Fragment : La Fonderie Sélène

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Emblèmes

Thyrio
L'Horloger
Hexa

Fragment

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La Fonderie Sélène


Thyrio et l’Horloger suivirent un vieil automate en dehors d’Anodia, puis le long d’un axe jusqu’à une grande planète couverte d’un désert au sable composé d’écrous, puis une autre, creuse et parsemée de vastes puits incandescents, puis une plus petite encore, d’un type que le livre de Nicolas appelait une « Lune de Férail ». Elle était couverte de collines de mécanismes cassés et mangés par la rouille. L’automate marcha jusqu’à l’une d’elles, s’assit sur un tas de membres, de torses et de têtes, puis ne bougea plus.

Les voyageurs furent attirés par le bruit de pas d’un golem dans une vallée voisine. Il les guida vers une montagne fumante, un volcan de métal émergeant des décombres. Là travaillaient des automates d’un genre particulier : ils étaient squelettiques, composés d’objets hétéroclites rendus indéfinissables par l’âge. Thyrio trouva une référence dans le livre qui les nommait « férails ». Les squelettes oxydés escaladaient les flancs du volcan et jetaient des brassées de débris dans son cratère tandis que d’autres ouvraient des vannes près de sa base d’où coulaient des torrents de métal en fusion. Les vannes des différentes hauteurs libéraient des flots de différentes teintes, du vert irréel au violet incandescent. Des rigoles les guidaient vers des moules creusés à même la couche de rouille. D’autres férails encore récoltaient les lingots refroidis avant qu’une nouvelle fournée ne les remplace et les empilaient sur le chemin du golem. Ce dernier ramassait les tas entre ses immenses mains et les jetaient de toutes ses forces vers la planète au-dessus de leurs têtes. Il visait le centre d’écrous si grands qu’ils étaient visibles depuis l’orbite. La révolution de la lune correspondait avec la ronde du géant et chaque tas de lingots tombait toujours au même endroit.

L’Horloger remarqua que chaque pluie de lingots semblait légèrement en retard et qu’une partie tombait à côté de sa cible. Il plissa les yeux : le golem boitait de la jambe gauche et la deuxième cheminée de sa chaudière dorsale ne fumait pas. Sans rien dire, l’Horloger ramassa une barre de fer tordue et couru vers lui. Il profita de l’un de ses arrêts pour déloger le crâne coincé sous sa rotule gauche. Puis il se hissa sur son épaule. Imperturbable, le géant poursuivait son travail. L’Horloger introduisit la barre dans la cheminée bouchée et fourragea un peu. Il retira prestement sa main lorsque la fumée brûlante surgit. Le golem se pencha pour ramasser un autre tas de lingots et le jeune homme se laissa glisser jusqu’à terre. Il revint vers Thyrio, qui n’avait pas bougé.

« Pourquoi as-tu fait ça ? Ce n’est pas comme s’il t’appartenait.

– Ça me peine de voir un mécanisme déréglé. Et regarde : non seulement il n’est plus ralenti mais en plus il rattrape son retard sans s’essouffler. Rien qu’avec ça, le rendement de cette fonderie vient d’augmenter. »

Thyrio haussa les épaules et ils s’éloignèrent.

* * *

Ils suivirent une vallée parmi les collines de débris. Ils entendirent un bruit sur leur gauche et un squelette de rouille s’extirpa des décombres. L’Horloger se figea de peur mais Thyrio garda un pas égal. Un autre férail rampa hors du sol tandis que le premier descendait maladroitement vers eux. L’Horloger constata que le démon ne comptait visiblement pas s’arrêter, et décida qu’il valait mieux ne pas rester seul. D’autres automates recomposés émergèrent des collines. Le jeune homme rattrapa son compagnon et posa une main tremblante sur son épaule.

« J’ai l’impression qu’on ne devrait pas aller par là.

– Je sais. Mais je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire. »

Loin devant eux, dans la vallée, se tenait une silhouette qui portait une cape en anneaux métalliques et un chapeau rouillé. Les férails s’étaient rassemblés pour barrer la route aux voyageurs et progressaient vers eux d’un air menaçant.

Thyrio ne se laissa pas impressionner. Il tira de ses poches une poignée de graines, les jeta aux pieds des squelettes et projeta son mana. Des ronces veinées de rouge surgirent de la rouille et enserrèrent les créatures. Au lieu de se débattre, ces dernières se laissèrent broyer par les sarments. Aussitôt, autant de férails se relevèrent dans les collines. La silhouette à la cape de maille s’approchait lentement. Thyrio sortit un parchemin, mais il hésitait à s’en servir.

« Le rythme ! s’écria l’Horloger. C’est lui qui les contrôle ! »

Sa voix était précipitée ; il se sentait gagné par la panique.

« Est-ce que tu saurais faire pareil ? demanda calmement Thyrio.

– Je ne sais pas ! Peut-être ! Mais je ne comprends pas d’où vient la force !

– Mana et Raison. Et ça, moi aussi, j’en ai ! »

Thyrio planta résolument ses pieds dans le sol et fit un mouvement lent et ample vers l’Horloger, qui se sentit soudain submergé par le mana. Son corps nimbé d’énergie se mit à flotter au-dessus du sol. Ses sens désorientés le coupèrent du monde physique ; il n’entendait, ne ressentait plus qu’une chose : le battement de son propre cœur. Il reprit le contrôle et rouvrit les yeux. Sa peau le brûlait et l’air crépitait autour de lui. Il percevait le tourbillon de mana qui pulsait sur le rythme de son cœur. Il distinguait aussi le lien qui reliait la silhouette en cape et les férails qui descendaient des collines ; un lien froid au rythme aussi précis qu’une montre.

Il jeta un regard aux débris alentours ; instantanément, son esprit fut parmi eux, furetant frénétiquement, assemblant les pièces à la volée. Un énorme golem de fer et de rouille se composa et se leva. Les férails se jetaient déjà sur ses membres et arrachaient des fragments par poignées. Contrôlé par l’Horloger, le golem difforme balayait les automates, dont les éclats volaient dans toute la vallée. Mais ils surgissaient inlassablement du sol et se jetaient à l’assaut du géant. Impitoyablement, l’Horloger les écrasait sous ses poings informes.

Le combat cessa soudain. Thyrio était apparu derrière la silhouette à la cape de fer et venait d’arracher son cœur. La cape, le chapeau et tous les automates s’affaissèrent. L’Horloger toucha terre, son aura se dissipa et il posa un genou au sol. Son golem s’écroula aussitôt, redevenant un tas de gravats inerte.

L’Horloger tituba jusqu’à son compagnon qui soupesait son butin.

« Qu’est-ce que c’est ?

– À toi de me le dire, répondit Thyrio.

– On dirait un cœur mécanique.

– Tu crois qu’il me conviendrait ?

– Hm… Non. Son rythme est trop rapide et trop rigide. Il t’en faudrait un qui soit plus lent et plus… versatile.

– Tant pis. »

Thyrio jeta le cœur qui alla rouler près de la cape.

« Attends ! Il peut être utile à autre chose. »

Le démon haussa les épaules, se retourna et poursuivit son chemin. L’Horloger resta en arrière un instant, hésitant, puis il ramassa le cœur et le rangea dans sa besace. Il était petit mais étonnamment lourd.

* * *

Plus loin, la vallée se terminait en cirque. Entre les falaises de rouille, il y avait un espace plat et dégagé qui révélait une mosaïque de plaques rivetées, le substrat géologique de la lune. L’Horloger était impressionné par la solennité du lieu mais Thyrio s’y avança nonchalamment. En son centre avait poussé une fleur métallique : une frêle tige de trois feuilles et trois épines soutenant une corolle de pétales en poussière de rouille agglomérée.

« Tu penses que c’est ce qu’il protégeait ? » demanda l’Horloger en s’approchant. Thyrio hocha la tête.

« Sûrement.

– Je crois qu’on a fait une bêtise. »

Soudain, une ombre engloutit le cirque : une immense créature plana au-dessus d’eux, sans le moindre bruit. Elle avait une silhouette humanoïde et trois paires d’ailes métalliques. Elle se posa majestueusement dans la vallée, derrière eux. Les deux ailes inférieures se replièrent vers le sol et les deux ailes supérieures s’étirèrent vers le ciel. La silhouette fit quelques pas mais ses ailes demeurèrent à leur place. Elle se pencha sur la cape de l’être qui les avait attaqués plus tôt, y prit quelque chose, retourna vers ses ailes et s’envola.

Thyrio avait fait un mouvement dans sa direction tandis que l’Horloger était resté médusé.

« Son rythme… murmura-t-il. Son cœur t’irait parfaitement. »

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