Fragment : La Mer Sera Toujours Là

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Les Terres Noires

Fragment

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La Mer Sera Toujours Là


Le cimetière était bel et bien là. Les lettres du défunt sorcier n’avaient pas menti : au sommet de la falaise, dissimulé par les pins, après un sentier tortueux que n’empruntaient plus que les sangliers depuis des décennies, il y avait bien quelques tombes éparses, tapies sous les aiguilles sèches. Hormis les pierres tombales mangées par le lichen, un unique caveau se tenait serré entre deux cèdres noueux. Un banc de pierre, à deux pas de la falaise, contemplait la mer.

Le jeune homme se souvenait pas cœur du nom et des dates trouvées dans la correspondance de son aïeul, mais identifier la sépulture ne fut pas si simple, tant les inscriptions dans le granite avaient souffert des intempéries. Heureusement, le caveau ne portait pas son nom, et les pierres n’étaient pas nombreuses. Seules deux portaient des fragments de date correspondants, mais les épitaphes étaient illisibles, hormis quelques lettres, dont une seule appartenait au nom recherché. Il s’agenouilla avec émotion devant le petit monticule d’aiguilles de pin, et les écarta de la main pour révéler la terre noire. Il songeait au chemin parcouru, à celui qui était encore à faire, avant de retrouver son héritage, et à ce moment présent, cette étape cruciale, cette rencontre avec une ancêtre.

Il posa son sac, en sortit la tête de pelle, et la fixa sur son bâton de marche : une vieille astuce de pilleur de tombe, dont l’outil emblématique éveille toujours la suspicion des honnêtes gens. Même s’il ne se sentait nullement malhonnête, il lui aurait été difficile de prouver son ascendance.

Le fer se mit à mordre la terre, et lorsqu’il mordit le bois pourri, la pelle se fit délicate. Bientôt, les mains gantées murent à nu les premiers os, et fouillèrent jusqu’à excaver une main. Elle portait une bague d’argent sertie d’une petite pierre verte, et la preuve fut faire. Le jeune homme l’ôta délicatement, reposa le bras en terre, et leva la bague dans la lumière du soir. Un sentiment étrange l’envahit ; il songea aux souvenirs oubliés, aux vies passées, aux joies et aux peines qui ne laissaient d’autre trace en ce monde qu’un nom dans la pierre. Il était empli de cette conscience paisible qu’un jour il en irait de même pour lui, mais qu’il faisait partie d’un grand cycle qui ne s’arrêterait jamais.

Il ôta un gant, passa la bague à son doigt, et la contempla un instant. L’instant d’après, une douleur aveuglante lui traversa la poitrine. Une pointe de flèche dépassait de son torse. Il eut le souffle coupé, des fourmis dans les doigts, le sol tendre sous les genoux, le voile qui recouvre l’esprit, et en une seule seconde, tour à tour, la panique, le désespoir, puis l’acceptation, et le calme. Il ne sentit pas sa joue tomber contre le tapis d’aiguilles sèches.

* * *

« Ha ! T’as vu ? En plein cœur !

– Tu sais ce qu’il faisait ici ?

– Il pillait une tombe.

– Tu en es sûre ?

– Suffisamment.

– Et si tu te trompes ? »

* * *

Un mot intense l’arracha de son dernier sommeil. Il ouvrit les yeux et se redressa, les jambes raides, le cœur silencieux. La douleur était distante, les sens émoussés. Deux kères lui faisaient face. Il n’en avait jamais vu, mais il connaissait comme tout le monde les litanies qui décrivaient ces divinités d’apparence féminine, et leurs attributs : le sabre, l’arc, et la cape rouge comme le sang. L’une était inhumainement pâle, et tenait encore son arc en main. Le cadavre posa un doigt sur la pointe de flèche fichée dans son cœur, et jeta un œil à la pelle restée au sol. La situation faisait sens. L’autre kère avait la peau sombre comme l’écorce des cèdres, contrastant avec ses longs cheveux argentés. Elle semblait commenter avec désapprobation l’acte de sa sœur, mais parlait le Verbe, hermétique à tous sauf aux moins humbles des mortels. Celle à l’arc dégainé s’approcha de sa victime et l’interpella en ternorien : pris en flagrant délit de piller une tombe, il lui devait une décennie de servitude, avant que son âme ne franchisse l’Achéron pour le Jugement Dernier. Le jeune homme aurait pu supplier, négocier, pleurer comme tant d’autres sa vie injustement raccourcie ; mais il resta droit, et ne déclara qu’une chose : cette tombe était celle de son ancêtre, et cette bague son légitime héritage. La kère aux cheveux blancs s’avança alors, et ouvrir le grand livre attaché à sa ceinture. Elle demanda son nom au mortel, et tourna les pages…

* * *

« Je croyais que c’était ton grimoire…

– Il y a des siècles que je connais mes sorts par cœur.

– Où as-tu eu ce Registre ?

– Les Bergers en ont eu assez que je les dérange sans cesse…

– Tu fais du zèle…

– Tu es négligente.

* * *

Ayant trouvé la page recherchée, elle tendit le Registre devant le mortel, mais ne fut pas satisfaite. Elle l’accusa d’avoir menti, et le jeune homme baissa les yeux pour la première fois. Il avoua que ce nom n’était pas celui de son baptême, et qu’aucun prêtre ne l’avait entendu. Les yeux fixés au sol, il lui donna son ancien nom ; un nom indéniablement féminin. La kère ne s’en troubla pas ; elle feuilleta à nouveau le Registre, puis le tendit à nouveau devant lui. Une ligne sur la page s’illumina. Elle répéta le premier nom qu’il lui avait donné ; il acquiesça ; elle raya l’ancien et inscrivit le nouveau à sa place. Puis elle le questionna sur la tombe profanée, chercha le nom de l’aïeule, et tendit le grimoire au-dessus de la terre retournée. Une ligne s’illumina, et elle constata qu’il disait vrai. Lorsqu’elle eut fini de retracer la généalogie qui les reliaient, elle se tourna vers sa sœur, désapprobatrice.

* * *

« Et maintenant ?

– Quoi ?

– C’est toi qui lui devrait une décennie de servitude.

– N’importe quoi.

– Tu lui dois au moins une obole.

– Je n’en ai plus, de toute façon.

– Tu comptes faire quoi ?

– L’enterrer ici.

– Les Bergers ne passent plus depuis longtemps.

– Et alors ?

– Porte-le au moins jusqu’à une nécropole.

– Porte-le toi-même, si tu te sens aussi généreuse. »

* * *

La kère à la peau translucide s’en fut. Celle aux cheveux blancs soupira. Elle donna une obole de plomb au jeune défunt, et lui dit qu’il était libre de payer le Nocher quand bon lui semblerait. Puis elle s’assit sur le banc de pierre et contempla la lune se lever sur la mer.

Il regarda l’obole ; il regarda la bague ; il regarda la pelle. Il songea à s’enterrer lui-même ici et à dormir pour de bon, ou à marcher jusqu’au cimetière de la ville la plus proche et d’y attendre le prochain Berger, qui le ferait passer dans l’Érèbe, d’où il paierait un Nocher pour franchir le premier des derniers fleuves. De ce côté-ci de l’Achéron, il n’avait ni famille ni amis, et son héritage convoité lui semblait à présent bien dérisoire. Marcher dès maintenant vers sa prochaine vie semblait la chose la plus raisonnable à faire. Pourtant, un sentiment étrange le faisait hésiter. Indécis, mais libéré de la dictature du temps, il s’assit à côté de la kère, et osa lui demander ce qu’elle comptait faire d’elle-même.

Elle tourna son regard vers lui, et du fond de ses yeux, il distingua des étoiles, des nébuleuses, des galaxies lointaines, une nuit rien qu’à elle.

* * *

« Je vais attendre ici jusqu’à ce que ce banc de pierre tombe dans la mer. Il y a un siècle, la falaise était un pas plus loin ; dans un siècle, elle sera un pas plus près. Mais la mer sera toujours là. La lune et les étoiles n’ont pas besoin de moi. C’est très bien ainsi.

Durant des siècles, j’ai affronté les nécromanciens les plus récalcitrants, les sectes les plus secrètes, les démons les plus retords. J’ai vu cette terre rougir du premier sang de tes ancêtres ; j’ai vu cette pierre érigée pour leur première cathédrale ; j’ai vu leurs bateaux brûler pour sceller le destin que tu subis encore ; je guide les âmes égarées depuis autant d’années qu’en compte ton calendrier.

Autrefois, j’étais comme elle… Non. J’étais bien plus qu’elle. Je couvrais un territoire trois fois plus grand que le sien. Aucune âme ne pouvait s’y perdre sans que je ne l’entende ; aucun revenant ne pouvait s’y cacher sans que je ne le débusque ; aucun mortel ne pouvait échapper à la justice divine sans que je ne le traque et le traîne jusqu’au Tartare.

Est-ce que j’ai trop porté sur mes épaules ? Est-ce que mes jambes sont allées trop loin ? Est-ce que mes yeux en ont trop vu ? Est-ce que la magie m’a trop donné ? Est-ce qu’elle non-plus, elle ne veut plus ?

Et moi ? Qu’est-ce que je veux ? Je suis une kère : je ne peux rien vouloir d’autre que guider les âmes vers leur prochaine vie. Mais peut-être existe-t-il d’autres chemins… Je crois que je suis fatiguée. Je crois que je veux rester ici. Je pourrais faire de ce cimetière un lieu pour les âmes indécises ; un endroit où elles pourraient prendre le temps de décider, de faire le deuil d’elles-mêmes ; leur offrir l’occasion d’errer paisiblement, loin du monde des vivants, et en marge du monde des morts. Un lieu où l’on puisse poser les armes et arrêter de se battre. Je crois… Je crois que j’ai besoin de ce lieu. »

* * *

Il se leva et s’approcha de la falaise. La kère ne bougeait pas. Elle profitait du vent du soir, de la clarté des étoiles, de l’odeur des pins, du chant des insectes… Il sourit à la lune, soupesa l’obole de plomb dans sa main, et la jeta dans la mer.