Fragment : Le Dernier Voyage

Accueil > Fiction > Emblèmes > Le Dernier Voyage

Emblèmes

Gladys
Les Terres Noires

Fragment

Fichier PDF

Le Dernier Voyage


Gladys s’éveilla, animée par une force surhumaine qui lui fit repousser le couvercle de son cercueil. Assise dans sa fosse de deux coudées de profondeur, elle était dominée par un démon noir en manteau blanc appuyé sur un grand bâton à l’extrémité courbée.

« Gladys, noyée du dix-sept brumaire ? » demanda-t-il d’une voix d’outre-tombe. Elle regarda autour d’elle, hébétée. Elle reconnaissait le cimetière du village, malgré la nuit. Le jeune fossoyeur tenait une torche ; la curée parlait à voix basse avec quelques-uns des zombies qui se rassemblaient entre les tombes.

« Êtes-vous Gladys ? Répéta le berger des morts. Pouvez-vous parler ? Faites "non" de la tête, si vous ne pouvez pas.

– Heu… Oui » fit-elle timidement.

Il lui fit signe d’approcher. Elle se leva de sa tombe et il lui tendit une épaisse pièce de plomb.

« Voici de quoi payer le nocher, dit-il en cochant une ligne dans son épais grimoire. Ne la perdez pas.

– Heu… Les suicidés ont le droit de traverser l’Achéron ?

– "Respectueuse des dieux, des vivants et des morts", lut-il dans son registre. Je ne vois aucune raison de vous condamner à l’errance. Vous avez eu une vie ; vous en avez fait ce que bon vous a semblé. »

Le démon s’éloigna sans un regard et usa de sa nécromancie pour extirper un autre corps de sa sépulture, qu’il questionna à son tour. Devant un vortex silencieux qui laissait entrevoir le monde souterrain se rassemblaient les corps décharnés des vieillards sans vie. Parmi eux, un homme dans la force de l’âge, mortellement blessé à l’épaule, parlait à la curée avec émotion.

« Je ne peux pas partir maintenant, disait-il. Je ne peux pas laisser ma femme, ma fille…

– C’était un tragique accident, répondit la prêtresse en posant une main compatissante sur son épaule indemne. Vous avez eu de belles funérailles ; votre famille a été très courageuse face à cet événement. »

L’homme hocha lentement la tête, détourna le regard vers le portail de l’autre monde, soupira.

« Dites-lui… continua-t-il laborieusement. Dites à ma femme que… Je ne lui en voudrais pas de se remarier. Qu’elle soit heureuse. Dites-lui… dites-leur que je… »

Il détourna à nouveau le regard, écrasé par l’émotion. La curée acquiesça profondément.

Le berger ayant rassemblé son macabre troupeau, il le guida à travers le vortex. Gladys le traversa à sa suite, serrant l’obole de plomb, sans un regard en arrière, sans un coup d’œil au fossoyeur qui reprenait déjà sa pelle ni à la curée qui saluait les disparus.

Les berges de l’Achéron étaient obscures et humides. La brume phosphorescente révélait les reliefs de la grande voûte de pierre. Un sentier fangeux menait à travers les hautes herbes vers un ponton vermoulu qui s’avançait dans le fleuve. Le berger et les morts y attendirent, sous la lueur de l’unique lanterne qui le signalait, jusqu’à ce qu’une embarcation vienne fendre silencieusement les eaux dormantes. Un spectre en pèlerine noire aux franges souillées de rouge la guidait à l’aide d’une longue perche. Il stoppa la barque devant le quai et tendit une main squelettique vers les mânes. Gladys fut la première à y déposer son obole et à prendre place sur les bancs d’ébène. Au premier rang, près du maigre bastingage, le panorama souterrain s’offrait à elle : d’un côté, les hautes herbes de l’Érèbe ; en face, les brumes de l’autre monde ; et entre les deux, les eaux noires de l’Achéron.

Lorsque le quai fut vide, le nocher planta la perche dans la vase de la berge et lança la barge vers les ténèbres, laissant le berger retourner vers les vivants. L’équipage soupirant vogua un bref instant ; plus loin en aval, une autre lanterne marquait un autre quai ; un autre démon y gardait d’autres morts. Certains étaient enchaînés et baissaient la tête, d’autres n’avaient pas de corps et n’étaient plus que des esprits éthérés. Tous déposèrent une obole dans la main squelettique du spectre avant d’embarquer.

Un homme richement vêtu s’adressa rudement à Gladys.

« Vous, là, laissez-moi votre place et allez vous asseoir plus loin. »

Sidérée, Gladys n’eut pas le temps de répondre ; le nocher se pencha vers l’homme, brandit une obole et de sa voix inhumaine lui dit ces mots :

« Ceci est la seule richesse que vous emportez dans l’autre vie. Elle vous donne le droit de traverser le fleuve et de poser vos fesses sur assez de bois pour les porter, et pas un pouce de plus. »

Le zombie en hermine jeta un rapide coup d’œil dans son dos et recula prudemment vers les bancs du fond, le plus loin possible du sinistre nocher.

Le navire mortuaire visita encore d’autres quais de l’Érèbe et, lorsqu’il fut plein, il s’élança enfin sur les eaux profondes de l’Achéron. Sur l’autre rive, il s’arrêta devant un grand débarcadère en marbre où un page spectral portant la bannière d’Hadès accueillit les mânes. Les morts enchaînés restèrent à bord. Gladys, toujours assise, questionna le batelier.

« Que se passerait-il si je ne descendais pas ici ? Là-bas, je sais ce qu’il y a : les Champs de la Vérité et les Derniers Juges, puis les Limbes ou les Élysées, et plus loin le pré aux asphodèles et les rivages du Léthée, et au-delà de l’oubli, une vie nouvelle. Je n’en veux pas. Qu’y a-t-il d’autre, ici-bas ?

– Je dois déposer ceux-ci sur l’île du Tartare, répondit le spectre de sa voix insondable, en désignant les défunts déjà condamnés. Ensuite, ton obole te donne accès à n’importe quel quai, tant qu’il n’est pas en Érèbe. »

Sans un mot de plus, il repoussa la jetée de pierre et emporta la noyée et les parias loin du chemin de la réincarnation. Le voyage dura encore ; le morne paysage d’eau, d’herbe et de vase ne changeait guère. La brume s’épaissit jusqu’à envelopper tout le paysage sous un voile phosphorescent. Un ponton de bois en émergea, devant lequel l’embarcation s’immobilisa.

« Le quai des larmes, annonça le dieu de la mort. La plupart des suicidés y descendent. Les limbes son un peu plus loin de ce côté-ci. Il y a un sentier qui mène aux champs d’Asphodèle et au domaine d’Hécate. » Gladys haussa les épaules. « Un autre chemin vers la même destination », commenta-t-elle. Sans émotion, le batelier planta la perche dans la berge spongieuse et la barque quitta la brume fantomatique.

Plus loin, ils rencontrèrent un affluent que le nocher entreprit de remonter. L’eau noire fit place à un liquide froid, à la surface duquel flottait un brouillard blafard. Des cristaux de glace s’accrochaient à la perche chaque fois qu’elle en sortait.

« Où sommes-nous ? Demanda Gladys.

– Sur le Cocyte, en route vers le Tartare. »

Bientôt en amont se dessinèrent les contours d’une île montagneuse, rendue visible dans la nuit souterraine par une obscure lueur pourpre. La barque longea l’île et fit escale devant un pont de basalte gardé par deux immenses gargouilles. Les geôliers au faciès grotesque firent descendre les prisonniers et les guidèrent le long d’un sentier volcanique. Il serpentait dans les vapeurs soufrées jusqu’à un bastion cyclopéen hérissé de brasiers et d’oriflammes sanglantes.

« Ils n’ont pas le droit d’être jugés, eux ? Demanda Gladys avec compassion.

– Ils l’ont déjà été. Le verdict des dieux est sans appel. »

Une fois encore, le nocher repoussa le quai, laissant quelques glaçons grésillants sur les marches de l’enfer.

Hormis la noyée et la divinité, la barque était désormais vide. Elles voguaient silencieusement dans la nuit souterraine. Les rives de l’Érèbe étaient immuables, et Gladys s’ennuyait déjà du paysage désolé du Tartare.

« Comment t’appelles-tu ?

– Khiro, répondit l’entité sans interrompre sa navigation monotone.

– Où sont les habitants de l’Empire ? Je pensais rencontrer des âmes venant de pays inconnus, dans l’autre monde.

– Elles ne prient pas les mêmes dieux. Hadès n’a aucun droit sur elles.

– Comment se réincarnent-elles, alors ?

– Je ne sais pas.

– Et les animaux, n’ont-ils pas d’âme ?

– Si.

– Pourquoi ne traversent-elles pas l’Achéron ?

– Elles n’ont pas de valeur aux yeux des dieux.

– Seuls les humains comptent ?

– Seuls ceux qui peuvent désirer l’Élysée et craindre le Tartare se plient à la loi des dieux. »

Gladys sombra dans le mutisme et médita ces paroles. Elle en fut tirée par une lueur écarlate en amont qui éclairait un épais banc de fumée. Le fleuve longeait un instant cette barrière avant de s’éloigner de l’île. En s’approchant, Gladys distingua à travers la fumée une rivière de lave parallèle dont la juxtaposition formait ici cette vapeur noire.

« Qu’est-ce que c’est ?

– Le Phlégéon ; l’autre frontière du Tartare.

– C’est aussi l’un des fleuves infernaux ? Mais on ne peut pas y naviguer, n’est-ce pas ? »

Sans répondre, Khiro planta fermement la perche dans les eaux glacées et lança la barque à travers l’acre fumée. Fascinée, Gladys se pencha par-dessus bord pour regarder la proue glisser sans effort sur le magma épais.

« Combien y a-t-il de fleuves ?

– Vos prêtres ne vous l’enseignent-ils pas ?

– J’allais à la messe tous les jours saints ; je savais qu’il y en avait plusieurs, mais je ne connaissais que l’Achéron et le Léthée.

– Il y en a cinq. Celui que tu ne connais pas se nomme Styx. »

Khiro remontait imperturbablement le cours du fleuve de lave, qui coulait à rebours du Cocyte et contournait l’autre versant du Tartare. La barque passa devant l’autre point de jonction entre les deux fleuves, enfermant l’île par un autre écran de fumée sifflante. Plus loin apparut un pont de métal dont les piles plongeaient dans la lave. Le paysage au-delà était une lande rocailleuse et enténébrée. « Un autre chemin vers la même destination » commenta le batelier sans s’y arrêter. L’indice de connivence fit sourire Gladys.

L’embarcation remonta le Phlégéon jusqu’à l’endroit d’où il jaillissait de la paroi de granite, tel une fontaine de feu, alimentant un bassin naturel. Khiro extirpa la perche du magma et avec elle traça sur le mur de pierre quelques lettres écarlates. Il pointa son doigt squelettique vers l’inscription qui se mit à luire davantage et à se tordre jusqu’à se fondre en un vortex carmin, à travers lequel il manœuvra la barque.

Le granite fit place au basalte et Gladys se retrouva à voguer au fond d’un gouffre si profond qu’elle ne sut si ses yeux cherchaient un ciel ou une voûte. Voguant toujours amont, le spectre demeurait imperturbable. Le Phlégéon serpentait entre les parois si proches que la noyée aurait pu par endroit toucher l’une puis l’autre en se penchant à tribord et à bâbord.

Soudain le gouffre s’élargit pour révéler une ville de pierre cernée de jardins improbables. Des palais d’améthyste tapissaient les bords de cette géode immense, des îles volantes flottaient au-dessus du fleuve et une vigne titanesque grimpait aux parois, laissant pendre ses fruits géants vers les temples troglodytes. La barque traversa la cité et Gladys put admirer les jardins de plantes aux feuilles noires veinées de rouge, les ponts de lave séchée qui enjambaient le Phlégéon, les fenêtres en cristaux translucides, les démons aux habits végétaux et les citrouilles à la tête creuse.

Khiro stoppa la barque devant un large embarcadère. Près d’eux, un drakkar de pierre à la voile en cuir écailleux était amarré. Deux golems déchargeaient des ballots de marchandises, des sacs de jute et des caisses de bois, laissant la terrenorienne rêver aux trésors qui se monnayaient dans cette ville étrange.

« Puis-je descendre ici et revenir dans un moment ? » demanda-t-elle. Le spectre nia lentement de la tête.

« Lorsque ma barque est vide, je retourne vers l’Érèbe. Tu dois choisir un quai, et tu ne peux en choisir qu’un.

– Tant-pis, alors. Je continue. »

* * *

Khiro remonta le Phlégéon et Gladys visita les enfers de nombreux mondes. Ils arrivèrent jusqu’à un pays de cendres où le fleuve n’était plus qu’un ruisseau. La barque s’arrêta devant un pont de charbon, au milieu d’un cimetière de tombes éparses et d’arbres calcinés.

« C’est le dernier quai, annonça le spectre de sa voix abyssale. Le Phlégéon prend sa source au cœur de cette montagne, là-bas, dit-il en désignant un vieux volcan sur l’horizon. Je peux te déposer sur le chemin du retour, mais tu as vu tout ce que ton obole te permettait de voir.

– Ainsi, c’est la fin du voyage » commenta la noyée, laissant son regard vagabonder entre les nuages de suie et le ciel sans étoile. Elle se leva lentement et posa un pied timide sur le ponton. Elle inspira profondément, gagnée par la mélancolie du lieu. Elle s’inclina vers le nocher qui s’éloignait vers l’aval.

« Merci infiniment, Khiro. J’espère te revoir un jour.

– Merci à toi, petite âme. Il y avait longtemps que je n’avais pas dépassé le Tartare. »

Questions