Un Jour de Lassitude
Vint un jour de lassitude où le Seigneur congédia sa suite, où il demeura seul devant la source du fleuve incandescent, et où seul il posa son armure à terre.
Il déposa la lame aux deux crocs, le moyen que justifient certaines fins ; il ôta la couronne, qui masquait son visage ; il défit les épaulières, blessures l’une de la chair, l’autre de l’esprit ; il retira les gants, habités de la force de tout un royaume ; il s’extirpa du plastron, des cuissardes, des bottes du fer le plus lourd de la création, de ce bastion inébranlable qui suivait chacun de ses pas.
Ainsi, la dernière servante du trône fut nue, et nue elle s’assit sur la berge de pierre du jeune fleuve, drapée dans la solitude et la lassitude.
Elle médita sur ce qu’il en coûte d’être inébranlable, sur la responsabilité de porter un royaume dans ses mains, sur le sacrifice d’un visage à cacher, sur ce mal que certaines fins disent nécessaires.
Ainsi pensive, elle extirpa de sa poitrine le cœur d’améthyste palpitant ; à moins qu’il ne s’extirpât lui-même de sa poitrine, comme elle l’avait fait de son armure, comme si lui aussi voulait se dévêtir d’elle. Et ainsi mis à nu, le cœur du royaume céda à la lassitude.
Soudain frappée d’une sibylline clairvoyance, la dernière servante du cœur le tint dans ses mains et lui dit : « Je sais ce qui doit être fait. » Et sans un mot de plus, elle s’élança nue hors de la salle du trône, serrant son cœur contre sa poitrine.
Les gardes virent ainsi leur Seigneur franchir la porte de la salle du trône, et s’écrièrent :
« Seigneur ! Où courrez-vous ainsi ?
– Je m’en vais ouvrir mon cœur à la plus grande lumière d’Azaroth !
– Nous sommes loyaux envers le trône ; nous ne pouvons permettre au cœur de le quitter. »
Les gardes s’élancèrent à sa poursuite, mais sans son armure, le Seigneur était mille fois trop rapide.
Ori et Occi virent ainsi leur Seigneur sortir du palais, et s’écrièrent :
« Seigneur ! Où courrez-vous ainsi ?
– Je m’en vais chercher conseil auprès de la plus sage mortelle d’Azaroth !
– Nous sommes loyaux envers le royaume ; nous ne pouvons permettre au Seigneur de le trahir. »
Les divinités jumelles s’élancèrent à sa poursuite, mais sans son armure, le Seigneur était mille fois trop léger.
Le peuple vit ainsi son Seigneur traverser la cité et s’écria :
« Seigneur ! Où cours-tu ainsi ?
– Je m’en vais dire à Gladys que je l’aime.
– Je suis ton peuple, et je ne peux te permettre de m’abandonner. »
La foule des démons s’élança à sa poursuite, mais sans son armure, le Seigneur était mille fois trop anonyme.
* * *
Le cœur guida ainsi sa dernière servante, seule, en dehors de la salle du trône, du palais de basalte et de la cité volcanique. Il chemina dans sa main le long du jeune fleuve de lave, jusqu’au cimetière de tombes de pierre noire, et jusqu’au ponton du Dernier Quai. Parmi la sporadique compagnie des âmes défuntes, Gladys était silencieusement assise sur la dernière roche qui surplombait la cascade. Le Seigneur vint à elle et laissa parler son cœur :
« Mortelle, je viens chercher conseil auprès de toi. Je suis las de battre dans une prison de fer, et j’admire l’intense liberté que tu es venue chercher en mes terres reculées. Un royaume entier pèse sur moi, mais je sais que tu partages l’amour que j’ai pour lui. Je ne souhaite rien de moins que le meilleur pour son peuple, mais les outils de mon règne ne sont que dureté et tyrannie. Je veux une dynastie de clémence, la lumière d’un despote éclairé, le règne éternel de la concorde. Il n’y a que par toi que je souhaite être porté ; c’est dans ta poitrine que je veux battre. »
La morte considéra le cœur d’améthyste sur la main de sa dernière servante, et les mots trouvèrent finalement un chemin à travers son éternelle langueur :
« J’ai fait taire mon cœur en le traînant par-delà les frontières de ton ultime royaume. Je n’en désire aucun autre. Une poitrine silencieuse est la seule chose à laquelle j’aspire désormais. J’aime ce pays de cendres et d’obscurité, mais je ne suis pas sûre d’aimer la même Azaroth que toi. Tu n’as que dominance à la bouche. Renverse ce trône, abat ces murailles, éteint cette lignée ; c’est là le seul conseil que tu trouveras auprès de moi. »
Troublé par ces paroles, le Seigneur hésitait. Cet impensé était-il seulement plausible ? Cet horizon était-il seulement accessible ? Mais le doute n’eut pas le temps de fracturer entièrement l’inébranlable certitude : l’armure du Seigneur interrompit le concile de la première dissidence. Elle se dressa parmi les tombes et brandit son épée ; elle en menaça son esclave qui, vide, l’avait abandonnée. Le premier paria pressa son cœur dans les mains froides de la mortelle, et se retourna pour faire face à la charge écrasante qui l’avait rattrapé.
« Une autre voie est possible ! » Cria-t-il, mais cette dernière parole ne fut pas écoutée. La lame aux deux crocs le traversa de part en part. Gladys s’en fut, horrifiée par l’inflexible tyrannie.
L’armure creuse demeura longuement penchée sur le corps qui jusqu’alors l’avait habitée, l’observant avec une fascination absente se déliter en épaisses volutes d’ichor, et se diluer lentement dans la lave qui depuis le cimetière tombait dans les profondeurs de la pierre.
Ce fut ainsi, par un jour de lassitude, que le cœur d’Azaroth éluda le trône, et que la première étincelle d’une rébellion fut allumée.