Fragment : Reconstruction

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Hexa
Le Maître

Fragment

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Reconstruction


Il vint un moment où les ténèbres de l’inconscience furent indiscernables de la lumière aveuglante. Dans le lait pur capté par un œil neuf émergèrent des tâches ; des ombres, des indices de reliefs ; des mutations, témoins de mouvements. Au fur et à mesure que les filtres s’activaient et s’auto-paramétraient, le sens émergeait : les tâches et les mouvements devinrent contours et vecteurs ; le filtre d’agrégation des fréquences façonna les couleurs : le circuit de déduction des textures cracha la liste de probabilité des matériaux ; de l’autre côté, le filtre dimensionnel broyait les contours et les vecteurs et les remodelaient en volumes, distances et trajectoires ; enfin, à la racine s’éveilla l’algorithme d’analyse physique, et le monde fut soudain poids, forces, délais, capacités, que l’esprit derrière lui engloutissait goulûment, cherchant instinctivement assemblages, transmissions, causalité… signification.

Dans le verbe de cette signification, l’esprit vit une main éloigner un outil de son œil. Derrière cette main, il vit un réseau de lignes et d’angles, qui devint soudain un visage, lorsque l’algorithme de lecture sociale acheva son auto-diagnostique. Le masque mécanique exprimait bienveillance / concentration. L’esprit s’apaisa. La bouche s’ouvrit et parla, mais un bruit sémantique atroce se déversa directement dans l’esprit ; le filtre dimensionnel surchauffait pour capter touts les micro-mouvements des lèvres et la lecture sociale planta entièrement. La détresse tenta en vain de s’exprimer ; quelques actuateurs cliquetèrent dans le vide. Lorsque le visage fit à nouveau sens, il exprimait à la fois contrition / amusement. La main avait posé l’outil et signait :

« J’ai oralisé avant d’installer tes circuits de traitement auditifs. Pardon. »

Les questions s’amoncelaient et l’esprit en était pratiquement noyé. Dans l’atelier, un voyant attira l’attention du visage ; quelques mains branchèrent un câble et pianotèrent sur un clavier ; des lignes apparurent sur une console. Soudain, la question « Qui es-tu ? » fut associée en réponse à un identifiant unique non-verbal, et le visage, les mains, les bras et les épaules furent agrégées sous cet identifiant. La question « où suis-je » fut remplie par des coordonnées absolues, mais le circuit de localisation sauta lorsqu’il tenta d’accéder aux données cartographiques absentes. « Qui suis-je ? » demeura sans réponse. L’automate revint vers l’œil et signa à nouveau : « Tu n’étais pas censé·e reprendre conscience si tôt. Veux-tu te rendormir ou rester avec moi ? »

L’automate se pencha vers la console puis revint vers l’œil.

« Très bien. Je vais te bricoler un périphérique de sortie et… Je reviens dans deux vibrations. »

L’automate sortit du champ de vision. En l’absence de mouvement, le temps se délita entièrement. Lorsqu’iel revint, iel plaça une paire de mains sur l’établi devant l’œil ; l’un des longs câbles qui formaient sa chevelure les reliaient à la nuque de l’automate, et l’algorithme d’identification les agrégeait sous le même signifiant. Assis·e à l’autre bout de l’atelier, iel pouvait ainsi travailler et signer en même temps.

« Voilà. Je vais brancher une console sur ton domaine verbal. Ne t’inquiète pas, je n’accéderai pas à ton pré-verbal ni à ton inconscient ; seules tes pensées clairement formulées s’afficheront. »

Des lignes claires défilèrent rapidement sur le panneau noir, devant l’automate et le cube qu’il était en train de graver minutieusement.

« Zut, je ne connais pas cette langue, signèrent les mains détachées. Je vais demander un script de traduction à Ora. »

Quelques instants plus tard, un rouleau de boîte à musique tomba dans un réceptacle. L’automate lâcha brièvement le cube, attrapa le rouleau et l’inséra sous son torse. Les lignes continuaient à défiler sur la console mais faisaient désormais sens pour ellui.

« Simple question, signa-t-iel, ton discours intérieur est toujours aussi chaotique, ou devrais-je m’inquiéter ? J’ai l’impression d’être connecté·e à ton proto-verbal. Pour répondre à ta question, tes oculaires sont équipés de nombreux algorithmes d’analyse, capables notamment de lire la plupart des formes de communication visuelle. Leur sortie est branchée directement à ton niveau symbolique, là où il n’y a plus de concept de langue ni de verbe. C’est d’ailleurs pour ça que tu comprends ce que je signe, mais que tu ne peux isoler aucun mot que je prononce. Moi, j’ai branché ta sortie textuelle plus haut dans ta pile, par souci d’intimité ; c’est pour ça que j’ai besoin de décrypter ce que tu écris. Quand tu auras des mains, tu pourras utiliser leurs circuits intégrés de communication gestuelle. Oui, c’est un peu comme une mémoire musculaire artificielle. Celles que je viens de brancher n’en ont pas ; j’utilise mes propres circuits. D’ailleurs, puisque tu es éveillé·e, nous allons pouvoir gagner du temps sur la question de ton apparence. Ora m’a dit de commencer par une structure humanoïde, mais m’a prévenu·e que ton ancien réceptacle ne correspondait pas entièrement à ton schéma interne. Tu peux commencer à y réfléchir dès maintenant. »

L’automate posa le micro-graveur, rangea le cube sur son support et s’installa devant le poste de soudure. La console avait cessé de défiler à toute vitesse. Après quelques instants, une seule ligne s’y inscrivit :

« Je peux choisir ? Affichait-elle.

– Bien sûr, signèrent les mains détachées. C’est ton corps.

– Est-ce que je peux voir mon schéma interne ?

– Compliqué, mais pas impossible. Je pourrais lancer une reconnaissance de forme sur ton inconscient pour en extraire toutes les représentations humanoïdes et les réinjecter dans ton circuit visuel pour que tu puisses les voir et me dire laquelle est ton schéma.

– Ora savait. Comment ?

– Ora a une puissance de calcul largement supérieure à la mienne. Moi, je bricole à partir de ce que j’ai et de ce qu’iel m’a dit.

– Bien. Je veux voir mes représentations humanoïdes, s’il te plaît. »

L’automate posa le fer à souder et se rapprocha du clavier sur lequel iel improvisa une mélodie silencieuse. Lorsqu’iel en fut satisfait·e, un minuscule bataillon de fourmis mécaniques sortit d’une boîte et s’entassa dans un cylindre. L’automate le prit délicatement, s’approcha de l’œil, et vida le cylindre quelque part hors de son champ de vision. Tandis que l’automate regagnait le poste de soudure, l’esprit sentit sa concentration être dispersée par une saccade de souvenirs décousus : des gens, des vêtements, des corps aux formes innombrables. Des perceptions fantômes de nausée et de bourdonnement se mêlaient au flux visuel de l’atelier, dans le coin duquel la console se couvrait de symboles dépourvus de sens. Lorsque la nausée proto-sensorielle reflua, l’automate se releva, récupéra les fourmis dans le cylindre et les fit retourner dans leur boîte. Iel pianota brièvement sur le clavier et passa un ruban de cuivre à travers les mâchoires d’une sorte d’agrafeuse ; le ruban en ressortit comme une fine dentelle de jupon. L’automate fit lentement passer la dentelle translucide tout près de l’œil, mais rien ne sembla se produire.

« Cligne », signa-t-iel.

L’esprit réalisa qu’iel n’avait pas ressenti le besoin de cligner des yeux et n’en avait pas eu le réflexe. Iel cligna une fois, et l’atelier disparut. Il fut remplacé par un long ruban blanc comportant une série de silhouettes numérotées. Le ruban défilait lorsque le regard tirait à gauche ou à droite. L’œil cligna une seconde fois et se retrouva à nouveau dans l’atelier. Devant lui, les mains signèrent :

« J’ai essayé d’agréger les résultats avec un filtre de proximité et de pondérer les éléments par nombre d’occurrences décroissante, mais j’ai peur que la liste soit polluée par beaucoup de souvenirs. Est-ce que tu arrives à t’y retrouver ? »

La console demeura noire.

L’œil cligna.

L’esprit passa beaucoup de temps dans la liste, attentif·ve aux émotions nébuleuses que les silhouettes lui évoquaient. Certaines étaient inexplicablement terrifiantes ; d’autres lui inspiraient une colère rugueuse ou une nostalgie fanée ; beaucoup, vers la fin de la liste, lui étaient indifférentes, sauf une, qui lea plongea dans une profonde tristesse, comme un manque poussiéreux teinté d’une amertume résignée. Mais les silhouettes qui lui plaisaient le plus étaient dans les premières de la liste.

L’œil cligna. Dans l’atelier, la console avait déjà affiché les notes que l’esprit avait formulé intérieurement :

« #1 : positif… ?

#2 : terrifiant (sans raison claire)

#3 : malaise / honte / dégoût

#4 : positif… ? »

L’automate était toujours assis·e devant le poste de soudure. Son ouvrage était désormais un réseau de tiges souples qui formait un épais buisson argenté, auquel iel rajoutait méticuleusement des branches.

« D’après ce que m’a expliqué Ora, dit-iel, le #3 doit être le schéma de ton ancien corps. Il y a des chances pour que le #2 soit causé par un cauchemar récurrent ; dans tous les cas, je ne vois aucune raison pour que ton schéma interne provoque ce genre de réaction. Est-ce que tu voudrais développer tes pensées pour #1 et #4, pour que je puisse t’aider ? »

La console défilait déjà à toute vitesse :

« Les deux me plaisent. Je sens que j’ai une préférence pour #1 ; ça semble cohérent avec une plus grande pondération d’occurrences. Je trouve que #4 est esthétique ; peut-être même beau. Mais moins que #1, que je trouve vraiment magnifique. Je peux vraiment choisir mon corps ? C’est incroyable. Mes souvenirs sont flous, mais je crois que je n’ai jamais eu ce choix. C’est bizarre ; est-ce que j’étais un esclave ? Un outil ? #1 me parait tellement mieux que #3. Pourtant, ils se ressemblent un peu, non ? À vrai dire, ça m’inquiète. Pourquoi est-ce que j’ai des sentiments aussi négatifs envers #3 et aussi positifs envers #1, qui sont similaires, alors que #4, par exemple, est très différent, mais me plaît moins ? C’est incohérent, non ? »

Les mains devant l’œil signèrent calmement : « #4 est ton schéma interne. » La console devint noire, muette d’incrédulité. L’automate ajouta une dernière feuille à l’arbre d’argent, posa son ouvrage puis s’approcha de l’œil. Iel tenait à la main un câble de sa chevelure, comme une longue mèche de cuivre. « Je vais te confier une information personnelle, dit-iel. Je te demande de la traiter comme un secret. » Iel se pencha sur l’établi pour brancher sa mèche derrière l’œil, qui discernait les moindres imperfections de son torse en étain et l’éclairage de l’atelier qui se fragmentait sur les courbes de ses bras. Lorsqu’iel se redressa, deux formes étaient surimprimées de part et d’autre de son corps.

« Ceux-ci, dit-iel en signant avec ses propres mains, imité·e par ses deux reflets, sont mon schéma interne et mon fantasme corporel. »

Le reflet de gauche ressemblait beaucoup à l’automate ellui-même, si on excluait qu’il avait de vraies jambes et une tignasse de câbles mieux coiffée. Celui de droite, par contre, était très différent. Il était asymétrique ; l’une de ses épaules était hérissées de… de plumes ? De lames ? L’autre bras était squelettique, torsadé, terminé par une serre. L’automate et ses deux reflets regardaient la console du coin de l’œil, sur laquelle ne s’affichait une seule ligne.

« Ceci est une question intime, signèrent les trois corps à l’unisson, mais je veux bien te répondre. Je te demande de considérer ceci aussi comme confidentiel. »

L’automate se débrancha de l’œil et les deux fantômes disparurent. Tandis qu’iel retournait seul·e devant le clavier, ses mains détachées signèrent à nouveau.

« Il y a plusieurs raisons à cela, mais la plus simple est que je ne porte pas mon corps fantasmé parce qu’il est moins adapté à mon travail, et je préfère être productif·ve qu’être ###. »

Le dernier signe n’avait aucun écho direct dans le proto-verbal de l’esprit, pourtant iel en saisissait parfaitement le sens. C’était l’évocation d’une beauté puissante, activement séduisante ; un compliment intime.

« Il y a aussi une considération d’économie, signait l’automate tout en pianotant silencieusement. Je ne désirerais porter un tel corps qu’en des occasions très spécifiques. Ce serrait un luxe extrême d’immobiliser tant de ressources pour un usage aussi rare. »

Le mot « futile » émergea du pré-verbal mais fut fermement écarté. L’automate avait délibérément signé « rare », et préservait ainsi tout le respect dû à une chose précieuse.

« Il y a une autre raison… » Les mains détachées hésitèrent un instant, bien que celles sur le clavier poursuivissent imperturbablement leur travail. « Il s’agit moins d’un corps que j’aimerais habiter que d’un corps avec lequel j’aimerais interagir. »

La console était toujours vide. Les voyants indiquaient une intense activité pré-verbale à l’intérieur de l’esprit, mais tout le domaine verbal était parfaitement immobile. L’automate s’absorba dans son travail. L’œil cligna quelques fois, naviguant entre l’atelier et la liste au gré de ses réflexions.

« Le désir d’incarner un fantasme peut parfois être intense, signa l’automate après un long silence. Et lorsque le corps habité n’est pas aligné avec le schéma interne pendant trop longtemps, il peut se confondre avec le désir de réalignement. »

L’automate s’écarta du clavier, remit ses épaules en place et vérifia un à un l’ajustement des articulations de ses doigts.

« Il est dangereux de ne pas habiter son propre corps pendant trop longtemps », signa-t-iel distraitement avec ses propres mains pour achever sa routine de contrôle. Satisfait·e, iel se leva, attrapa la languette de cuivre dentelée restée sur un établi, et se tourna vers l’œil, une main sur la hanche, une expression question / avidité sur le visage. Les mains détachées levaient quatre doigts. L’œil cligna, contempla la quatrième silhouette, puis cligna à nouveau. La console n’afficha qu’un seul mot : « Oui ! »

L’automate fit un clin d’œil, saisit une pince coupante et débita le ruban, ne garda qu’un mince carré de dentelle entre ses doigts et laissa le reste tomber au sol, comme des pétales fanés. Iel passa le carré devant ses yeux, cligna, et hocha la tête avec une moue appréciative.

« J’ai hâte que les forges nous envoient les pièces pour assembler ça ! » signèrent les mains dans son dos. Iel se tourna soudain vers l’œil, avec une expression excuse / défensive intense.

« Pardon ! Signa-t-iel avec ses propres mains, manquant de lâcher le carré de dentelle. Je ne voulais pas commenter votre choix de… Ce n’était pas à moi de vous… J’avais juste hâte de me mettre au travail. »

L’esprit nota que le niveau de langage de l’automate venait de passer à un discours formel, mais, n’en comprenant pas la raison, iel rangea cette pensée dans un coin. La console se remit à défiler ; ce qu’iel y lu sembla détendre l’automate. Iel s’inclina avec humilité devant l’œil tandis que les mains détachées bafouillaient, à mi-chemin entre deux signes d’excuses formelles. Iel s’absorba dans la rédaction des instructions qui accompagneraient la dentelle de cuivre, puis expédia l’ensemble hors du champ de vision de l’œil.

Durant un long moment, personne ne parla. L’automate découpait de longues bandes de métal à l’aide d’un stylet à pointe rougeoyante, tandis que ses mains détachées restaient parfaitement inertes. L’esprit hésitait parfois à rompre le silence gêné, mais la console demeurait noire.

Le mouvement répétitif fut interrompu lorsque l’automate releva la tête, sûrement averti par un bruit que l’esprit ne pouvait pas entendre. Iel posa la lamelle d’acier qu’iel venait de découper, se leva et sortit du champ de vision.

Cette fois-ci, le vertige temporel dû à l’absence de mouvement fut moins intense.

Lorsque l’automate revient, iel regardait droit dans l’œil. Son expression faciale exprimait une fascination émerveillée, et ses mains jointes lui tendaient un objet grossièrement ovale comme le plus fragile des trésors. Ses mains détachées signèrent avec emphase, dans un registre redevenu presque intime :

« Regarde, petit Maître. Regarde : ton nouveau cœur. »

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