plus basse corolle fongique de la stalactite géante. Elle m’a fait regarder dans le vide qui mène à Phobos, mais elle m’a montré un angle étrange… Je crois qu’elle m’a fait regarder entre les mondes, selon un angle qui n’appartient pas à nos mesures usuelles. Et là, entre les mondes, au nadir de tous les mondes, j’ai vu le sanctuaire. Je l’ai vu de mes yeux ! Il était là, entre les mondes, en dessous du plus profond des mondes ! J’étais perchée sur l’horizon et elle m’a poussée ! La pensée qui n’est pas la mienne m’a poussée au-delà de l’horizon et je suis tombée dans le sanctuaire. J’y suis ! J’y suis enfin !
Tout est si étrange. Mon corps est toujours là, mais il n’y a aucun… "endroit". Je "vois", mais pas à travers mes yeux. C’est comme un rêve que je sais être un rêve. C’est une pensée si précise que je crois la voir, un verbe si clair que je crois l’entendre. Il y a un savoir immense, dans ce sanctuaire. Je crois que c’est le savoir dont la pensée qui était en moi est un fragment. Je crois que ce que je vois n’est qu’une représentation de mon esprit ; je crois qu’il n’y a en réalité aucune colonne de pierre flottant dans un ciel mauve, aucun nuage pourpre aux formes mouvantes, aucune lumière ocre qui semble animée d’une vie plus vieille que le temps. Je crois qu’il n’y a que moi, hors des mondes, et ce gigantesque savoir vivant qui me parle dans ma tête. Je crois qu’il parle le Verbe, cette langue que parlent les anges et les démons et qu’on dit faite de pensée pure. Mais je ne connais pas cette langue, et je crois… Je crois qu’il la déverse directement dans mon esprit. Ce savoir… Il ne me dit pas des mots… Il me donne des connaissances. Des connaissances vivantes qui pénètrent mon esprit et vont se graver dans ma mémoire.
* * *
Je porte un sac, dans ce sanctuaire. Je ne l’avais jamais vu. À moins que je l’ai déjà vu dans mes rêves de ce moment. Pourtant, je ne me souviens pas avoir rêvé cet endroit. Mais j’ai l’impression de m’en souvenir. Il y a dans ce sac des encres et des plumes, et une épaisse liasse de feuilles. Certaines sont vierges, d’autres sont écrites de ma main, mais je ne me souviens pas les avoir écrites. Certaines parlent de mon passé, d’autres… Je crois qu’il y a des pages qui viennent de mon futur. Je crois qu’il y a parmi les feuilles de ce sac des pages que je n’ai pas encore écrites.
Il y a parfois des notes de plusieurs couleurs. Je crois que j’en ai utilisé plusieurs dans le futur pour savoir à quelle période j’ai rajouté ces notes. C’est une bonne idée, je devrais le faire.
Si j’ai écrit ces notes en changeant de couleur parce que c’est les voir qui m’a donné cette idée… Qui a eu cette idée en premier ? Et si ce n’est pas moi… d’où vient-elle ?
Ce n’est pas la bonne manière de voir les choses. Ce sanctuaire est autant hors du temps que des mondes. Je ne suis pas encore sûre de tout comprendre, mais je dois être patiente.
Que signifie la patience hors du temps ? Comme il est difficile de ne plus exister dans une temporalité linéaire…
Est-ce une idée vivante, comme les autres pensées qui ne sont pas de moi ? Existe-t-il aussi des savoirs vivants ? Des compétences vivantes ?
Je suis venue avec des questions. La pensée obsédante de ce sanctuaire m’a quittée pour rejoindre la Connaissance qui y habite. Elle m’a promis des réponses à mes questions. Maintenant, je veux ces réponses. Par quelle question commencer ? Pourquoi est-ce que tout s’embrouille dans ma tête ?! Par quelle question commencer ?!?
L’ordre n’a pas d’importance ! Le temps n’a pas cours, ici. Ça ne fait aucun sens de poser une question avant l’autre.
Je ne suis même pas sûre que la causalité existe encore ici.
Il me suffit de juste faire le vide dans mon esprit, de laisser les questions émerger, et de laisser la Connaissance les remplir.
Une question est la forme vide d’un savoir. Le savoir de la bonne forme la remplit naturellement.
« Qui es-tu ? »
AAAaaAaaAaaaAAAAaAAA !! !!! ! !!
Ma tête ! J’ai cru que mon esprit allait exploser en mille fragments incohérents. Je n’ai plus la réponse. Je n’ai plus que les cicatrices que la réponse a laissées dans ma mémoire. Je crois que cette réponse… est la Connaissance entière. Comment faire ? Peut-être avec une autre question…
« Quel est ton nom ? »
AAAaAAaAa ! !!! ! !
Dans le Verbe, le Nom Véritable d’une entité est la connaissance complète de cette entité. Le Nom d’une connaissance EST cette connaissance.
Je crois… qu’il me reste la première lettre de son nom…
« YOG »
C’est une lettre ? Qu’est-ce qu’une lettre, dans le Verbe ?
Bon. Ne plus poser de question à la Connaissance sur elle-même. Noté.
En faisant le vide dans mon esprit, la Connaissance remplit peu à peu les questions creuses de mon esprit. Je crois que je commence à m’y habituer.
« Commencer » n’est pas le bon mot.
Sans temporalité, je ne sais pas dans quel ordre s’enchaînent les réponses. Ce sont des pensées vivantes, qui ont chacune un accent, une texture, une saveur… Elles bougent dans ma mémoire et je ne sais pas comment les assembler. Je crois qu’il est possible de les relier par causalité, chaque réponse amenant d’autres questions.
La causalité existe toujours, même sans temporalité ?
La causalité existe à travers la temporalité, et par conséquent également en dehors.
J’ai éparpillé les feuilles du sac autour de moi et j’ai fait une cartographie des questions et des réponses, pour savoir quelle pensée vient avant quelle question. Ou, pour être plus exacte, quelle pensée est la cause de quelle question.
Mais la temporalité que décrivent les réponses… La causalité que décrivent les réponses… n’est pas la même que celle qui lie les questions et les réponses. Parfois, une question amène dans le passé des faits, parfois dans le futur, dans le pendant ou l’ailleurs.
Il y a aussi des réponses qui n’ont pas de question et des réponses qui ne sont même pas cartographiées, comme si elles étaient venues « après », ou en conséquence de ma cartographie. Mais j’ignore pourquoi, au niveau de causalité où je suis.
Je crois que la meilleure question à considérer comme la « première » est celle avec laquelle je suis entrée dans le sanctuaire. « Qu’est-ce qui a causé le Jour des Cauchemars ? »
La réponse est étrange, elle ne parle que de la rencontre entre Thyrio et l’Horloger.
C’est normal, cette question est beaucoup trop grande pour être remplie par une seule réponse vivante. Cette rencontre est juste la cause la plus grande, mais c’est loin d’être la seule. Le Jour des Cauchemars a été causé par de très nombreuses circonstances…
Mais oui, c’est un bon « début » de réponse.
Peut-être la mort de Gladys ou la naissance de Citrouille seraient d’autres bons débuts de réponse…