Fragment : Le Banquet d'Azaroth

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Azaroth

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Le Banquet d'Azaroth


Le démiurge ayant fini son œuvre, il rassembla tous les êtres qu’il avait façonnés de son sein autour d’un immense banquet. Il siégeait au centre de la table haute, érigée dans la plus grande salle de son palais ; Ori était à sa droite et Occi était à sa gauche. Il y avait également Céleste à la peau de cendres et à la robe de suie ; il y avait Tellur aux veines d’or et aux yeux rubis ; il y avait Yamura aux anneaux de lave et aux écailles de granite ; […] et tous les démons d’Azaroth, jusqu’au plus modeste. Il n’y avait à la table haute qu’une seule place vide, mais tous les immortels mangeaient, buvaient, riaient et chantaient la gloire de leur démiurge sans s’en soucier.

Soudain, la porte de la salle du banquet s’ouvrit en grand. Éréa parut, et instantanément le silence se fit. La dernière divinité azarothéenne traversa la salle à pas lents et s’installa à sa place attitrée. Nul n’osait faire un geste, mais Ori, empereur de la curiosité, ne put s’empêcher de parler le premier :

« Est-il vrai, Démiurge, que chacun de nous voit en notre adelphe Éréa la plus belle créature qui soit ? »

Le démiurge eut un geste vague pour toute réponse, mais ne cacha pas un sourire expectatif. Occi, à l’esprit tranchant, lança alors :

« Il existe un moyen simple de le savoir : que chacun décrive l’être qu’il vient de voir traverser notre assemblée. »

À ces mots, Tellur se leva d’un bond et frappa sur la table :

« Moi, je viens de voir une deuxième Céleste marcher jusqu’à nous, et cela me trouble beaucoup ! »

Toute l’assemblée éclata de rire, et soudain tous parlèrent en même temps. L’un voyait une bête sauvage, l’autre une créature douce, un autre encore une plante merveilleuse ; Ori voyait un sorcier à l’air subtil, Occi une guerrière farouche, […]. Quand l’agitation retomba, on pressa la silencieuse Céleste de parler ; elle finit par céder, et déclara dans un murmure ne voir auprès d’elle que la plus belle clarté du ciel descendue sur terre.

Yamura non-plus n’avait rien dit ; il était resté enroulé sur lui-même, fulminant, et personne n’avait osé questionner la redoutable divinité de la lave. Personne sauf Tellur, qui tira son trône de pierre vers lui et le poussa du coude.

« Et toi, canaille, tu ne dis rien ? Toi aussi, tu as vu double ? As-tu honte d’avouer qui pour toi es le plus beau ?

– Je n’ai pas honte, tête d’enclume. Je suis vexé que tu aies vu la même que moi.

– Ça alors ! C’est que tu as du goût, ma parole ! Et si tu tires une gueule aussi longue, est-ce parce que tu sais qu’il ne peut pas y avoir de compétition avec moi ?

– C’est parce que je sais qu’il n’y a pas assez de place pour nous deux sous le ciel. »

Et sans ajouter un mot de plus, Yamura se jeta sur Tellur pour tenter de l’étouffer, et Tellur empoigna Yamura pour tenter de le briser. Ils plongèrent sous la terre, et à travers tout Azaroth la lave et la roche s’affrontèrent pour avoir le dessus et enfermer l’autre dans les profondeurs.

Dans la grande salle de banquet, les divinités étaient en émoi. Certaines pariaient, d’autres espéraient, chacune débatait selon qu’elle préférait voir le liquide ou le solide émerger à la surface du pays. Le démiurge ne disait rien, car il savait, les ayant façonnés tous deux de son propre ka. Voyant son inaction, Occi se proposa de séparer lui-même les deux rivaux chahuteurs, mais Ori voulait d’abord chercher une solution pacifique.

« Céleste, dit-il, tu pourrais aisément mettre fin à leur querelle. As-tu une préférence pour l’un ou pour l’autre ? À moins que les deux ne te plaisent ?

– Je n’ai nulle préférence entre eux, adelphe, répondit Céleste. Et personne ne plaira à mon cœur en se battant pour lui. Qu’ils se départagent entre eux le petit honneur d’être au pied de ma demeure, je n’en ai cure ; ni l’un ni l’autre n’y entrera. »

Personne n’intervint, et la roche finit par sceller la lave dans les entrailles d’Azaroth, mais jamais les cimes n’atteignirent le seuil des cieux. Dès lors, Yamura fulminait, parfois il tempêtait, et sans cesse Tellur devait l’affronter. Les terribles coups du serpent faisaient parfois saigner la roche et éclater sous le ciel son ichor rougeoyant, et en réponse les coups de la pierre raisonnaient d’un bord à l’autre du petit continent. Leurs querelles incessantes façonnèrent les monts d’est et d’ouest et noircirent encore le ciel, sous le désintérêt de Céleste.

C’est ainsi que le banquet d’Azaroth fut remémoré, mais personne n’avait remarqué qu’Éréa s’était éclipsé·e, et nul n’avait songé demander au démiurge comment lui l’avait vu·e.