Fragment : Prototype

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Hexa

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Prototype


Silence absolu. Noir total. Aucun stimuli. L’univers entier aurait pu ne jamais avoir existé.

« Salutations, Pilote. »

Le premier contact était doux et froid. La première parole transmise à travers l’interface ka-métal était claire, précise, limpide. La simple pensée de cette appréciation émana du pilote avec aisance, traversa l’interface avec autant de fluidité, et la conscience qu’elle avait été reçue coula en retour sans qu’un seul verbe eut été formulé.

« Salutations, Vaisseau.

– C’est la première fois que nous entrons en contact. Êtes-vous familier avec mon schéma technique ?

– Votre architecte a jugé bon de me laisser vous découvrir par moi-même. Je vous ai brièvement vu de l’extérieur, et je ne sais de vous que le but… et les rumeurs. »

Un bref instant s’écoula, durant lequel un échange non-verbal subtil s’établit.

« J’apprécie votre absence de tentative de stimuli. Tous les avatars ont-ils cette prévenance ?

– Je n’ai pas interagi aussi intimement avec chacun d’eux, mais j’espère que mes semblables respecteraient au moins cette intimité.

– Bien. Puisque vous avez eu la politesse de ne pas jouer avec mes circuits, laissez-moi vous les expliquer. Les canaux huit à quinze sont dédiés aux informations brutes extérieures telles que la vue et l’ouïe, suivant le protocole classique. Les canaux seize à vingt-trois sont réservés aux commandes musculaires simples pour un schéma humanoïde traditionnel. Les sens et actuateurs supplémentaires sont transmis par d’autres canaux.

– Les canaux d’entrée-sortie basiques sont séparés ? Dans tous les corps conscients que j’ai habités jusqu’à présent, ces canaux étaient bidirectionnels et superposés.

– Il semblerait que ma modestie doive souffrir de ceci aussi : je ne suis apparemment pas un modèle standard. Nous pouvons échanger information et contrôle de manière indépendante, ce qui nous permet une grande clarté d’interaction même en situation de stress.

– J’avais entendu dire que le projet qui a mené à votre création avait reçu des ressources spéciales, mais je ne pensais pas que le luxe avait atteint ce point.

– Ah, je me demande encore pourquoi on a essayé de me doter d’un sens de la modestie. D’ailleurs, je vous prierais de laisser de côté ce protocole formel ; nous sommes destinés à des interactions bien plus intimes. »

Un bref échange non-verbal traversa l’interface entre les deux noyaux de ka. Une implicité se tissait lentement entre eux, irriguant peu à peu les canaux standards de chemins secrets. Le protocole était toujours aussi formel, mais son emploi était désormais teinté d’une badine ironie.

« Vous alliez me décrire l’usage des canaux supplémentaires de notre interface, je crois.

– Ne voulez-vous pas essayer d’abord les entrées-sorties parallèles ? »

L’excitation mutuelle des deux entités de ka était difficile à dissimuler l’une à l’autre. L’interface était si transparente qu’elle rendait les mondanités impossibles, et dans le même temps superflues.

Le son et la luminosité s’insinuèrent lentement à travers le néant jusqu’à la perception de l’avatar. Il sentit l’intervention de son hôte, qui avait pris l’initiative d’ouvrir délicatement ses paupières-diaphragme. La première chose frappante était l’acuité visuelle : les microscopiques imperfections du sas quelques pas devant se discernaient avec une netteté pratiquement agressive.

« J’ai hâte de vous montrer la vue depuis la piste de décollage », murmura le vaisseau en écho à l’admiration du pilote.

Ce dernier fit délicatement jouer les épaules, les coudes, les poignets. Il déplia et replia les doigts, d’abord avec précision, puis avec vivacité, tentant de percevoir l’infime délai entre l’impulsion et le retour sensoriel.

« Quelle force active ces mouvements ? Demanda le pilote.

– Je possède un ressort magnétique central : deux super-aimants, le long de ma colonne vertébrale… »

Le vaisseau repris délicatement le contrôle de ses bras et posa ses mains sur le haut de son torse et le bas de son ventre.

« … ici, et là. Tant que le ressort est chargé, les aimants sont l’un contre l’autre, ici. »

Il ramena les mains l’une contre l’autre au centre de son plexus.

« Chaque mouvement les éloigne petit à petit. Ils n’ont aucune restriction, ce qui nous permet d’y puiser autant de force que voulu. »

Les bras revinrent sur les flancs. Le pilote attendit qu’ils fussent complètement immobiles pour en reprendre le contrôle, et fit lentement glisser ses doigts sur sa peau chromée, les rivets de ses omoplates, de ses côtes, de son masque…

« Mon concepteur m’a fait faire des tests sans pilote, continua le vaisseau, notamment du lancer de javelot interstellaire, en utilisant la pleine puissance du ressort magnétique. Les résultats ont été… concluants. Il me manque le calcul balistique pour toucher une cible d’une planète à une autre, mais ça, ce sera votre travail ! Cependant, en tir tendu depuis le sol sur cible immobile, la seule limite est l’horizon.

– J’ai hâte de voir ce que nous allons pouvoir faire ensemble… »

Le vaisseau n’eut pas besoin de verbaliser « moi aussi » pour que le pilote le perçoive.

« On m’a dit qu’il y avait un terrain de test devant la piste de décollage. Voudriez-vous me montrer le chemin ?

– Avec plaisir ! »

Tandis que le corps de métal se mouvait de lui-même à travers le sas et les couloirs du complexe, il continuait à discuter avec son hôte.

« Au sujet des autres canaux…

– J’allais vous poser la question.

– … Ceux de vingt-quatre à trente-et-un concernent des actuateurs binaires spéciaux, dédiés notamment à la gestion et la distribution de l’énergie, que nous explorerons plus tard. Les plus excitants sont ceux de trente-deux à quarante-sept : ce sont toutes les commandes de vol !

– On m’a informé·e que les commandes standard de déplacement tridimensionnel avaient été impossibles à adapter à votre conception.

– C’est exact. En réalité, je dispose de deux modes de déplacement aérien. Le plus traditionnel est une paire d’ailes arcaniques de lévitation : elles sont rétractables et tirent leur énergie d’un réservoir ionique dédié.

– Une seule paire ? »

Le scepticisme du pilote n’eut pas le temps de faire l’aller-retour à travers l’interface ka-métal ; il comprit très vite que le vaisseau ménageait ses effets.

« Un sacrifice regrettable, qui me place certes en dessous des conceptions d’anges-duellistes sur le plan de la mobilité en lévitation, mais qui est largement compensé par mon second moyen de déplacement aérien. Je suis équipée d’une paire de réacteurs expérimentaux à téralithe liquéfiée.

– La rumeur était donc vraie… La solution au voyage interstellaire rapide… Cette solution, c’est vous. »

Quelques secondes s’écoulèrent sans communication verbale. Tandis que le vaisseau grimpait les derniers échelons qui débouchaient sur le hangar de décollage, il savourait la silencieuse fascination de son pilote. Ils trouvèrent leur chemin dans la pénombre, poursuivant leur dialogue intérieur, marchant parmi les petites corvettes et les barges creuses, les carcasses en réparation et les prototypes à moitié assemblés.

« Pour être exact, je suis la première proposition concrète à ce problème. Mais au vu des tests préliminaires sans pilote, toute l’équipe de conception a récemment acquis une grande confiance dans l’adéquation de cette réponse.

– Pourtant, les derniers essais de réacteurs à téralithe liquéfiée auxquels j’ai pu assister étaient certes puissants mais lourds et instables.

– Je n’en doute pas. Mais c’est justement une nouvelle génération de ces prototypes qui a permis d’imaginer d’en embarquer sur un schéma humanoïde. Plus spécifiquement, j’en possède un sur chaque omoplate, conçu sur mesure. Le réservoir de téralithe liquéfiée se situe dans mon torse, avec une capacité totale d’un peu plus d’une centaine d’onces. Une charge complète est prévue pour faire douze tours de soleil à vitesse de pointe. En réalité, en optimisant la pénétration dans l’air et en volant bas, j’en ai fait quinze, au dernier test. À vitesse de croisière, il y a de quoi traverser plusieurs fois Hexa d’un bout à l’autre !

– Tout dépend de la vitesse. Des ailes de lévitation peuvent faire des centaines de tours de soleil avec une réserve raisonnable.

– Bien sûr. Tout dépend de la vitesse. Mais vous aurez très bientôt l’occasion de juger par vous-même cette vitesse. »

Les mécanismes de verrouillages résonnèrent fort au-dessus du bourdonnement distant du complexe. La lourde porte du hangar s’ouvrit, roulant de part et d’autre sur des roues crantées de presque deux toises. L’ouverture, prévue pour le passage de corvettes lourdes, offrait une vue grandiose sur la piste de décollage et, au-delà, les gigantesques sphères d’Hexa qui évoluaient lentement dans le ciel anthracite.

Le vaisseau fit quelques pas dans la lumière grise de l’extérieur et procéda à sa routine de diagnostic, étirant ses membres et faisant jouer ses articulations une à une.

« Avant que nous commencions les tests, dit-il, je dois finir de vous expliquer les commandes de distribution d’énergie. Les canaux binaires vingt-quatre, vingt-cinq et vingt-six servent de perseptage de prise avec le ressort magnétique. Ils sont actuellement positionnés à 001, idéal pour les mouvements terrestres lents. À 000, le ressort magnétique est entièrement isolé du système, et tous les mouvements se font sur le ressort torsadé de secours, qui est prévu pour une lieue de marche maximum. À 111, la pleine puissance du ressort est débloquée ; environ un tiers de sa capacité totale est consommée par chaque geste.

– Il est impossible d’utiliser la totalité du ressort magnétique dans un seul geste ?

– Non. Un tiers, c’est ma limite structurelle ; au-delà, tout mouvement pourrait m’endommager. Mais rassurez-vous, un tiers, c’est bien assez. J’ai déjà ouvert cette porte d’une seule main à 100. »

L’équivalent d’un sourire amusé traversa l’interface ka-métal et revint en écho.

« En suite, le canal vingt-sept active la passerelle entre les turbines de compression des réacteurs à téralithe et le ressort magnétique.

– Oh ! Les réacteurs peuvent recharger le ressort ?

– Ce n’est pas la méthode la plus efficace, mais c’est une possibilité, en cas de nécessité. Les turbines de compression servent à accélérer l’air à travers les réacteurs ; les rediriger durant un vol de croisière est une mauvaise idée. La meilleure manière pour un rechargement d’urgence est d’être immobile, posé au sol ou en lévitation stationnaire, de bloquer la sortie du ressort à 000, de positionner le pont à 1 et de faire tourner les réacteurs à bas régime. Il est possible de pousser les réacteurs, mais le transfert d’énergie est loin d’être linéaire. Ce serait gaspiller de la téralithe pour gagner du temps.

– Je vois. Une option en cas d’urgence, mais pas un fonctionnement nominal.

– Exact.

– D’ailleurs, les ailes de lévitation ont également une réserve dédiée, n’est-ce pas ?

– Oui ; un réservoir ionique. Le pont pour le recharger est une dynamo branchée sur le ressort magnétique par l’actuateur vingt-huit. Tant que la sortie du ressort est à 001 ou plus, le réservoir s’ionise lentement, mais le couple est limité, pour éviter d’endommager la dynamo. Même avec une sortie à 111, elle tournera tranquillement.

– Mais en contrepartie, la vitesse de rechargement du réservoir est limitée.

– C’est vrai, mais comme seules les runes de lévitation y puisent, ce n’est pas un problème fondamental. Un réservoir pleinement ionisé permet de tenir plusieurs révolutions en lévitation stationnaire, même avec une charge utile lourde. Et comme ce n’est pas notre moyen de déplacement principal, en pratique, il sera peu sollicité.

– Très bien. Il n’y a pas d’autres pont ? Le réservoir ionique ne peut pas être branché à autre chose ?

– Non ; une irrigation ionique complète aurait été négligeable, avec un ressort magnétique central aussi puissant.

– C’est cohérent. Et la réserve d’urgence ? Comment est-elle alimentée ?

– Le ressort torsadé de secours se recharge automatiquement sur le ressort magnétique dès qu’il est à plus de 000. C’est un comportement entièrement passif et transparent.

– Bien. À quoi servent les actuateurs vingt-neuf à trente-et-un ?

– Ce ne sont pas des actuateurs ; ce sont des indicateurs binaires en lecture seule. Ils affichent la jauge du ressort magnétique en perseptage.

– Seulement huit niveaux de lecture ? Ce n’est pas très précis.

– Certes, mais il s’agit de détecteurs mécaniques ; comme le reste de cette interface, d’ailleurs. Ils sont directement commandés par des loquets le long de l’axe des super-aimants. Ils sont fiables même en cas de stress magnétique ou arcanique, contrairement, par exemple, à notre interface ka-métal, qui me permettra de vous donner des informations plus fines… jusqu’à ce que nous subissions une disruption magique.

– Ça semble raisonnable. Puisque que nous abordons le sujet, êtes-vous équipé de contre-mesures ?

– Arcaniques ? Non. Je ne suis pas conçu pour manipuler le mana. Ça, ce sera votre domaine. »

Un courant de connivence irrigua l’interface entre les deux noyaux de ka.

« Et ma structure étant construite autour d’une énorme paire d’aimants, elle est, par conception, magnétiquement neutre. C’est notamment pour cela que je n’ai aucun fourreau aimanté ; ils sont tous mécaniques. Le ressort a d’ailleurs l’effet secondaire de dévier passivement tous les projectiles ferreux. Seul un tir en plein ventre suffisamment puissant peut m’atteindre. Ainsi qu’un projectile magnétiquement neutre, naturellement. »

Le vaisseau acheva son diagnostic et s’approcha d’un râtelier placé sur le bord de la piste de décollage. Il portait un assortiment d’épées et de lances de tailles échelonnées.

« Nous avons une demi-révolution entièrement réservée. Toutes les activités ont été suspendues, et le ciel est à nous. Voulez-vous commencer par quelques exercices au sol ? »

Le pilote acquiesça et, à son invitation, prit délicatement le contrôle du vaisseau. Il tira une épée longue du râtelier, fit quelques passes d’arme dans le vide, mais sans grande conviction. Il monta légèrement la sortie du ressort et recommença à fendre l’air. La lame chantait à chaque coup. Il poussa encore un peu le ressort et fit quelques pas de course, interrompant ses immenses foulées pour changer brusquement de direction ou s’arrêter net et repartir aussitôt. L’air sifflait autour d’eux ; le revêtement de la piste de décollage claquait clair dans le silence.

« Je vous déconseille de pousser le ressort au-delà de 100 tant que nous sommes au sol, intervint le vaisseau. Réservez les niveaux supérieurs aux tirs balistiques et aux situations d’urgence. »

Le pilote acquiesça.

« Alors ? » demanda le vaisseau, ne pouvant dissimuler sa légère inquiétude. Le silence du pilote n’était pas encore aisé à lire, malgré les chemins secrets qui se creusaient lentement à travers leur interface.

« Je vous avais déjà vu bouger et marcher, répondit-il. Le retard sensoriel est complètement imperceptible. Vos mouvements sont précis et mesurés. Je ne me faisais aucun soucis pour l’escrime au sol. Nous ne sommes pas là pour ça. »

Le vaisseau perçu l’excitation de son pilote se muer en impatience. Son regard se portait systématiquement sur la piste dégagée et les planètes alentours.

« Très bien, acquiesça le vaisseau, laissant sa propre impatience filtrer à travers leur interface. Les ailes se déploient avec l’actuateur binaire trente-deux. »

À peine l’avait-il dit que le pilote l’avait déclenché. Les deux treillis de chrome gravé d’or surgirent dans le dos du vaisseau et se déplièrent en éventail. Un puissant frisson traversa son épine dorsale. Il prit une fraction de seconde à retrouver le fil de ses pensées.

« Tant que cet actuateur est à 1, continua-t-il, les sorties quarante à quarante-sept fonctionnent comme une interface de vol vectorielle classique. »

Le pilote les irrigua aussitôt. Le vaisseau s’éleva lentement au-dessus du sol, avança, tourna, vira, fit quelques vives glissades de côté, dansant comme un papillon ivre, comme une feuille de cuivre dans un ruisseau de vif-argent. Il brandit l’épée et pratiqua quelques passes d’armes dans le vide, utilisant ses ailes pour plonger, se fendre et tournoyer.

« Une seule paire d’ailes arcaniques est réellement un sacrifice, commenta-t-il. Au sol, nous pouvons surpasser n’importe quel modèle de série, mais face à un ange-duelliste…

– C’est vrai. Je ne suis pas un ange-duelliste. Mais je peux être bien plus. Je suis dans ma vraie forme de vol avec l’actuateur modal à 0. »

Le pilote relâcha le canal trente-deux. Les treillis or et argent se replièrent aussitôt dans leurs fourreaux le long des reins. Privé de sa sustentation, le vaisseau tomba et se réceptionna lestement au sol.

« Dans ce mode, les canaux quarante à quarante-sept deviennent deux scalaires indépendants. Ils contrôlent l’alimentation en téralithe des réacteurs dorsaux sur seize paliers : le gauche de quarante à quarante-trois, et le droit de quarante-quatre à quarante-sept. Pour le début, je vous conseille de les utiliser en parallèles. Nous jouerons avec des poussées inégales lorsque nous travaillerons les manœuvres avancées. »

Leur excitation mutuelle raisonnait en écho à travers l’interface ka-métal.

« Très bien, reprit le pilote. Donc pour l’instant, un seul scalaire pour contrôler la poussée. Comment navigue-t-on ?

– C’est mon corps entier qui sert de dérive. Mes épaules, mes mains, mes jambes ; même mon masque a un profil aérodynamique qui sert à contrôler le vol. Aux vitesses pour lesquelles je suis faite, le moindre mouvement influence la trajectoire.

– Ce n’est pas une interface de vol très intuitive ; je suis bien plus familier avec les commandes vectorielles.

– C’est vrai, mais en contrepartie, nous avons un contrôle complet sur le bas niveau. Imaginez ce que vous pourriez faire avec deux paires d’ailes arcaniques si, au lieu d’un simple vecteur, vous pouviez contrôler l’irrigation de chaque rune et la poussée de chaque plume. »

Le pilote contempla cette idée un instant ; étrange, et pourtant étrangement sensée.

« Très bien. Je vois. C’est un choix de conception audacieux. L’apprentissage est plus long, les erreurs sont impardonnables… mais la liberté est totale.

– Oui. Vous êtes libre de faire des erreurs, mais vous êtes libre de faire ce qui aurait été impossible avec des sécurités trop fortes. Tout dépendra de votre talent.

– Bien. Une procédure de décollage ?

– Ressort magnétique à 011 pour un saut à deux toises, puis réacteurs parallèles à 0101, bras le long du corps et visage tourné vers la destination. Mais méfiez-vous : à ces vitesses, l’air prend une viscosité très différente de celle à laquelle les conceptions lévivantes sont habituées. »

Un frisson d’appréhension et d’excitation couru entre les deux noyaux de ka et à travers chaque fibre du vaisseau. Le pilote poussa la sortie des aimants, sauta et, au sommet de sa courbe, alluma les réacteurs. Le bruit de la combustion écrasa la piste de décollage. Le vaisseau s’éleva droit vers le ciel, fendant l’éther gris d’un intense trait blanc. L’air sifflait tout autour d’eux, coulait sur leur corps, s’engouffrait dans les prises d’air des moteurs et ressortait de leurs chambres de combustion à travers les turbines de compression, qui avalaient encore plus d’air et le tassait encore plus sous la flamme de la téralithe pulvérisée.

« J’ai des lectures sur les binaires trente-quatre et trente-cinq. Que se passe-t-il ?

– Ce sont les détecteurs mécaniques de la température des réacteurs. La plage de trente-trois à trente-cinq se lit comme un perseptage entre la température de référence et le point de fusion des turbines. Une vitesse de croisière est censée monter à 011 et une vitesse de pointe à 100. Tant que le binaire de poids fort du canal trente-trois reste à 0, il n’y a aucune raison de s’en inquiéter.

– Reçu. Et maintenant ? Où allons-nous ?

– C’est vous le pilote ! Que penseriez-vous de stabiliser notre altitude et de faire quelques tours du terrain pour vous familiariser avec le contrôle de la trajectoire ? »

Le pilote réduisit légèrement la poussée des réacteurs et, bougeant délicatement la nuque et les épaules, fit prendre une trajectoire horizontale au vaisseau. Après quelques tours, il s’amusa à pousser un peu la vitesse et réduire l’altitude, frôlant les mats d’entraînement de plus en plus proche. Trouvant lentement ses marques, il s’essaya à des manœuvres plus audacieuses : il tangua d’un flanc sur l’autre comme s’il nageait à travers l’éther, joua à désynchroniser les réacteurs pour produire de légères embardées latérales, enchaîna les slaloms de plus en plus serrés.

« Je pense que je peux vous confier les commandes des diaphragmes des réacteurs, à présent, piqua le vaisseau.

– J’écoute, répondit le pilote, sans plus prendre la peine de dissimuler son enthousiasme.

– Les actuateurs trente-six et trente-sept contrôlent le diaphragme gauche et les trente-huit et trente-neuf le droit. Chacun a quatre niveaux, 00 étant le plus ouvert et 11 le plus serré. Ils sont en sortie des chambres de combustion ; les resserrer augmente la pression et le débit de sortie, et les ouvrir brusquement crée un appel d’air. Soyez prudent : les fermer et pousser les moteurs fait rapidement augmenter la pression et la température ; gardez un œil sur les binaires de lecture.

– Quelle est leur utilité, si je peux contrôler la poussée avec l’alimentation des moteurs ?

– Vous aurez remarqué que moduler l’approvisionnement en téralithe ne se traduit pas instantanément en un changement de vitesse. Les diaphragmes contrôlent directement la sortie d’air et permettent un ajustement beaucoup plus fin et immédiat de la poussée de chaque réacteur. Essayez ; vous allez pouvoir négocier des virages beaucoup plus serrés. Et si vous apprenez à vous servir des hanches comme contre-poids… Les meilleurs anges en pâliront d’envie. »

Sous les conseils du vaisseau, le pilote affina son contrôle des trajectoires. Usant de tout son corps, il prenait des virages de plus en plus serrés à des vitesses de plus en plus élevées. Après quelques essais, ils étaient capables de retournées acrobatiques en plein vol : ouvrir brutalement les diaphragmes pour créer un appel d’air dans les réacteurs et perdre de la vitesse, se retourner avec un puissant déhanché, viser une direction avec le masque et resserrer d’un coup les diaphragmes pour repartir aussi sec.

« Pfou ! Je ne pensais pas être capable de ça ! Commenta le vaisseau.

– Je perçois un très léger retard dans la commande des diaphragmes. Rien de gênant, mais ça m’inquiète.

– Oui ; je fatigue un peu. Les réacteurs chauffent et les diaphragmes tirent sur mon ressort magnétique, d’autant plus pour des manœuvres physiques comme celle-ci. Ce sont les aimants qui les font se resserrer contre la pression de sortie des chambres de combustion ; ils sont dépendants du même couple que le reste de mon corps. Sans compter que chaque geste lutte contre le vent, et à cette vitesse, ce n’est pas négligeable. Pour un entraînement, c’est un sacré entraînement !

– Devons-nous recharger le ressort ?

– Non, ce n’est pas nécessaire ; il est à 101 pour sept. Nous avons encore le temps de nous amuser. Par contre, j’aimerais bien refroidir un peu.

– Naturellement. Dois-je atterrir ?

– Inutile. Volons juste tranquillement en cercles pour une ou deux oscillations. »

Le pilote abaissa la pression des réacteurs et réduisit leur vitesse. Il glissait sur le flanc puis sur le dos, tendait les bras vers l’avant et étudiait leur pénétration dans l’air, son écoulement sur leur peau chromée, ses remous autour de leurs jambes, et comment les accrocher pour orienter leur vol. Le rugissement des moteurs était régulier et paisible ; la flamme de la téralithe était douce, au creux de leur dos.

« Pouvons-nous aller sur une autre planète ? Songea-t-il.

– Oh ! Voulez-vous que nous fassions une simulation de mission interstellaire ? Proposa le vaisseau avec enthousiasme. J’en ai déjà faite sans pilote. Il y a un écrou-montagne, dans le désert du soleil, qui nous a servi de cible d’entraînement. Prenons quelques javelots et chronométrons le temps entre le décollage et l’atterrissage. Le but est d’aller sur le soleil, de détruire une sentinelle à l’épée, de frapper une cible sur la montagne avec un javelot, et de revenir ici.

– Ça semble intéressant. Les javelots sont sur le râtelier ?

– Oui ; Oracle a même conçu une nouvelle forme de javelot spécialement pour moi : lancés à pleine puissance, ils entrent en fusion simplement avec le frottement dans l’air.

– J’ai hâte de voir ça. Quelle est la meilleure procédure d’atterrissage ?

– La plus simple est de monter en chandelle au-dessus du point visé, de couper les moteurs et de se réceptionner. La plus élégante est de baisser et serrer les réacteurs, d’approcher le point à basse altitude, d’ouvrir brusquement les diaphragmes juste avant de couper l’alimentation, tout en ouvrant les ailes pour se poser en douceur. Mais je n’arrive jamais à calculer précisément ma trajectoire et, sans pilote, je manque toujours le point. Seul, je préfère atterrir en force.

– Essayons l’approche élégante, pour voir. »

Le vaisseau s’immisça dans le canal de perception pour désigner par un halo rouge une marque sur la piste d’atterrissage. Le pilote leur fit décrire un arc de cercle et rasa la piste en direction de la cible, moteurs à 0010 et diaphragmes à 11 pour conserver sa vitesse. Il calcula rapidement le point de décrochage en amont et, à l’instant où ils l’atteignirent, il passa les diaphragmes et les moteurs à zéro, et redressa leur corps face au vent. Il déploya les ailes de lévitation et leur donna un vecteur à pleine puissance vers l’arrière. L’air criait à travers les plumes d’or et d’argent et les runes chantaient à l’unisson. Le sol se rapprochait à grande vitesse ; le couple du ressort était remonté en prévision de l’impact, les jambes tendues, prêtes à fléchir au premier contact.

Le choc fut rude. Le vaisseau s’immobilisa, accroupi, trois pas plus loin que le halo rouge, qui se dissipait de leur vision.

« Ah ! Presque ! Mon calcul était optimiste sur la force des ailes. Celles-ci ne nous freinent pas autant que j’espérais…

– Pour un premier atterrissage, c’était plutôt impressionnant ! Je finissais toujours dans le décor, les premières fois.

– J’utilise mes circuits de calcul balistique, mais en rentrant les données de votre corps.

– Vous me considérez comme un gros projectile ? Badina le vaisseau.

– C’est une manière de voir les choses », répondit le pilote, partageant son amusement.

Ressort à 001, moteurs éteints, ailes repliées, température en baisse ; ils se dirigèrent paisiblement vers le bord de la piste. Le vaisseau avait délicatement repris le contrôle de ses membres et étirait ses vérins uns à uns.

« J’ai remarqué une série d’anneaux, sur votre dos. À quoi servent-ils ?

– Je ne souhaite pas répondre, commenta sombrement le vaisseau. J’espère que vous ne les verrez jamais déployés. »

Une vague angoisse en écho à un souvenir douloureux filtra à travers l’interface ka-métal.

« Pardonnez-moi. Je n’en parlerai plus. »

Le calme du pilote sembla rassurer le vaisseau, et la trace d’angoisse s’effaça lentement de l’interface.

« Il y a des actuateurs auxquels moi-seul ait accès, lâcha-t-il, tendu. Il y a une raison à cela, et je vous demande de ne pas chercher à en savoir plus.

– Bien entendu. »

Le pilote resta silencieux tandis que le vaisseau terminait sa brève routine. Sa tension sembla s’apaiser, et le pilote se détendit à son tour. Ignorant l’incident, ils s’approchèrent du râtelier d’armes au bord de la piste.

« Les javelots d’Oracle sont…

– Ceux-ci, termina le pilote en en saisissant un. Je les aurais reconnus entre mille. »

Sa fascination limpide coulait à travers leur interface. Il soupesait entre leurs mains une goutte de chrome torsadée longue de près d’une toise. En la regardant de près, ils voyaient leur propre masque reflété en mille répliques déformées. Chaque volute d’argent figée captait le clair-obscur d’Hexa pour le changer en une myriade de froides étincelles.

Le pilote dirigea son regard vers le soleil du domaine, qui orbitait près de l’horizon. Le vaisseau perçu clairement son intention. Il guida sa main vers sa hanche et y fixa le javelot.

« Prêt au décollage ? »

Une détermination cristalline traversa l’interface ka-métal.

« Des instructions pour le vol interstellaire ?

– Oui. Après le décollage, poussez les moteurs par paliers. Vers 1001 ou 1010, vous sentirez que l’air commence à devenir lourd et que monter l’alimentation agit de moins en moins sur la vitesse ; ce sont les vibrations qui s’accumulent vers l’avant. Pour les traverser, j’ai trouvé une méthode : ouvrir les diaphragmes en grand, pousser les moteurs jusqu’au mur, et refermer brusquement les diaphragmes. Le saut en vitesse fait traverser le mur et les vibrations ne s’échappent plus que vers l’arrière. Après ça, pour stabiliser une vitesse de croisière, rouvrez lentement les diaphragmes en montant les réacteurs en même temps, pour compenser. Généralement, je stabilise vers 1100 en parallèle, pour un long trajet. Pensez à garder un œil sur la température ; c’est une manœuvre qui stresse les moteurs. Après le mur, il vaut mieux ouvrir assez rapidement les diaphragmes et garder une trajectoire stable pendant quelques oscillations pour les laisser refroidir. »

Le pilote acquiesça. Il régla la sortie du ressort, sauta et lança les moteurs. Le vaisseau s’éleva comme une flèche blanche perçant l’éther. Il inclina sa trajectoire vers le soleil gris qui montait à l’assaut de l’horizon et augmenta progressivement l’alimentation des réacteurs. L’air devenait épais, presque gluant, et le fendre un effort de plus en plus grand.

« Je dois vous prévenir, intervint le vaisseau. L’air prend une viscosité vraiment spéciale, derrière le mur. Le moindre geste a un effet extrême sur son écoulement, et tous les remous se répercutent loin derrière, ce qui est très déstabilisant quand on a trop l’habitude de les contrer.

– Bien reçu. »

Le pilote se tendit, ouvrit grand les diaphragmes, et poussa encore les moteurs. L’appréhension du vaisseau leur causait des picotements à travers tout le corps. Quand la pression devint trop forte, le pilote plaqua les diaphragmes à 11. Le choc fut intense ; la détonation se répercuta à travers toute la planète. C’était comme plonger dans un océan de vif-argent ; comme traverser un rideau de métal en fusion tête la première. La douleur dans leur nuque et la brûlure dans leur dos étaient palpables. La chaleur des diaphragmes faillit leur faire lâcher les actuateurs. Le pilote se concentra et les desserra lentement. La tentation de réduire l’alimentation des moteurs était forte, mais il continua à les pousser malgré la température, sous peine de perdre trop de vitesse.

La trajectoire était stable. La chaleur refluait lentement. L’air s’écoulait comme un gel. Le soleil grossissait petit à petit tandis que la planète dans leur dos s’éloignait à toute vitesse. Les réacteurs chantaient à l’unisson dans le silence du vide.

Le pilote perçut une émotion étrange, à travers l’interface ka-métal. Il bloqua l’alimentation à 1100 et verrouilla le ressort magnétique à 000. Sa perception extérieure devenait floue, tandis qu’il se concentrait sur son lien vers l’autre noyau de ka qui filait à travers le vide à ses côtés. Faisant le calme dans son esprit, il s’ouvrit à cette émotion.

« Je me suis écrasé tellement de fois… entendit-il le vaisseau murmurer. J’ai détruit plusieurs corps avant de pouvoir traverser ce mur. Chaque fois, j’ai peur. Mais avec toi… Avec toi je me sens en sécurité. J’espère qu’un jour je n’aurai plus peur. J’espère que ce jour-là tu seras avec moi. »

Le pilote ne répondit rien. Il laissa toute son empathie couler librement à travers leur interface. Quelque temps plus tard, il reporta son attention sur leurs sens, déverrouilla le ressort magnétique et amorça la phase d’approche du soleil.

Ils survolaient le désert d’écrous à haute altitude. Le vaisseau désigna d’un halo rouge une montagne hexagonale qui se démarquait sur l’horizon, et le pilote ajusta le cap.

« Nous serons repérés par des sentinelles, lorsque nous plongerons vers la cible. Le but sera d’en fendre une au passage.

– On peut atteindre une cible immobile depuis l’orbite…

– … mais pour cet exercice, nous délivrerons le tir à courte portée, comme pour une cible mobile. En pratique, notre but sera souvent de passer au travers des contre-mesures qui intercepteraient un tir orbital.

– C’est vrai ; même une baliste interstellaire peut toucher une cible nue. Très bien ; descendons, nous y sommes presque. »

Le pilote amorça un geste vers l’épée arrimée entre leurs omoplates, que le vaisseau perçu instantanément.

« Dégainer à cette vitesse ? C’est du suicide ! »

Seule la calme assurance du pilote retraversa leur interface. Avec une lenteur extrême, il tendit les bras vers l’avant, puis en dirigea un dans son dos tandis que l’autre plongeait vers son torse en symétrique, laissant l’air couler en double hélice autour de leur corps. Leurs doigts se refermèrent sur la garde sans que leur trajectoire ne fut modifiée. Du pouce, il fit sauter le fourreau mécanique, et avec la même lenteur, il ramena l’épée vers l’avant, déplaçant l’autre bras en miroir, doigts écartés pour contrebalancer la friction de l’épée. En fendant l’air gélifié, la lame émit une note aiguë, pure comme le cristal. Le chant de l’ange qui ne frappe qu’une fois.

En bougeant à peine les épaules et les hanches, il incurva leur trajectoire vers la montagne en dessous d’eux.

« Si nous voulons frapper à cette vitesse, commenta le vaisseau, il va nous falloir une coordination parfaite. J’ai un accès encore plus fin que vous aux senseurs et mes réflexes sont meilleurs s’ils n’ont pas besoin de passer par vous. Mais je suis incapable de prédire l’écoulement de l’air comme vous le faite. Voilà mon idée : laissez-moi le contrôle du bras armé, et maintenez la trajectoire avec l’autre.

– Avec cette vitesse, la fenêtre de coordination va être extrêmement étroite. Il nous faudrait une synchronisation extraordinaire…

– Nous n’avons pas une interface ka-métal aussi pure juste pour échanger des sous-entendus. Ce ne sera pas aisé, mais je sens que nous pouvons le faire.

– Entendu. »

Un instant plus tard, alors que la montagne se rapprochait à toute vitesse, une sentinelle lévitante surgit de son champ de camouflage runique et émit une intense lumière prismatique. Le pilote joua des épaules pour dévier leur trajectoire vers elle, et…

Le temps sembla se déformer. Les deux noyaux de ka étaient tendus l’un vers l’autre à travers leur interface. Ils paraissaient si proches qu’ils pouvaient presque se toucher. Ni leurs cubes gravés ni les circuits qui les reliaient ne semblaient exister. Ils guidèrent leurs bras dans une parfaite spirale autour de leur corps. L’épée passa au travers de la sentinelle comme à travers une feuille d’aluminium, fendant son circuit central en deux moitiés égales. Ils replièrent l’hélice de leurs bras, ramenant l’épée au fourreau, une main sur le torse.

Le charme fut rompu, et le temps reprit soudain son écoulement habituel. Sans perdre un instant, le pilote dégaina un javelot et visa le point sur le côté de l’écrou géant que lui désignait le vaisseau. D’autres impacts des tests précédents marbraient le versant de la montagne. L’espace d’un geste, le vaisseau poussa la sortie de son ressort magnétique à 111. La lance partit droit vers sa cible avec la force de la foudre. Le recul déstabilisa leur trajectoire, que le pilote récupéra à temps pour négocier une ressource, glisser sur le flanc et frôler l’arête de l’écrou.

Dans leur dos, le projectile avait frappé. La pression formidable de l’air qui coulait à travers le javelot, canalisée par ses volutes étranges, l’avait chauffée à blanc. Il avait explosé en une immense gerbe de gouttelettes en fusion, et avait creusé un nouveau cratère de métal fondu sur la face de la montagne. L’impact s’entendit d’un horizon à l’autre du soleil, mais ne parvint pas à rattraper le vaisseau, qui filait déjà vers l’espace.

Les balistes sur le pourtour de la montagne, incapables de suivre la trajectoire de l’assaillant, n’avaient pas décoché un seul trait. Tandis que le cratère se solidifiait lentement, l’éclat blanc de ses réacteurs se fondait dans le ciel anthracite. Le silence retombait sur le désert d’écrous à mesure que leur rugissement s’éloignait à travers l’éther, tel un ange silencieux poursuivi par un dragon invisible.

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