Duel d'un Saut d'Aiguille
Guidé par Zakini, Thyrio arpentait d’étroits couloirs métalliques. Dans une petite salle, à l’intersection de deux couloirs, une créature l’attendait seule. Elle n’avait plus ses ailes, mais le rythme de son cœur correspondait à celui que l’Horloger avait identifié. Elle le jaugeait en silence, et son visage métallique, plongé dans l’ombre, restait indéchiffrable.
« Zakini, maintenant que tu le vois, qui est-ce ?
– Seigneur… Je préconise une retraite immédiate.
– Zakini ! Qui est-ce ?!
– Un dieu. D’après les légendes cosmogoniques, quand ARCHITECTE acheva sa dernière collaboration avec CYCLE, il s’exila aux confins de la création et y façonna seul un dernier monde pour y reposer. Je pense que nous avons devant nous l’un des six fragments d’ARCHITECTE, dieu tutélaire d’Hexa et Maître des Écrous. »
Thyrio hocha gravement la tête. Affronter un dieu ne serait pas une chose facile, mais il était prêt à jouer cette partie jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix, quelle qu’en soit l’issue. Et il avait un plan.
Il chargea discrètement du mana et le garda de côté, puis il sortit de sa sacoche son Dictionnaire Antique et le laissa léviter devant lui. Aussitôt, son adversaire entama le tracé d’un diagramme de lumière dans les airs. « Pas d’attaque immédiate ? Encore mieux. » Thyrio sortit une boîte d’ébène ouvragée d’une poche de sa ceinture. Tandis qu’il traduisait et mémorisait les mots en langue démoniaque antique pour son incantation à partir du livre lévitant, ses doigts faisaient jouer les pièces mobiles de la boîte d’ébène pour résoudre l’énigme qui l’ouvrirait. Du coin de l’œil, il surveillait le Maître des Écrous, qui avait achevé son diagramme mais le gardait suspendu d’une main tandis qu’il déployait une sphère métallique de l’autre. La boîte d’ébène s’ouvrir et Thyrio récita la formule qu’il venait de traduire en Antique, et qui signifiait à peu près ceci : « Serviteur de Yog-aux-trois-aspects, je te libère ! Prends mon mana et montre ton Vrai Visage ! » À l’instant même, le Maître des Écrous lâcha la sphère durant une fraction de seconde pour projeter un contre-sort et couper net l’invocation de Thyrio, mais ce dernier avait prévu la manœuvre et utilisa son propre contre-sort qu’il avait gardé de côté. Rien ne vint empêcher l’avatar de Yog de se déployer et d’engloutir les deux adversaires dans une distorsion temporelle, une bulle à l’intérieur de laquelle un siècle s’écoulerait pour chaque seconde qui passerait à l’extérieur. Le monde autour d’eux était désormais figé et inaccessible. Le Maître des Écrous ne sembla pas s’en émouvoir et profita de l’ouverture pour résoudre son propre sort, Thyrio ayant dépensé son contre-sort pour protéger son invocation, se trouvant momentanément incapable de réagir. Il inclina son diagramme à l’horizontal et le projeta sous eux, où il se changea en échiquier hexagonal, emplissant le vide de la distorsion. Six tours surgirent sur les six cases autour de lui, et douze golems de fer se matérialisèrent sur les cases adjacentes.
Devant cette citadelle d’acier, Thyrio se sentit un soudain démuni. Pourtant, se retrouver ainsi pris au piège, seul face à un adversaire formidable avait quelque chose de simple, de réconfortant. Le futur était binaire : vaincre ou mourir. Du fond de son ka, par le puits de sa mémoire, remonta un chant oublié, un chant de guerre emplit de magie.
* * *
Dans son monde intérieur, durant la longue seconde qui suivait l’apparition de l’échiquier, Thyrio se pencha au-dessus du puits. Il était deux dans la forêt de sa mémoire perdue, fascinés par le chant mystérieux qui surgissait des profondeurs de son ka. Il était deux, partagé entre le prudent Esprit et l’audacieux Force. Esprit sondait les ténèbres d’un regard circonspect, mais Force se retourna vers lui et dit, une lueur de défi dans les yeux :
« Je crois que je peux le ramener.
– Tu le crois, mais si tu échoues, qu’adviendra-t-il de Thyrio ?
– Si j’échoue, alors Thyrio ne sera plus que prudence. Il ne vaincra jamais le Maître des Écrous, mais peut-être pourra-t-il survivre. Si j’arrive à retrouver ce souvenir, en revanche, nous pourrions bien avoir une chance de le vaincre. Et je crois que je peux le faire. Mais je n’y arriverai pas seul ; il faut que tu sois là pour me guider à nouveau vers toi.
– Très bien. Si tu as l’audace de partir, j’aurai la prudence de te ramener. Prends le fil qui nous unit : je le tiendrai fermement pour te guider à nouveau vers moi. »
Force saisit le fil, adressa à Esprit un dernier regard dans lequel se lisait une confiance sans faille, et plongea. Les ténèbres du puits l’engloutirent sans une vague, sans un bruit. Esprit resta immobile et attentif ; les interminables fractions de la longue seconde qui suivait l’apparition de l’échiquier s’écoulaient dans l’attente angoissée. Le chant mystérieux se fit plus ténu, jusqu’à n’être plus qu’un lointain murmure, qui s’éteignit soudain comme un soupir surpris. Le fil devint lâche, et Esprit craignit que sa moitié ne fut perdue à jamais. Mais soudain il se tendit à nouveau ; il tira et Force émergea des ténèbres du puits, la terreur dans les yeux mais la joie sur les lèvres. Il tenait dans ses mains jointes le chant mystérieux qui emplissait désormais la forêt. Il les tendit, pleines de cette musique, et Esprit, submergé par l’espoir, les saisit ; ils joignirent leurs mains autour de ce chant et ne furent plus qu’un.
* * *
De cette fatidique seconde, Thyrio émergea armé de cet ancien chant de guerre, emplit de magie.
« Méfiez-vous, seigneur, lui souffla Zakini. C’est le chant des sans-lendemain ! Votre ka pourrait ne pas supporter cette décharge d’énergie ! »
Mais Thyrio ne l’écoutait pas. Il laissa le chant l’emplir, l’envahir, et jaillir de lui. Son noyau de ka était tordu en deux, mais le chant était désormais incontrôlable. Son ka se fissura et se brisa. Son incarnation était désormais deux démons, deux inconciliables contraires : Force était de cristal rouge et Esprit était de flammes jaunes. Entouré par la citadelle d’acier et les golems de fer, le Maître des Écrous avait employé cette précieuse seconde à reprendre la sphère métallique, qu’il dépliait en un vaste filigrane de vif-argent entre ses mains.
« Attaquons de front ! Disait Force. Nous l’aurons par les armes !
– Non, soyons patients, disait Esprit. C’est par la magie que nous vaincrons. »
Force couru vers un golem d’acier et jeta tout son poids dans un coup direct. L’automate géant encaissa, fit un pas en arrière et riposta, envoyant Force s’écraser plusieurs cases plus loin. Esprit flotta vers un autre golem et le cribla d’une tempête éclairs prismatiques. Le golem se protégea de ses bras sans perdre plus que quelques copeaux d’acier. À son tour, il frotta ses grosses mains à une vitesse surhumaine et les écarta brusquement ; l’éclair électrostatique qui en surgit frappa Esprit et le projeta à plusieurs cases de là.
Les deux moitiés de Thyrio se relevèrent péniblement.
« Coopérez, imbéciles ! Leur intima Zakini, paniqué.
– Il ne fait que finasser ! s’exclama Force. Il va falloir improviser et réagir plus vite, si nous voulons gagner.
– Il agit sans réfléchir, railla Esprit. Jamais nous ne vaincrons un adversaire aussi formidable sans un plan à toute épreuve.
– Cessez de vous opposer ! Vous avez un but commun !
– Moi, je veux retrouver mon royaume !
– Moi, je veux retrouver mes souvenirs…
– Ces deux choses sont une seule et même ; vos souvenirs sont la clé de votre royaume, et votre royaume est le pays de vos souvenirs. Vous êtes Thyrio, prince déchu, libre de Sel ! »
Force et Esprit se regardèrent et virent que Zakini avait raison. Ils hochèrent farouchement la tête, se saisirent par l’avant-bras, et Thyrio fut à nouveau un.
* * *
Le chant des sans-lendemain avait balayé le barrage qui retenait son mana, et Thyrio était désormais submergé par un torrent de magie. Son ka était toujours soumis à une rude pression, mais ses deux moitiés tenaient fermement ensemble. Pour sa dernière bataille, Thyrio déchaîna sur la citadelle d’acier toute la force de sa colère, guidée par l’acuité de son esprit : il la frappa par les Trois Piliers Noirs, lui infligea les sept Phrases des Abîmes Infinis et la noya sous les Flammes Triskaïdekaprismatiques. Pouvoir brûler ses ressources sans souci d’économie était absolument grisant.
La citadelle aux six tours était en ruine, mais le Maître des Écrous venait de finir de déployer sa sphère, et le treillis de vif-argent était entièrement déployé entre ses mains et dans son dos. Il s’éleva dans les airs, porté par six ailes d’argent, et brandit une immense épée de platine aux formes improbables. Thyrio reconnu dans les courbes de cette épée la Troisième Forme Parfaite, la solution à l’une des énigmes cosmogoniques que les mille plus grands mathémagiciens des enfers n’avaient pas encore résolus. Il se sentit soudain envahit par un sentiment de fatalité. Il allait perdre ce combat. En réalité, il l’avait déjà perdu. Son mana se dispersait sans qu’il puisse le retenir. Le Maître des Écrous flottait vers lui, ses trois paires d’ailes immobiles largement déployées, brandissant l’épée de platine tel un ange rédempteur.
« À quoi bon ? Songea Thyrio. Autant le laisser achever ce duel maintenant. Mon ka rejoindra le sien, et je ferai partie d’Hexa, à jamais. » Il haussa les épaules. « Après tout, ces derniers moments sont encore les miens. Pour quelques instants de plus, ce ka sera Thyrio. Montrons à ce tas de ferraille la signification de ce mot ! »
Canalisant le flux irrépressible de mana qui saignait de son ka, il forgea une paire d’épées incandescentes et une paire d’ailes de feu. Il releva le regard vers sa fin promise et s’élança vers elle, tel une comète ardente. En cet instant flottant, un nom raisonnait à travers tout son ka. « Adieu, Gladys. Prends soin de mon cœur. » L’ange de platine plongea vers l’ange de feu, et un terrible duel s’engagea.
Le Maître des Écrous faisait pleuvoir une grêle de coups mortels sur le démon. Survivre face à l’épée à la Forme Parfaite était comme tenter de rester sec sous le déluge armé de deux battons. Thyrio ne desserrait pas sa défense d’un iota, profitant de chaque ouverture pour placer une contre-attaque, toujours déviée au dernier moment. Face à un adversaire infaillible, la première erreur fut la sienne. Une contre-attaque à peine trop audacieuse et le Maître des Écrous le transperça de part en part. Les deux épées de flamme glissèrent de ses mains, chutèrent et se délitèrent avant de toucher l’échiquier. La lame de platine n’avait pas seulement abîmé son incarnation ; elle avait touché son ka.
Empalé, Thyrio prit un regard de défi, le regard de celui qui n’a soudain plus rien à perdre.
« Non, seigneur, murmurait Zakini. Ne faites pas ça. La défaite est honorable ; acceptons-la et mourons en paix. Je vous en supplie, seigneur, ne faites pas ça. »
Au fond de Thyrio, qu’emplissait une résolution d’adamante, une voix s’éleva, pure comme le cristal.
« Adieu, Esprit. Retrouve notre royaume… et prends soin de Gladys. »
La moitié du ka de Thyrio vola en éclats, et l’épée à la Forme Parfaite se brisa avec elle. La main gauche d’Esprit traversa le torse du Maître des Écrous et en ressortit avec son cœur mécanique. Les débris de l’ange tombèrent en pluie vers l’échiquier.
* * *
Durant un millénaire le démon à une aile régna seul sur les ruines de la citadelle d’acier, traquant les souvenirs qui le fuyaient.
Désormais seul dans la clairière calcinée de son monde intérieur, il trouva pourtant un dernier éclat de courage pour s’aventurer dans les ténèbres de sa forêt.
Au bout d’un siècle, il aperçut une silhouette fugitive entre les arbres.
Au bout du second siècle, il perdit sa trace après dix pas.
Lorsqu’il la revit à la fin du troisième siècle, il la poursuivit sur cent pas.
À la moitié du millénaire, il connaissait la couleur de sa chevelure et le parfum de sa peau.
Au bout de neuf-cent ans, il effleura son épaule, avant qu’elle ne lui échappe pour la neuvième fois.
La veille du millénaire, il la revit une dernière fois. Il la poursuivit à travers la forêt jusqu’à en perdre son souffle. Puis il la poursuivit à travers les ronces jusqu’à en perdre sa peau, puis à travers les mures jusqu’à en perdre sa chair, puis à travers les roses jusqu’à en perdre ses os. Il la poursuivit à travers les ténèbres, mais il ne perdit pas son dernier éclat de courage.
Enfin, au milieu des ténèbres, entourée des fleurs, des fruits et des épines, au plus profond de la forêt, il la retrouva. C’était la silhouette d’une créature frêle, assise sur le sol, qui sanglotait entre ses mains. Il s’agenouilla près d’elle et voulu la prendre dans ses bras ; elle releva la tête et il vit, sous les larmes, son propre visage. Elle s’effondra entre ses bras, et alors qu’elle se délitait dans un souffle, il entendit son murmure pour la première fois.
« Je veux rentrer chez moi. »
* * *
Lorsque la distorsion se résorba, Esprit en émergea, tenant le cœur et la cape du Maître des Écrous. Sur Hexa, dix secondes s’étaient écoulées ; le duel avait duré moins de temps que le saut d’une aiguille.
« Fallait-il tous ces sacrifices, songea le démon, pour réaliser que mille cœurs n’auraient pas remplacés mon cœur ? »