In Media Res
Monter au Jardin de Craie après la ronde de nuit, c’était comme marcher à la rencontre du matin. Il était relativement rare que toute la garde de nuit y monte en même temps ; d’habitude, il y en avait toujours au moins quelques-uns pour aller se coucher de bonne heure. Mais il arrivait parfois, quand les nuits d’été étaient aussi paisibles que celle-ci, qu’ils se retrouvent tous les six devant la balustrade de calcaire, à accueillir solennellement l’astre diurne.
Coralis ne s’attarda pas. Sitôt le soleil sorti des flots, elle se détourna de ses sombres souvenirs et glissa jusqu’à une mare du jardin. Elle y trempa ses mains, s’éclaboussa le visage, fit ruisseler un peu d’eau sur sa nuque endolorie… Elle s’assit dans l’herbe et défit le haut de son armure, profitant de la rosée tant qu’elle pouvait. Martin s’assit sur un banc de pierre et sortit un petit livre d’une poche de sa tunique, dans lequel il s’absorba. Urt, Squam et Noémie restèrent à la balustrade, à profiter de la rare occasion de regarder l’océan scintiller.
« Sabrh ! Arrête de me fixer ! Lança Coralis. Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas ça. »
Le serpent détourna ses yeux fendus des épaules nues de la sirène. Il s’approcha sinueusement d’elle, croisa les bras dans son dos et dit à voix haute :
« Dans mon clan, on mord ssselle que l’on désire. Vous ne faites pas sssa ici, je crois, alors je ne sssais pas comment exsprimer ssse que je resssens. »
Les trois autres se retournèrent, abasourdis. Martin, absent, tourna une page. Lorsque Coralis retrouva la parole, elle explosa.
« Enfer ! Sale monstre ! Je te jure que si tu me touches, je te découpe ! »
Sans s’en rendre compte, elle s’était redressée sur sa queue et avait porté une main au pommeau de l’un de ses kriss. Sabrh n’avait pas bougé ; ses yeux ne clignaient pas ; seules les mains dans son dos étaient à peine redescendues vers la garde de ses dagues. Tout le monde était pétrifié. Même Martin avait levé le nez de son livre. Urt descendit de la balustrade et fit quelques pas vers eux, sans trop savoir quoi faire de ses mains.
« Bon, heu… commença-t-elle. Coralis, tu pourrais être un peu plus délicate quand quelqu’un…
– La ferme, maman ! Mêle-toi de ce qui te regarde ! Tu me nourris, mais ça ne te donne pas le droit de foutre ton nez sous mes ouïes ! »
Urt resta sidérée, non pas la violence de cette réaction qui, elle s’en rendait compte, était en partie méritée, mais par le surnom intime dont elle n’avait pas été privée. Elle qui avait dû s’exiler si loin de sa patrie, jusqu’à ce que plus personne ne sache à quoi ressemblaient ceux de son espèce, pour avoir ce rôle qu’on ne lui aurait jamais accordé ; que la colère de ses enfants de cœur lui conserve sa maternité était, étrangement, le plus beau cadeau qu’ils puissent lui faire. Urt aurait pu gifler Coralis, et l’aurait probablement fait en d’autres circonstances, mais « maman » la désarmait entièrement.
La sirène ramassa son casque et quitta le jardin en fulminant ; la tog la suivit en bredouillant quelque chose qui ressemblait à « sur un autre ton » ; le serpent recommença à respirer. Il sinua un peu dans l’herbe, les bras ballants, puis s’allongea dans le soleil. Il s’était attendu à différentes réponses, mais pas à celle-ci…
Martin jeta un regard interrogatif au livre toujours ouvert sur ses genoux, comme s’il espérait y lire la conduite à adopter. Finalement, il le ferma, le rangea dans sa poche et se leva. Penché vers le gazon, les mains sur les cuisses comme s’il cherchait des trèfles, il appela le serpent.
« Hé ! Sabrh. Tu sais qu’on ne te voit presque pas, lové comme tu es ? Tu vas faire peur aux gens. Imagine que cette pauvre fille te marche dessus » dit-il en désignant une jeune femme qui venait d’arriver, et qui observait le manège du colosse avec circonspection. Le serpent releva à peine la tête pour la regarder. En apercevant cette gueule de dragon émerger des herbes, elle réprima un cri, les yeux écarquillés, son carnet à dessin plaqué contre sa poitrine. Noémie s’approcha d’elle, mais avant qu’elle ne puisse la rassurer, l’inconnue éclata de rire.
« Sabrh ! Lança-t-elle en gloussant encore. C’est vrai qu’on ne te voit pas, d’ici !
– Tu la connais ? » demanda Martin au serpent, toujours penché vers lui.
Les yeux de l’ophidien allaient et venaient entre l’arrivante et le colosse. Il fit « non » de la tête, le menton dans la verdure.
« Vous êtes la garde de nuit, n’est-ce pas ? » dit-elle en adressant un geste de la main à Squam, qui était resté sur la balustrade. Trop étonnée qu’on les reconnaisse pour parler, Noémie acquiesça. À en juger par ses vêtements, bien coupés et presque neufs, cette jeune femme ne semblait pas appartenir à ceux qui ont usuellement à faire à la patrouille nocturne.
« Vous ne vous souvenez pas de moi ? Dit-elle en lui tendant la main. Je m’appelle… » Commença Horizon.
Elle cligna des yeux, lâcha la main hésitante de Noémie, inspira.
« Je m’appelle… » recommença Horizon.
« Ah, je sais que je porte un autre nom qu’Horizon ! » dit-elle en enfouissant son visage derrière son carnet à dessin. Noémie posa une main sur son épaule.
« Quelque chose ne va pas ?
– Je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas accès à mon nom », couina-t-elle.
Squam descendit de la balustrade et s’approcha, se demandant s’ils n’allaient pas devoir rallonger leur service et raccompagner cette demoiselle jusqu’à l’hospice.
« Non, non ! S’écria-t-elle. Je fais partie de la Guide des Voyageurs. Je… »
Elle se redressa, cala son carnet sur son bras gauche, ramena ses mèches derrière ses oreilles, sourit à Noémie et lui tendit à nouveau la main.
« Je m’appelle Horizon. Je reviens de… Non, je prépare… Zut. Quand sommes-nous ? »
Elle regarda son carnet à dessin, ses vêtements, comme si elle les découvrait.
« C’est ça. Je prépare une expédition en Éctaly. C’est pour ça que je m’entraîne à dessiner des plantes, dit-elle en tendant son carnet comme une preuve irréfutable. Vous êtes Noémie, n’est-ce pas ? »
Sabrh s’était redressé à hauteur d’homme et croisait les bras, circonspect. Martin avait ramassé Squam, qui était de retour sur son épaule habituelle. Tous la regardaient avec le mélange de prudence et d’inquiétude masquée qu’on réserve aux personnes instables.
« Oh, non, gémit Horizon en se cachant à nouveau derrière son carnet. Vous êtes en train de me prendre pour folle. Après tout, c’est peut-être vrai, selon une certaine définition. Mais ne vous inquiétez pas, je vais bien. Je suis juste un peu confuse.
– Vous semblez nous connaître, mais ça ne me paraît pas réciproque », déclara Martin.
Tout le monde se détendit imperceptiblement, en entendant ses pensées formulées à voix haute.
« Je… » hésita Horizon, triant ses pensées. « Je perçois le temps de manière transversale et non-séquentielle, dit-elle d’un trait, comme appris par cœur. J’ai accès à l’intégralité de mes intersections avec l’univers, et comme nous avons d’autres interactions… »
Martin avait les poings sur les hanches et le même air concentré que lorsqu’Urt lui expliquait les implications d’une obscure loi vembriote ; Noémie était suspendue à ses lèvres ; Squam levait les yeux au ciel ; Sabrh n’arrivait pas à traduire et avait lâché l’affaire, et il s’inquiétait plutôt des réactions de ses comparses.
« Pardon, j’oublie que tu n’es pas parfaitement à l’aise avec le dialecte vembriote, lui dit-elle dans sa langue natale. Je suis une voyante », articula-t-elle laborieusement, sa langue n’était pas naturellement adaptée aux nuances de sifflements.
Martin, Squam et Noémie étaient médusés : non seulement l’inconnue venait de s’adresser à Sabrh en sifflant et en soufflant, mais de surcroît ce dernier semblait la comprendre et lui répondait dans la même langue.
« Elle a vu le futur, leur expliqua-t-il.
– Non, ce n’est pas ça du tout, intervint-elle, à nouveau intelligible. Le futur n’existe pas, ma conscience est juste transversale à la temporalité, ce qui implique… »
Sabrh posa paisiblement sa main sur son épaule. Ses griffes étaient aussi longues que les boucles de cheveux d’Horizon. Elle fut happée par ses grands yeux fendus, hypnotisée par ce regard immobile. Elle laissa mourir la phrase sur ses lèvres, désormais consciente de sa futilité.
Pour la deuxième fois de sa vie – ou la première des deux – elle se trouvait devant cette immense révélation, ce cadeau deux fois offert, dans l’œil du serpent, à la fois debout devant lui dans les ruines de la cité de nacre, et les pieds dans l’herbe verte du jardin qui n’était plus – ou pas encore – le Marais de Craie. La fumée fraîche et la rosée acre se mêlaient autour d’elle sans l’atteindre ; l’œil du serpent déposait dans ses mains nues l’arme qui lui permettait de mourir.
Le regard inhumain cligna ; l’éclair blanc de la cornée brisa le charme ; elle tomba des deux côtés de l’horizon. L’une d’elle était dans le Jardin de Craie, et Sabrh lui dit :
« J’ai déjà rencontré quelqu’un comme toi, qui me connaissait déjà. Pourquoi ne pouvez-vous pas dire des choses partiellement vraies et partiellement fausses pour que l’on vous comprenne ? Je sais qu’il est inexact de dire que tu as vu le futur, mais nous ne pouvons pas comprendre plus, nous qui n’existons que dans un seul présent à la fois. »
Horizon posa sa main sur les griffes sur son épaule.
« Merci de me le rappeler. J’ai besoin de l’entendre », articula-t-elle.
Elle se retourna vers les trois autres, qui étaient restés de marbre durant cet échange, dont la langue leur était étrangère, et déclara en vembriote :
« Je suis désolée. Je vois le futur, au point qu’il est compliqué pour moi de voir le présent. Sabrh m’aide… m’a aidée… Non, pour vous, il va m’aider à accomplir ce que je dois faire… et à sauver Vembrume. »
* * *
De l’autre côté de l’horizon, elle posa sa main sur son épaule et lui dit :
« Et toi, Sabrh ? Ne vois-tu pas que ce cadeau que tu me fais, tu peux aussi te l’offrir à toi-même ? Ne vois-tu pas comme ta noble souffrance est viciée ? » La colère montait dans sa poitrine, aiguillonnée par la chaleur de la fumée. « Ne vois-tu pas que ton abnégation à vivre une vie de peine est justement celle qui t’éloigne de la solution à ton dilemme théologique ? L’amour des tiens était-il trop beau, trop simple, pour que tu l’acceptes ? Aura-t-il fallu que tu le jettes, que tu te flagelles et t’exiles, pour t’autoriser à “mériter” ? N’y a-t-il que la fraternité des parias d’entre les parias qui soit assez basse pour toi ? N’y a-t-il qu’un amour impossible qui puisse te seoir ? »
Horizon toussa et cracha dans les décombres à ses pieds, les joues chaudes, la salive amère.
« Ton cadeau est tranchant », siffla Sabrh après quelques secondes de silence. Elle croisa les bras, sardonique. Il regarda derrière eux, cherchant Urt, Martin et Squam, Noémie… Coralis… Sachant leur absence, il les cherchait quand même. Comme une sensation de nudité.
« … Mais il est en retard. J’ai compris ça, tout à l’heure. »
Horizon croisa les bras et haussa haut les sourcils, toujours sardonique.
« Tu veux que je fasse un peu de place dans mes préparatifs pour te le dire ce matin ? »
Sabrh gloussa et siffla.
« Ce matin plutôt qu’il y a dix ans n’aurait rien changé. Lorsque je suis parti de chez moi, celui qui est comme toi m’a dit quelque chose de similaire. Mais j’imagine que je devais vivre tout ça pour comprendre. Je ne suis pas comme toi ; je ne peux pas comprendre à un moment de ma vie, et savoir à travers toute ma vie. Je ne marche que dans un sens, et lorsque je comprends, il ne me reste que la moitié de ma vie à sauver. Je ne peux pas revenir en arrière. »
Horizon le serra soudain dans ses bras. Sabrh resta pétrifié un instant, avant de comprendre l’intention de ce geste. Il se détendit et tenta d’imiter son étreinte, jusqu’à ce qu’elle s’écarte de lui et le regarde dans les yeux pour lui dire :
« Une moitié, c’est immense. » Les larmes causées par la fumée se mirent à couler silencieusement sur ses joues, traçant deux sillons roses dans le gris de la poussière. « Chéris ce passé que tu as, cette personne différente que tu étais, et va rencontrer la merveilleuse personne que tu seras demain. Sache le trésor que c’est que d’être une créature intégrée au temps… Car ce que tu vois peut-être comme un pouvoir divin… », articula-t-elle en pointant un doigt sur sa poitrine, « … a aussi sa malédiction : je ne suis qu’une seule personne, d’un bout à l’autre du temps. » Un sanglot se mêla à la cendre et la força à déglutir. « Va, Sabrh, plonge dans ton futur inconnu, et chéris-en la découverte. Ma vie n’a aucun mystère pour moi, pas même quand, comment et pourquoi je meurs. Il n’y a que du déni… C’est pour ça que j’ai besoin de toi. C’est trop dur, lorsqu’on est capable d’éviter chaque trait avant qu’il ne soit décoché… C’est t… trop dur pour une hybride comme moi, à la fois mortelle et permanente, de m… de mourir. Mais grâce à… à toi, je… »
Sabrh se pencha vers elle et ouvrit les bras. Elle se laissa aller, laissant les sanglots éclater, et il ramena son corps pour le lover tant bien que mal sur les gravats de pierre.
« … Aujourd’hui ? » demanda-t-il. Elle voulut répondre, mais sa gorge était trop serrée. Elle hocha la tête, déglutit, respira. Un bref parfum de rosée et un fugace rayon de soleil.
« Oui… Il y a quelques heures, je crois. Je suis trop proche, je ne peux plus rien nier… »
Sabrh hésita.
« Ton corps est-il… Veux-tu que je fasse quelque chose pour…
– Non. Il n’en reste rien, de toute façon. »
Elle relâcha son étreinte, épuisée, rompue. Sabrh s’arrondit, la laissa glisser dans ses anneaux, passa son bras derrière sa nuque. Il avait conscience de ne la voir que pour la deuxième fois de sa vie, mais il savait aussi combien le temps importait peu, pour une créature comme elle.
« Il faut que je le fasse, murmura-t-elle. Il le faut, sinon… Vembrume tombe.
– Nous sommes là. Tu l’as fait.
– Ça ne… Ça ne marche pas comme ça. La malédiction… de devoir le faire… toujours… Chaque moment est éternel… Chaque moment… »
Sabrh la serra un peu plus étroitement et murmura :
« Alors celui-ci aussi. »
* * *
« Essst-ce que vous vous sssouvenez de sssette fille étrange, longtemps avant le Jour des Cauchemars, qui parlait la même langue que moi ?
– La timbrée qui disait voir le futur ?
– La ferme, Squam ! Elle n’était pas folle.
– Sss’est vrai. Pas folle. Je l’ai revue, le Jour des Cauchemars.
– Tu veux dire… Après que…
– Oui. Après les démons et les machines. Elle est venue me voir. Elle a dit que ssse que je lui avais dit était un cadeau.
– Tu lui as dit quoi ?
– Je lui ai dit pourquoi je sssuis venu à Vembrume. Il faut que je vous le dise. »
Tout le monde se tut. Celle encore debout s’assit. Ce n’était soudain plus un repas de fin de ronde. C’était devenu un moment.
« J’étais… Culpabilisé ? »
Le silence était trop épais. Seule Urt émit une suggestion, un peu plus tard que d’ordinaire :
« Coupable ?
– Non. Comment dit-on lorsqu’on croit qu’on est coupable ?
– Ah. Tu culpabilisais pour quelque chose ?
– Oui. Je culpabilisais pour avoir sssurvécu. Tout le monde était mort sssauf moi. »
Pas un bruit. Pas même un hochement de tête. Chacun avait en tête sa propre histoire, jamais racontée.
« En rentrant ssseul, je croyais que tout était de ma faute, que je devais mourir pour les dieux, parssse que j’avais eu peur. Je croyais que j’étais… malédi… »
Silence.
« Maudit ?
– Je croyais que j’étais maudit. Le voyant a dit que je devais me pardonner et acsssepter l’amour de ma famille. Mais je sssuis partit. »
Silence. Pesant. Tout le monde regardait son bol, ses chaussures… Son passé.
« Le Jour des Cauchemars, j’ai compris. J’ai eu peur, mais je sssavais que je pouvais mourir… pour ma famille. »
Silence. Un reniflement dans une manche. Un regard qui s’élève, qui bat des paupières pour ravaler les larmes.
« La fille du jardin avait besoin d’entendre sssa. C’est elle qui a sssauvé Vembrume. »