Fragment : La Prison d'Hérisy

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Azaroth
Gladys

Fragment

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La Prison d'Hérisy


Avant que le seigneur d’Azaroth ne perde son cœur, on appelait cet endroit le Temple d’Hérisy. À l’époque, l’entrée de la gorge était encadrée par deux titanesques rosiers, dont les rameaux s’entremêlaient sur plusieurs toises de haut. Les rares fervents de la déesse végétale se glissaient entre leurs épines pour lui offrir de précieuses gouttes d’eau, ou comme elle pour venir y trouver une quiétude solitaire.

Mais lorsque le seigneur y envoya ses opposants, afin que les ronces les privent de paroles, Hésiry sombra dans la démence. Rendue folle par les suppliques incessantes de ses hôtes imposés, elle trancha les rosiers à l’entrée de sa demeure et l’obstrua par un épais buisson d’épines, qui ne s’écartait que pour laisser entrer ses nouvelles victimes. Les rebelles tentèrent un jour d’en libérer leurs alliées, mais leurs épées se brisèrent sur les lames de bois, leurs haches s’émoussèrent sur les sarments noueux, et tous furent broyés et happés par le cerbère de la prison d’Hérisy.

Il vint pourtant un jour étrange, de ces jours qui semblent vouloir être les derniers, aux nues si sombres qu’elles sont comme le serment d’airain que nul soleil ne les crèvera jamais, où Gladys se présenta à la porte de bois. Le cerbère d’épine gronda, comme si les mains vides de la noyée portaient le seul fer capable de le fendre.

« Tu n’es pas là pour m’empêcher d’entrer », lui murmura-t-elle simplement.

Le buisson géant se tordit, grinça, convulsa, mais il ne lui céda pas le passage, comme s’il devinait, comme s’il savait déjà que cette âme mortelle qui se livrait à lui causerait sa perte. Gladys s’avança alors et se pencha en lui ; ses mains écartèrent délicatement ses épines, son ventre se colla contre son écorce nue, ses bras se tendirent vers son tronc. Elle choisit une aiguille et s’y piqua le doigt ; elle laissa perler son sang immobile et en fit tomber une goutte entre ses racines.

« S’il te plaît », murmura-t-elle.

Le cerbère de bois se mit à bruire, et ce son évoqua aux oreilles de Gladys une musique qu’elle n’avait pas entendue depuis le jour de sa mort : le bruit de la pluie sur les feuilles. Les ronces s’ouvrirent, et la noyée pénétra indemne dans la demeure d’Hérisy.

* * *

Les parois de la gorge étaient couvertes de rosiers, dans les vrilles desquels étaient retenus prisonniers les démons rebelles. Les longues épines traversaient leurs corps et la douleur perpétuelle muselait leurs esprits. À chacun, Gladys adressait un mot, un geste, un regard compatissant. Sur son passage, les gémissements se muaient en silence ; au fur et à mesure fleurissait l’espoir.

Le fond de la gorge était envahi par les ronces, qui entouraient la tête tranchée d’une rose géante. À genoux sur son trône fané, Hérisy se tenait la tête entre les mains et marmonnait une mélodie décousue. Les épines de ses doigts étaient fichées dans son visage, et des fumerolles d’ichor s’échappaient de ses yeux opaques.

Gladys se glissa entre les ronces et s’approcha de la fleur tranchée. Hérisy écarta les doigts pour la fixer un instant, avant de jeter sa tête dans les pétales fanés.

« Va-t’en ! Va-t’en ! » hurla-t-elle. Ses ongles lacéraient sa nuque et son râle se changeait en sanglots convulsifs.

« Pauvre Hérisy, souffla Gladys. La dernière fois que je t’ai vue, lorsque je suis arrivée en Azaroth, ta chevelure était couverte de fleurs, et ton temple était un havre de paix. C’est ton seigneur qui t’a infligé ça. Mais il y a de l’espoir. Regarde… »

Gladys glissa la main entre ses seins, sous sa poitrine, écarta ses côtes et exhiba un cœur d’améthyste palpitant.

« Ton prince est rentré d’exil, et il est prêt à monter sur le trône à la place de son père. J’ai gardé le cœur de ton royaume durant tout ce temps, et aujourd’hui, il va reprendre sa place. Mais pour cela, nous avons besoin de toi. »

La voix de la déesse s’éleva du trône mort en un murmure brisé :

« Rien ne sera plus jamais comme avant. »

Touchée par ces mots plus qu’une autre, la morte inspira profondément, et durant ce bref instant, les visages de sa famille flottèrent dans sa mémoire.

« C’est vrai, dit-elle. Chaque seconde qui passe est perdue à jamais. Mais l’avenir…

– Tu n’es là que pour le trône d’Azaroth ! Coupa Hérisy.

– C’est ton prince qui veut le trône. Moi, je suis là pour toi. »

La déesse écarta à nouveau les doigts pour révéler un œil embrumé d’ichor.

« Tu es prête à te sacrifier pour lui ? Tu n’es qu’une âme mortelle aveuglée par l’amour. Il t’utilise comme un pion !

– Rien n’est plus faux ! S’emporta la noyée. C’est moi qui ai gardé vivante la flamme de cette rébellion pendant toutes ces années, et c’est lui qui est venu demander mon aide. Je n’ai aucun sentiment envers lui.

– Menteuse ! Hurla Hérisy. Pourquoi aujourd’hui ? C’est pour lui ! Menteuse… Menteuse… » sanglota-t-elle.

Gladys soupira. Elle replaça le cœur d’Azaroth entre ses poumons et rajusta son chemisier.

« Sais-tu où est mon cœur, Hérisy ? Dit-elle sèchement. Perdu dans le néant au-delà du rempart nord de la cité. C’est moi qui l’ai fait taire. C’est moi qui l’ai traîné jusqu’au bord des mondes. Mon amour va à Azaroth, et à personne d’autre ! »

À ces derniers mots, Hérisy se redressa, comme frappée de stupeur ; ses mains tombèrent de son visage comme des feuilles mortes. Ses yeux s’emplirent de larmes, qui ruisselèrent dans les cicatrices de ses joues.

« Astarté, souffla-t-elle, pardonne-moi. »

Elle glissa jusqu’à terre, saisie de hoquets plaintifs, et rampa hors du massif de ronces, traînant derrière elle sa chevelure buissonneuse. Elle s’avança maladroitement entre les parois rocheuses, devancée par le flot de ses larmes, dans le sillage duquel naissaient des tapis de mousse et des bosquets de fougères. Au passage de la déesse, les rosiers se dénouaient et se couvraient de fleurs, libérant leurs prisonniers, qui s’effondraient dans le duvet végétal. Hérisy, larmoyante, allait de corps en corps, et ployait jusqu’à leurs lèvres desséchées les bouquets chargés de nectar.

« Pardon, pardon, bégayait-elle. Pardon… »

Lorsqu’elle fut parvenue à l’entrée de la gorge, l’immense buisson d’épines lui barra le passage. Nourrit par l’offrande de la mortelle, le cerbère végétal s’était paré d’une crinière de fleurs écarlates. La déesse s’approcha de lui mains ouvertes, mais il darda ses aiguilles et poussa un long grincement menaçant. Elle recula devant la colère de sa créature, mais elle sentit la main de Gladys se poser sur son épaule.

« Ta compassion n’est pas une faiblesse », murmura-t-elle à son oreille.

Hérisy inspira et, en trois pas, elle franchit les sarments mortels. Les lames végétales lui arrachèrent de longs filets d’ichor, mais ne purent interdire le passage à son ka. Parvenue au cœur du gardien, elle reçut toute sa haine, et lui demanda pardon.

« Tu es né de ma souffrance. Je t’ai fait pour faire souffrir, et aujourd’hui je dois te défaire. Je suis tellement désolée. »

Ses mains en coupe recueillirent une fleur de sang, et ses ongles effilés en sectionnèrent la tige. Aussitôt, toutes les autres corolles perdirent leurs couleurs et tombèrent en poussière. Le buisson sécha, cassa, s’effondra, et le vent de la plaine emporta ses cendres. À l’entrée dénudée de la gorge, il ne restait plus qu’Hérisy, serrant toujours les pétales carmins contre son cœur.

Gladys s’approcha et l’aida à se relever. Derrière elle venaient les affranchis encore capables de marcher, soutenant les plus faibles, trébuchant vers la plaine, avides de s’abreuver d’horizon. La déesse les rejoignit, épaulée par la mortelle, à qui elle confia :

« Merci, petite âme. Tu m’as rappelé envers qui allait ma loyauté. »

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