Qui Dois-Je Être
« Iel s’est rendormi·e ?
– Oui, Ora.
– Bien. Son transport sera plus simple. Tous ses sens ont été calibrés ?
– Oui, Ora.
– Bien. Nous n’avons plus besoin d’ellui ici. Débranche son cube et amène-le-nous.
– Oui, Ora.
– Prototype ?
– Oui, Ora ?
– Il est bon que tu sois ici maintenant. Tu vas transporter ce cube jusqu’au Soleil avec célérité. Sept neuvièmes de ta vitesse de pointe suffiront. Tu devras trouver une nouvelle bobine de magnésium à ton arrivée, mais ta réserve actuelle suffira pour ce voyage. J’ai déjà calculé ta trajectoire ; la voici.
– Reçue et chargée.
– Lorsque tu arriveras, tu donneras mes instructions à l’intendance : iel doit rassembler la coure et les cinq émissaires pour la réintronisation.
– Oui, Ora.
– Avant de lui confier ce cube, tu reviendras au terminal de cette branche. Tu y rencontreras un automate qui sera incapable de décliner son identité. Tu réveilleras ce cube afin qu’iels puissent discuter.
– Oui, Ora.
– Lorsque ton rôle sur le soleil sera terminé, tu te rendras sur la planète creuse ; Cinq aura grand besoin de toi, pendant l’inter-règne.
– Devrais-je lea laisser me piloter ? Iel n’est pas formé·e.
– Vous conviendrez ensemble de votre meilleure coopération.
– Mais vous savez, n’est-ce pas ?
– Oui. Mais cette décision sera le fruit d’un consentement mutuel, non d’une prophétie.
– Bien, Ora.
– À présent, prends ce cube dans ta nacelle, et part sans tarder.
– Oui, Ora. »
* * *
D’immenses chenilles d’écrous assuraient une navette régulière entre la planète striée et le soleil. Leurs puissantes runes de lévitation leur permettaient de s’arracher à l’attraction d’un astre, puis lorsque le ciel devenait le sol et le sol devenait le ciel, les rouages de leurs innombrables pattes crantées décéléraient leur chute et rechargeaient leurs ressorts, qui serviraient au décollage suivant. Une dizaine d’entre elles se succédaient le long de l’axe planétaire ; les automates des deux docks n’avaient que quelques oscillations pour décharger le contenu de chaque écrou de containement et les remplacer par les cargaisons suivantes, avant que la chenille ne redécolle et qu’une autre n’atterrisse à sa place. Chaque nacelle était articulée, de sorte à pivoter librement dans son écrou pour suivre les changements de gravité.
Trois-prime avait embarqué en même temps qu’une cargaison d’automates neufs. Au milieu des livrées chrome immaculées des reprogrammables qui l’entouraient, Trois-prime ressentait cruellement le besoin d’un nouveau corps. Iel n’avait pas pris le temps d’en changer, et avait toujours la recomposition magique que Sept avait improvisée autour du noyau de ka qu’iel lui avait offert.
« À quoi bon vouloir un vrai corps ? Songeait sombrement Trois-prime. Je ne suis qu’un souvenir imprimé sur un tas de rouille. N’importe quelle autre ressource que ce ramassis de déchets serait plus utile à Hexa qu’à moi. Je vaux moins que le plus défectueux de ces reprogrammables. »
Un trait blanc dans le ciel gris fendit le fil de ses pensées. Une fraction de vibration plus tard, un rugissement dépassa la chenille. Aucune automate ne bougea. Trois-prime se pencha et sortit la tête du compartiment. Devant la chenille, qui glissait en quasi-apesanteur vers le terminal du soleil, le point blanc qui venait de la dépasser s’amenuisait déjà, ainsi que l’écho de son bref passage.
« Cette zone a l’air relativement épargnée par le chaos de la disparition du Maître, songea Trois-prime, pourtant ce vaisseau semble venir de loin et œuvrer avec une telle hâte… Est-ce un agent qui croit lui aussi au retour de l’Ordre ? Ou le fruit de l’Entropie qui gagne du terrain ? Sept semblait si confiant… Comment mon ka, qui était sien il y a peu, ne partage-t-il pas cet espoir ? Pourtant, j’aimerais croire… mais le Maître est mort. »
La chenille continuait imperturbablement son voyage. Le long des rails crantés. L’attraction grandissante du soleil faisait lentement pivoter ses nacelles. D’autres chenilles la croisaient à intervalles réguliers, remontant – ou redescendant – vers la planète striée, dans son dos.
Le murmure lancinant de ses rouges changea de tonalité lorsqu’elles cessèrent de pousser et commencèrent à ralentir la chute du véhicule. Arrivée au terminal, le murmure se mua en crissement métallique, la chenille suivit la courbure du rail pour revenir à l’horizontale ; les nacelles pivotèrent vivement et la créature s’immobilisa dans un grand claquement. Chacun de ses écrous faisait désormais face à un quai hexagonal. Les automates encaissèrent le choc, sortirent de leur compartiment en file impeccable, et allèrent se ranger en ligne à la suite de la foule chromée qui encombrait le grand hall. Trois-prime sortit en dernièr·e. Sur les autres quais, d’autres automates déchargeaient et chargeaient les conteneurs de la chenille, mais les cargaisons abandonnées gênaient le transbordement. Elle repartit pour libérer le quai avant que la suivante ne cause un accident, certains écrous vides, d’autres qui n’avaient pas eu le temps ni la place d’être déchargés. Trois-prime comprit : la production des planètes continuait plus ou moins, mais la consommation du soleil devait s’être pratiquement arrêtée. Les terminaux de chaque branche devaient être encombrés d’automates neufs désœuvrés et de ressources inutilisées.
Pourtant, il devait y avoir tant à faire, dans les profondeurs du soleil. Tant de vaisseaux à entretenir, tant d’usines à construire, tant de projets à mener à bien… Il aurait été si facile à un avatar de reprogrammer tous ces automates et de réquisitionner une partie infime de ces ressources pour construire des hangars de stockage, avec un système de classification et d’acheminement automatisé, pour absorber tout ce qui encombrait le terminal et lui rendre un débit nominal, en attendant…
Trois-prime baissa le regard vers ses mains rouillées et asymétriques. « En attendant quoi ? Pourquoi ? Qui pourrait ? Moi ? Avec quelle clef ? Dans quel but ? Pour quelle raison ? Qui suis-je ? »
Son regard fut attiré par un mouvement. Au-dessus des automates rangés dans le hall flottait un ange d’argent aux ailes d’or.
« Toi ! Dit-iel en apercevant la silhouette rouillée de Trois-prime. Qui es-tu ?
– À vrai dire, je ne sais pas », déclara-t-iel en écartant les bras.
L’ange se posa devant ellui et replia ses ailes. Iel n’en avait que deux, ce qui était inhabituel pour un ange, et son corps était étonnamment lisse, dénué des modules, insignes et parures caractéristiques.
« Alors tu es cellui que je cherche. Une prophétie m’a guidé·e jusqu’à toi. Je porte quelqu’un qui doit te parler. »
L’étrange logique de cette identification laissa Trois-prime dubitatif·ve. L’ange lisse ferma les yeux, demeura immobile pendant un instant, puis les rouvrit lentement, clignant des diaphragmes, comme si la lumière du hall lui était nouvelle. Iel regarda ses mains, son corps, alentours…
« Où suis-je ? » Demanda-t-iel.
Trois-prime ne put s’empêcher de répondre par réflexe :
« Hall 1, terminal vers la planète striée, soleil du domaine des écrous… Hexa, acheva-t-iel en se sentant particulièrement inutile.
– Oh… Hexa… »
Trois-prime n’en revint pas. L’information qui lui avait parut la moins pertinente semblait la seule intelligible à son interlocuteurice.
« Qui es-tu ? » Redemanda l’ange.
Trois-prime resta muet·te une longue seconde, plus persuadé·e d’un dysfonctionnement de ses sens rafistolés que de la question qui venait à nouveau de lui être posée.
« Je ne sais pas.
– Oh… C’est drôle, moi non-plus, je ne sais pas qui je suis. »
Iel se retourna vers les automates immobiles.
« Qui a dit ça ? Oh, il y a une voix dans ma tête qui me dit que… Pardon ? Oh, ceci est ton corps ? » s’exclama l’ange en écartant les bras et en détaillant son corps de haut en bas.
« Dans ce cas, c’est moi qui suis une voix dans ta tête ! Haha ! Alors tu es mon hôte ? … “Vaisseau” ? Très bien. » Iel se retourna à nouveau vers Trois-prime. « Mon vaisseau me dit que je suis le futur maître des écrous. Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça signifie ! »
Trois-prime fut comme frappé·e par la foudre, déchiré·e entre l’incrédulité totale et la soudaine vénération.
« Si cette information est vraie, commença-t-iel prudemment, vous êtres cellui que je viens voir.
– Hé bien c’est une chance, dit-iel en posant les poings sur les hanches, parce que, qui que je sois, je suis là ! Que me veux-tu ?
– Je veux savoir qui je dois être.
– Quelle drôle de question ! Tu ne dois être personne d’autre que toi-même.
– Mais je ne sais même pas qui je suis ! S’exclama Trois-prime, au désespoir, perdu·e dans cette logique circulaire.
– Bon… Que sais-tu de toi ? Demanda patiemment l’ange.
– J’ai été créé·e par Sept d’après ses souvenirs de Trois ; iel prétend que ses souvenirs sont parfaits au point de pouvoir recréer mon ka à l’identique ; mais je ne suis qu’une copie.
– Alors tu es Trois-prime.
– Oui… ne put-iel s’empêcher de répondre, face à l’évidence.
– Où est Trois, ton original·e ?
– Détruit·e. Son ka a été dispersé par un alien.
– Ah, je comprends mieux. Et où est le corps de Trois ?
– En vérité… » Hésita Trois-prime. Iel écarta les plaques rouillées de son torse et révéla son cœur. « … Voici tout ce qu’il en reste.
– Si je comprends bien, Trois a été détruit·e, et tu possèdes son cœur, ses souvenirs, et la meilleure copie de sa personnalité qui puisse exister. La réponse est simple : tu dois être Trois.
– Mais c’est impossible ! S’emporta la copie. Sept n’a pas le pouvoir de nommer le prochain Trois ! Il n’y a que…
– Hmhm ? L’encouragea l’ange.
– … Il n’y a que le Maître des Écrous qui puisse le faire.
– Hé bien je décrète que tu es Trois ! Content·e ?
– Sauf votre respect… Vous n’êtes pas encore le Maître. »
L’ange eut une réaction singulière : iel émit un long souffle vide, baissa les bras et fit quelques pas inutiles avant de s’asseoir par terre. Iel fit signe à Trois-prime de venir s’asseoir à côté d’ellui. Trois-prime hésita, mais iel céda lorsque l’ange insista. Une nouvelle chenille arriva à quai ; d’autres automates s’alignèrent à la suite des précédents. Dans l’espace vide devant elleux, deux corps étaient assis côte à côte, à même le sol riveté du grand hall. L’un était argent et lisse ; l’autre était rouille et angles.
« Nous sommes dans une impasse, déclara l’ange. La seule chose qui puisse te dire qui tu dois être n’existe pas encore. Pourtant, cette réponse te semble vitale, et je ne souhaite que t’aider. »
La chenille à moitié vide repartit.
« Imagine que Trois soit ici ; que ferait-iel ?
– C’est impossible. Trois a été détruit·e.
– Je sais, je sais. Mais imagine : iel n’a pas été détruit·e, et iel se tient ici, assis·e à côté de moi, dans le même corps que le tien. Que ferait-iel ?
– J’imagine… hésita Trois-prime. J’imagine qu’iel commencerait pas employer ces ressources excédentaires pour fabriquer un hangar et désengorger ce terminal. »
L’ange regarda autour d’ellui ; les automates, les cargaisons, les docks… Iel hocha la tête.
« Trois a l’air d’être quelqu’un de chouette… Quel dommage qu’iel ne soit pas là. Si seulement l’un de ces automates pouvait prétendre être Trois, juste pour un petit moment, et s’occuper de ce terminal, et de toutes ces choses dont Trois se serrait occupées s’iel avait été là. Au moins jusqu’à ce que quelqu’un prétende être ce fameux maître des écrous et désigne quelqu’un pour être ce fameux Trois. Hm ? »
Trois prime ne répondit rien. L’ange se leva.
« Bon, reprit-iel. Je crois que la meilleure chose que je puisse faire, moi, pour désengorger ce terminal, c’est d’aller rencontrer ce maître des écrous dont tout le monde me parle et lui expliquer ce que je ferais à sa place. Vaisseau ? Par où sort-on d’ici ? Hmhm ? Oui, très bien, je te le rends immédiatement. »
L’ange fit quelques pas, se retourna et fit une chose étrange : iel leva un seul pouce et ferma brièvement le diaphragme d’un seul œil. Puis iel déploya le treillis doré de ses ailes et l’éleva dans le hall. Trois-prime demeura assis·e, seul·e.
Une autre chenille d’écrous s’arrima au dock. Un autre groupe d’automates immaculés en descendit. Trois se leva et marcha à leur rencontre.