L'Antre du Maître des Écrous
Thyrio planait à travers l’éther gris d’Hexa. L’Horloger était resté sans voix lorsqu’il avait déployé ses ailes de démon. Il l’avait abandonné sur la petite lune rouillée ; il n’y avait désormais plus qu’une chose qui comptait : prendre le cœur de la créature ailée. Suivre sa piste n’était pas difficile : sa triple paire d’ailes laissait dans l’éther la trace caractéristique des runes de lévitation, bien que celles-ci soient d’une facture étrange. Sa course entre les astres relevait d’un calcul rigoureux et d’une parfaite prédiction des mouvements d’Hexa, et l’amenait directement vers le soleil du domaine des écrous.
Planant sur ce tracé invisible, Thyrio réfléchissait. L’entité qu’il avait détruite sur la lune rouillée était certainement un avatar mineur : il avait absorbé son ka en lui arrachant le cœur. Puis était venue cette créature ailée, cette silhouette mystérieuse, que l’Horloger avait immédiatement identifiée comme porteuse du futur cœur de Thyrio. Qu’était-elle venue chercher dans les débris de l’avatar ? L’Horloger avait gardé son petit cœur, et sa cape de maille était restée où elle était tombée. Et elle, cette créature aux six ailes amovibles, à la poursuite de laquelle Thyrio s’était jeté, qui était-elle ? Le parangon de cet avatar ? Son supérieur dans la hiérarchie du domaine des écrous ? Son supérieur à quel degré ?
La piste éthérique contourna une planète et le soleil apparut. Il n’était soleil que dans la classification des astres : il ne brillait pas et n’était pas différent d’une grosse planète. Sa surface, en revanche, était singulière : un désert de dune que Thyrio savait fait d’innombrables écrous, tous de tailles et de matériaux disparates. Les plus grands étaient si prodigieusement grands qu’ils se distinguaient depuis cette distance astronomique. En approchant ainsi d’un monde par le ciel, il retrouva des souvenirs confus d’un temps où Thyrio n’était pas encore son nom. Mais il n’avait pas le temps de traquer ces souvenirs fugaces à travers la forêt de son monde intérieur.
Le sillage de la créature ailée amorçait une descente vers le centre d’un écrou de la taille d’une montagne. Alors que le démon fléchissait les ailes pour descendre vers la surface du soleil, quelques machines en lévitation autour de lui surgirent de leur aura d’invisibilité et brillèrent d’une intense lumière irisée. Loin en bas, sur le pourtour de l’écrou géant, des balistes automatiques prirent pour cible l’intrus révélé. Elles projetèrent vers lui des harpons chauffés au rouge par un courant galvanique avec une précision mécanique. Thyrio esquiva de peu le premier projectile incandescent et rétablit son vol juste à temps pour s’apercevoir que le second avait déjà prédit son mouvement. Il n’eut que le temps de s’envelopper dans ses ailes et de prononcer une incantation. Le pieux explosa en une gerbe de gouttelettes en fusion contre son corps changé en pierre. Prisonnier de son propre sort, contraint d’attendre que la pétrification se dissipe, Thyrio songea qu’il y avait quelqu’un, quelque part, qui prenait tout cela très au sérieux.
Lorsqu’il recouvrit ses sens, quelques instants plus tard, Thyrio sortit du cratère que sa chute avait creusé dans le sable métallique. Il se trouvait désormais en contre-bas de l’écrou-montagne, au centre duquel était passée la créature ailée. Les balistes qui l’avaient contraint à un atterrissage forcé devaient se trouver juste au-delà de sa crête. Passer furtivement entre elles, même avec un sortilège d’invisibilité, semblait voué à l’échec. Les alentours devaient grouiller de sentinelles lévitantes comme celles qui avaient repéré son approche. Il devait exister d’autres entrées vers les entrailles du soleil, mais elles ne seraient sûrement pas moins gardées que celle-ci. Le passage en force était la meilleure option. En outre ces balistes étaient conçues pour défendre cette entrée contre une attaque aérienne, et semblaient redoutables contre des engins massifs ou nombreux. Au sol, elles se couvraient mutuellement, mais elles n’étaient pas faites pour arrêter un guerrier seul ne cherchant qu’à passer.
Sa décision était prise. Thyrio puisa dans son mana et dans les fragments de ses lointains souvenirs, et évoqua devant lui une colonne de flammes. Il appliqua sa volonté à lui donner une forme, une densité, et sous son effort se matérialisa une épée incandescente, faite de magie pure. Ainsi armé, le démon gravit les dunes qui s’entassaient contre l’écrou géant puis, parvenu au pied de sa surface verticale, se hissa vers son sommet à la force de ses ailes. Il savait que les six balistes étaient réparties aux coins de la montagne hexagonale, au bord de la falaise. Son ascension visait l’angle le plus proche, et il surgit exactement devant l’une d’elles. Il eut tout juste le temps de voir l’arc galvanique chauffer le harpon encoché avant que son épée ne fracasse la machine. La force qui tendait l’arc en projeta les fragments jusque de l’autre côté du plateau. Thyrio arracha son épée des restes fondus de la baliste, juste à temps pour dévier les projectiles que les deux autres lui avaient décochés. Ceux des trois plus lointaines étaient toujours en vol lorsqu’il se jeta en avant et plongea dans le gouffre circulaire au centre de la montagne, vers l’inconnu et les profondeurs du soleil du domaine des écrous.
* * *
Entre la lumière pâlissante de la surface et la lueur grandissante des profondeurs, son épée manaforgée éclaira brièvement le taraudage intérieur du gouffre. Durant sa chute, que ses ailes déployées ralentissaient à peine, il se demanda s’il existait une vis au filetage correspondant, et ce qu’il adviendrait si elle venait soudainement condamner cette montagne. Sa distraction fut interrompue par la fin de sa chute : il déboucha dans une caverne métallique aux angles vifs et à la lumière crue. Plusieurs machines s’y alignaient ; leurs dimensions s’échelonnaient de la barque au navire, et de nombreux automates humanoïdes s’affairaient autour d’elles.
Thyrio se posa sur la plateforme dégagée sous le large puits. La piste des runes de lévitation s’arrêtait ici. Il comptait invoquer des démons pour retrouver le porteur d’ailes, mais il doutait qu’on le laisse tranquillement attendre le retour de ses limiers. Confirmant ses craintes, les automates interrompirent leurs tâches et encerclèrent la plateforme. La lumière blafarde rendait leurs visages lisses encore plus inquiétants, et les lourdes clefs à molettes qu’ils dégainaient de leurs ceintures d’outils ne présageait rien d’amical. Pas de douleur, pas de peur, même pas d’instinct de survie. Thyrio réalisait que la plupart de ses armes seraient inopérantes contre eux. Même un démon pouvait être impressionné ou corrompu. Pour une fois, il se trouvait seul face à un adversaire qu’il ne pourrait vaincre que par la force. Pas d’illusions ni d’approche furtive ; pas de manipulation ni de distraction. Mais seul, il ne l’était pas tout à fait.
Il resserra sa prise sur la garde incandescente de son épée et se jeta sur l’androïde le plus proche. Instantanément, tous furent sur lui. Il tranchait les membres d’acier, brisait les rotules chromées, esquivait les lourdes clefs, surveillait ses arrières, et gardait la tête froide.
« Zakini !
– Oui, seigneur ?
– Envoie autant de démons servants que possible explorer les environs et retrouver la piste du porteur du cœur !
– C’est fait, seigneur.
– Maintenant, projette le pentacle du Gouffre sur la plateforme et convoque Kalzakrax !
– Tout de suite, seigneur. »
Un mandala de lumière commença à se dessiner sur le sol métallique. Thyrio arracha son épée du torse fondu d’un automate, bondit en arrière, la rengaina et gagna les airs. Il saisit une bourse de cuir de sa ceinture et jeta une poignée de graines devant la plateforme. D’une main il leur projeta son mana, et de l’autre il inonda l’autre flanc sous un torrent de flammes magiques. Sous l’effort, son ka menaça de se fendre en deux entités, mais il conserva sa cohésion en se focalisant sur son objectif : le cœur.
Exténué, il se posa sur le pentacle qui s’achevait. D’un bord, les automates s’empêtraient dans les fougères et les ronces veinées de rouge, tandis que de l’autre ils reculaient face à la fournaise qui avait fait fondre leur première ligne. Entre les deux périls, quelques-uns tentaient de monter sur la plateforme, mais Thyrio les trancha prestement. Quelques secondes de répit avant que les flammes ne se dissipent et que les ronces ne cèdent.
« Kalzakrax, seigneur dans le Gouffre, Grand Mathémagicien et Premier Architecte de la Guilde Écarlate, moi, Thyrio, je te convoque.
– Thyrio, roi sans terre, Kalzakrax t’écoute. Parle ! »
Au-dessus du pentacle se forma une brume trouble à travers laquelle, comme à travers une lentille déformante, apparut Kalzakrax et son trône. C’était un grand diable cornu aux ailes rouges ; son trône était de marbre noir incrusté de filigranes d’or géométriques ; et derrière lui, à travers les fenêtres en ogive de son palais, se distinguait une falaise ocre striée de cascades de lave.
« Kalzakrax, conformément à notre pacte, je veux que tu m’envoies tes architectes afin qu’ils construisent une tour où je me trouve.
– Je te les envoie. Veilles à ce que rien ne dérange leur travail. »
L’image du diable et du trône se dissipa et Thyrio canalisa son mana dans le pentacle, qui brilla à travers les mondes pour que les architectes de Kalzakrax puissent le voir. Ils se matérialisèrent dans un souffle de cendres et entreprirent immédiatement de tracer les fondations de la future structure. Ils étaient trois, petits et maigres, et leurs ailes semblaient disproportionnées. Leurs ongles laissaient dans l’air des mesures et des côtes en fines lettres lumineuses.
D’un côté de la plateforme, les flammes se dissipaient, tandis que de l’autre, les automates couchaient les ronces et les fougères à grands coups de clefs. Thyrio dégaina son épée manaforgée. Elle s’amenuisait lentement ; il l’infusa à nouveau et retourna au combat. Il tournait autour de la plateforme, tranchait les assaillants et faisait repousser les ronces. Le nombre des automates diminuait progressivement, et les architectes invoquaient les premiers blocs de granite, que des runes complexes rendaient capables de voyager entre les mondes. La bataille tournait en sa faveur, mais une nouvelle pièce entra sur l’échiquier.
De l’un des couloirs qui partait de la grande salle sous le puits arriva une silhouette encapuchonnée. Elle était très semblable à l’avatar auquel il avait arraché le cœur sur la lune rouillée. Elle projeta son mana vers les tas d’automates brisés, rafistolant par magie ce qui avait fonctionné pour le faire fonctionner à nouveau. Thyrio, déjà familier de cette forme exotique de nécromancie, ne se laissa pas prendre de vitesse et incanta un contre-sort. La vague de mana balaya le contrôle que l’avatar tentait de prendre sur les débris et ils retombèrent inertes. Le démon plongea son épée dans le tas le plus proche pour le fondre en un seul bloc que personne ne pourrait ranimer. L’avatar luttait pour concentrer à nouveau son mana dispersé. Thyrio s’approcha d’un autre tas de débris pour le fondre à son tour, mais les automates soudainement zombifiés se jetèrent sui lui : un autre avatar était entré par un autre couloir.
Taillant maladroitement autour de lui, Thyrio parvint à s’extirper de la masse qui menaçait de le submerger. Derrière lui, la tour était presque achevée. D’un coup d’ailes, il abandonna le combat et rejoignit les diables architectes à son sommet, qui invoquaient les derniers blocs du crénelage. Épuisé, il s’assit sur le rebord. En bas, les zombies de métal cherchaient à entrer dans le bâtiment sans porte. Un troisième avatar était entré et relevait des automates pour en réparer d’autres. Beaucoup de pièces avaient été irrémédiablement fondues par l’épée du démon, mais en récupérant assez de pièces intactes, les zombies parvenaient à réassembler des automates entiers, qui se relevaient pour démonter, récupérer et réassembler encore plus d’automates.
La tour terminée, les architectes repartirent comme ils étaient venus. Elle mesurait environ six pas de diamètre et quatre ou cinq toises de haut. Une série de moellons saillants formaient un escalier qui reliait l’intérieur au toit.
« Zakini, où en sont les recherches ?
– Toujours rien, seigneur. J’étends le périmètre.
– Bien. Il me faut le pentacle de Terraumor.
– Le voici, seigneur. »
Tandis que Thyrio descendait à l’intérieur de la tour, un nouveau mandala luminescent apparut au sol. Il se campa devant et appela en éctalian :
« Grünaal, épouvantail terraumort et gardien du champ des crucifères, moi, Thyrio, chasseur de démons, je te convoque.
– Ami de Mèrombre, je suis le gardien des crucifères. Quelle est ta requête ? »
À nouveau, une fenêtre s’ouvrit vers un autre monde : un épouvantail se tenait parmi des citrouilles dans un jardin souterrain.
« Je réclame l’assistance qui m’est due selon les termes de ce contrat. Quelles âmes peux-tu m’envoyer ?
– Le jardinier solitaire Wrïn est disponible ; Mèrombre lui autorisera l’accès aux secrets de la troisième branche s’il t’assiste efficacement. J’ai également l’âme de Gwanaël, une dryade qui a offensé les dieux ; elle purgera sa peine en t’aidant, si tu l’acceptes. J’ai aussi la garde de l’âme d’Alkmey, une banshee qui a demandé une réincarnation favorable, et qui l’obtiendra en échange de ce service.
– Parfait. Envoie-moi les trois. Je m’engage à te les restituer avant le prochain cycle. »
Le jardin souterrain disparut et les trois silhouettes éthérées se matérialisèrent au-dessus du pentacle, qui s’effaça à son tour. La forme vaporeuse du jardinier avait une tête de citrouille à la mine sombre et un corps noueux comme de la vigne. Les deux autres esprits avaient les formes graciles de nymphes, mais la banshee avait une immense chevelure en rameaux de saules et un corps tortueux comme les racines d’une mangrove, alors que la dryade était altière comme un cyprès et coiffée en taillis de noisetier. Thyrio les guida vers le toit de la tour d’où il désigna les buissons de ronces.
« Wrïn et Gwanaël, je vous charge de tenir la barrière végétale et de la prolonger autour de la plateforme. Ces créatures ne doivent pas la traverser. Je vous confie mes dernières graines ; utilisez-les avec parcimonie. Alkmey, vois-tu ces créatures en cape de maille ? Ce sont elles qui commandent les autres. Faufile-toi parmi elles, sape leur mana, et empêche-les de nuire sans t’exposer. »
La banshee se mit en chasse ; le jardinier pris la sacoche de graines et flotta vers le bas de la tour. La dryade resta un instant médusée en voyant la caverne aux angles vifs.
« Du métal… Du métal partout. Sommes-nous dans le ventre d’un dieu ?
– En quelque sorte » répondit vaguement Thyrio, sans se soucier vraiment de ce qu’elle pourrait comprendre ou imaginer.
Il déploya ses ailes et plana autour de la tour, mais les automates le fuyaient sans combattre. Les poursuivre était inutile ; les avatars les répareraient, et tout ce qui comptait, c’était de donner le temps aux terraumorts de renforcer les défenses. La tour devait tenir jusqu’à ce que la créature ailée soit repérée. Et si elle tenait jusqu’à son retour, tant mieux.
* * *
Thyrio patrouillait, les éctalians faisaient pousser des droséras dans le mur végétal, et les automates restaient en retrait. Les limiers n’étaient toujours pas reparus. C’est alors qu’une nouvelle menace se profila à l’autre bout de la caverne de métal : une machine de la taille d’un petit navire venait de prendre les airs. Elle manœuvrait précautionneusement entre le plafond et les autres machines au sol, mais s’approchait implacablement de la tour sous le puits. Sur ses flancs s’alignaient ce qui ressemblait terriblement à des gueules de canons, et la finalité de sa manœuvre n’annonçait rien de bon pour la pérennité de la tour de pierre. Thyrio percevait les émanations de toute une batterie de runes de lévitation, mais aucune n’était visible. Elles devaient se trouver à l’arrière ou à l’intérieur du vaisseau, mais la perspective de l’aborder n’était pas des plus réjouissantes. Thyrio canalisa le peu de mana qui lui restait et renforça son épée incandescente, très probablement pour la dernière fois avant de la laisser s’éteindre. Ses options se faisaient de moins en moins nombreuses, et si ses limiers ne revenaient pas rapidement, la traque risquait de tourner court. Porté pas ses grandes ailes noires, il s’élança au-devant du navire de métal. La baliste de proue tira un harpon qu’il évita de peu ; un automate réarmait l’arc tandis qu’un second chargeait un autre harpon. S’il continuait sur sa trajectoire, le prochain tir le transpercerait à bout portant.
Sans ralentir, il incanta un bref charme de précision et jeta son épée, qui transperça l’artilleur avant qu’il ne puisse faire feu. D’un dernier coup d’ailes, il atteignit la proue et récupéra son épée juste à temps pour affronter le deuxième automate, qui le menaçait avec un harpon. Il esquiva le premier coup et fendit le pantin mécanique au niveau de l’abdomen, mais il sentit son épée peiner à fondre les pièces de métal. Il lui restait peu de temps avant qu’elle ne se dissipe entièrement.
Il y avait une écoutille horizontale, près de la baliste, qui menait à l’intérieur du navire, où se trouvaient les runes de lévitation. La tour s’approchait rapidement et chaque seconde comptait. Le volant d’ouverture de l’écoutille était verrouillé de l’intérieur ; Thyrio y planta son épée et appuya de toutes ses forces. La lame de feu mordit lentement à travers l’acier, jusqu’à finalement le transpercer. Le verrou fondu n’opposa plus aucune résistance. Thyrio replia ses ailes et plongea dans l’ouverture. L’automate embusqué le transperça de sa lance.
L’intérieur du navire de fer était éclairé par une lumière ambrée, jetée par des lanternes alchimiques. Les couloirs étroits contournaient les machines murmurantes, les liquides étranges gargouillaient dans les tuyaux de cuivre, et le chant monotone des runes de lévitation emplissait l’air. La hampe de la lance qui perforait le torse de Thyrio était moulée pour épouser parfaitement la forme des mains de l’automate. Le démon enfonça le reste de son épée incandescente à travers le crâne du pantin, jusqu’à ce que même la garde s’étiole entièrement. Les mains d’argent glissèrent de la hampe d’acier. Thyrio saisit fermement la lance et entreprit de l’extraire péniblement. La pointe ressortit de la blessure et fut immédiatement suivie par un abondant flot d’ichor : le sang démoniaque s’échappait en fumée noire, comme un liquide opaque aussi léger que l’air. Thyrio ne ressentait aucune douleur, mais une profonde frustration et une colère dirigée contre lui-même et son manque de prudence. Son incarnation était gravement abîmée ; il allait devoir dépenser des ressources pour la soigner et il perdait un temps précieux alors que ses plans étaient en jeu. Cette machine devait être stoppée avant qu’elle ne détruise son seul pied-à-terre dans cet environnement hostile. Optant pour du temporaire, il plaqua ses mains sur sa poitrine et puisa dans sa magie vacillante pour épancher la plaie, comme on coupe un fil pour empêcher un tricot de se défaire.
À nouveau capable de marcher, il s’engouffra dans le couloir en direction du chant des runes. Il passa devant une rangée de canons face à des ouvertures hexagonales et aperçut à travers elles une partie du jardin éctalian. Constatant avec horreur que le navire amorçait sa manœuvre pour se placer de flanc devant la tour de pierre, il courut jusqu’à la salle des runes, ignorant les filets de fumée noire qui s’échappaient de sa poitrine.
Dans cette salle, à l’arrière du vaisseau, quatre gros blocs d’argent gravé irradiaient une lumière intense. Les deux aux sols le maintenaient en l’air, et les deux du fond le propulsaient vers l’avant, mais l’un était inerte, créant le déséquilibre qui le faisait virer de bord. Une immense sphère en filigrane d’or pur était enchâssé dans le plafond. Fasciné, Thyrio devinait que cette forme géométrique complexe permettait à de la matière de contenir du mana. Ses vagues pensées d’automates magiciens furent étouffées par l’urgence de la situation. Trois des quatre chaînes qui descendaient du plafond étaient reliées aux runes ; des mécanismes permettaient d’établir ou de couper le contact à distance, probablement depuis un pont à l’avant. Thyrio tenta de les débrancher à mains nues ; toute sa force n’y fit rien. Il n’avait même plus assez d’énergie pour créer même un poignard manaforgé. Il sortit une fiole de cristal de sa ceinture, hésita, puis se ravisa. « Trop risqué. Pas le temps. ». Les secondes filaient et la panique montait. « L’Horloger aurait su comment faire », songea-t-il, et soudain il regretta de l’avoir laissé derrière. « Non. Je peux le faire à ma manière. » Il leva les yeux vers la sphère d’or. S’il parvenait à la drainer, il pourrait recharger son mana et stopper cette machine. Il ferma les yeux, se concentra, et tenta de l’absorber. Un éclair prismatique le transperça et se dispersa à travers le plancher. Sous le choc, Thyrio réalisa que la quantité d’énergie dans cette sphère était bien trop grande pour être canalisée d’un seul coup, et la vider progressivement prendrait des heures. Il ne voyait qu’un seul moyen : la déstabiliser. Il concentra tout le mana qui lui restait, calcula rapidement le meilleur angle, visa, et jeta sur la sphère un minuscule éclair. Son attaque généra des vaguelettes iridescentes qui se propagèrent à travers les filigranes d’or, se multiplièrent à chaque filament rencontré, jusqu’à faire entrer toute la structure en résonance. Elle vibra de plus en plus, jusqu’à se disloquer et exploser. Des éclats d’or incandescents traversèrent le mur et percèrent un réservoir chimique qui explosa à son tour. Le vaisseau se changea en un gigantesque brasier et s’écrasa au pied de la plateforme sous le puits.
* * *
Assis sur les décombres métalliques, les yeux levés vers les étoiles mécaniques, l’Horloger tentait de se raisonner.
« Tout se déroule selon le plan, se disait-il. J’ai identifié le cœur qui conviendra à Thyrio, et il vient de partir le chercher. Il est dommage, bien que prévisible, qu’il doive détruire une créature mécanique pour le récupérer. J’espère juste que cette entité ne soit pas cruciale au fonctionnement d’Hexa. Probablement un avatar mineur, parfaitement remplaçable. Je suis sûr que Thyrio s’en sortira sans moi. Il reviendra sain et sauf, avec un nouveau cœur, et nous pourrons tous deux retourner au centre d’Hexa et retraverser le portail. Je n’ai qu’à patienter ici jusqu’à ce qu’il revienne. »
Une ombre d’angoisse, pourtant, ne quittait pas sa poitrine. Il continuait à consulter nerveusement sa montre à gousset, dont la grande aiguille pointait invariablement sur « l’heure d’attendre ». Le cadran du délai avançait lentement de « dans un moment » à « bientôt », mais ne cessait de sursauter en arrière, aggravant chaque fois les préoccupations de l’Horloger.
Un bruit régulier ramena son regard vers la surface rouillée de la lune. Dans la vallée, entre les collines de gravats, approchait un automate en cape de mailles. Il marchait droit vers lui, mais son pas paisible n’annonçait rien de menaçant. L’Horloger se raidit, mais ne bougea pas. La créature s’arrêta à deux pas et s’inclina. Sans prononcer le moindre mot, elle venait de dire : « Salutations. Mes intentions sont pacifiques. » Le jeune homme, expectatif, inclina le buste en réponse. La machine tendit la main, paume ouverte tournée vers le ciel ; verbe universel de la demande. Interloqué, l’Horloger réfléchit puis comprit. De sa besace, il exhiba le petit cœur que Thyrio avait abandonné. La main se tendit davantage, tandis que l’autre avança, vide, tournée vers le sol. La créature signifiait clairement : « Je n’ai rien à offrir en échange, hormis ma gratitude. »
L’Horloger baissa la tête. Cette culpabilité n’était pas la sienne, pourtant elle le traversait de part en part. Balayant l’ombre d’une hésitation, il posa le cœur dans la paume ouverte. La machine s’inclina profondément avant de se détourner. Mu par la curiosité, le jeune homme se leva et la suivit, dix pas derrière.
Elle évoqua son mana et l’insuffla au cœur, qui se mit à luire et à flotter autour d’elle. Alors qu’elle semblait flâner entre les collines rouillées, quelques débris s’extirpèrent des monticules et vinrent rejoindre la valse du cœur. Dans le sillage de sa cape, comme des feuilles mortes soulevées par le souffle de son passage, les pièces flottantes s’assemblaient peu à peu, suivant le rythme de ses pensées. Le tourbillon carmin gonfla, accéléra, dansa autour d’elle, gagnant en densité seconde après seconde, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse soudain, ne laissant derrière lui que deux corps enlacés.
L’Horloger fut l’unique témoin des retrouvailles des deux êtres, tête contre tête, mains dans les mains, et de leur dialogue silencieux d’un seul mot, prononcé à l’unisson. Ils s’éloignèrent en direction de la fonderie, et le jeune homme retourna dans la vallée, seul avec ses pensées.
Mourir et revenir avec un nouveau corps. Changer de corps. Plier la forme selon l’esprit. Choisir, pour une fois. Choisir ; être libre. Faut-il en passer par la mort ?
Il leva les yeux vers les étoiles mécaniques et songea : « Et toi, démon ? Que t’arriverait-il, si tu venais à mourir ? »
* * *
Alkmey traînait le corps du démon loin de la carcasse du navire volant. Sa forme éthérée lui permettait à peine d’interagir avec la matière, et la tâche n’était pas aisée. Au moins les automates tentaient de maîtriser l’incendie et ne se préoccupaient pas d’eux. L’un des débris métalliques imbibés de liquide alchimique enflammé avait été projeté contre la barrière végétale et le feu s’y propageait déjà. Le fantôme de Gwanaël, paniqué, cherchait en vain une source d’eau. En désespoir de cause, Wrïn absorba l’énergie vitale des plantes autour du débris ; elles tombèrent en poussière, isolant les flammes des autres feuilles.
La banshee parvint enfin à mettre Thyrio en sécurité, loin du brasier et des automates qui couraient en tous sens. L’ichor noir et vaporeux coulait des nombreuses blessures de son corps, et la moitié de son visage avait été arrachée par l’explosion.
« Alkmey, dit-il faiblement, aide-moi. Je dois me réincarner maintenant, avant que mon ka ne se disperse entièrement. Il y a une poupée de chiffon à ma ceinture. Pose-la dans ma main et referme mes doigts autour. Voilà. Maintenant, à moi de jouer ! »
Thyrio canalisa tout ce qui lui restait de force et de volonté dans la poupée, dont les boutons qui lui servaient d’yeux se mirent à luire. Elle se libéra de son étreinte et s’éleva dans l’air. Ses petits bras traçaient des arabesques lumineuses dans le vide tandis que l’ancien corps de Thyrio achevait sa dissolution. Seuls le sac, la ceinture et la cape de voyage restèrent au sol. Guidé par le sortilège de la poupée, le nuage d’ichor se rassembla et se densifia jusqu’à former un nouveau corps, tenant la poupée dans sa main. La lueur se transmit des boutons à ses yeux avant de s’éteindre et Thyrio, régénéré, poussa un profond soupir. Il se pencha pour récupérer ses affaires, passa la cape sur ses épaules étrangement anguleuses et noua sa ceinture autour de ses hanches anormalement maigres. Il étudia un instant ses nouvelles mains aux griffes d’obsidienne et sa peau rouge comme un sinistre couché de soleil. Il passa les mains sur son visage et une courte barbe minérale, puis sur sa tête, et senti une paire de cornes courbées, rejetées vers l’arrière. Il n’avait plus d’ailes, mais il savait qu’il pourrait en déployer de nouvelles, en cas de besoin.
« De quoi ai-je l’air ? »
Alkmey haussa les épaules.
« Maigre et… rouge. Je n’ai jamais vu de démon qui te ressemble.
– J’imagine que cette incarnation doit correspondre à mes souvenirs perdus. Je m’en sens plus proche, en ce moment, même s’ils me manquent toujours.
– Avant, tu ressemblais beaucoup plus à ces singes savants qu’il y a dans les autres mondes.
– Les humains ? Tu en as déjà vu ?
– Non, mais on m’en a parlé, à Terraumor. C’est vrai qu’ils vivent dans des grandes termitières en pierre ?
– En quelque sorte, oui. Mais bref, peu importe. Maintenant, tout ce qu’il me manque, c’est du mana. »
Il chercha dans sa ceinture la petite fiole de cristal. Il la soupesa, considérant ses options. S’il l’utilisait maintenant, il n’en trouverait probablement pas une autre avant des siècles. Le mana liquéfié était extrêmement difficile à synthétiser, et ce savoir n’était détenu que par quelques rares archimages à travers la Création. D’un autre côté, il savait qu’il n’atteindrait pas son objectif s’il n’investissait pas toutes les ressources nécessaires. Abandonner maintenant n’était pas une option.
Résolu, il déboucha la fiole et une brume irisée s’en échappa. Il la guida précautionneusement et s’en enveloppa jusqu’à ce qu’elle s’imprègne lentement dans son incarnation. Puis, sans attendre, il incanta un charme d’agilité, se faufila à travers les ronces rouges et escalada la tour à mains nues.
« Et moi ? Lui cria Alkmey.
– Continue à saper les automates en cape de maille » lui répondit-il depuis les remparts.
La banshee soupira et repartit se fondre parmi les ombres. De là-haut, Thyrio surveillait les alentours. Les deux autres esprits terraumorts continuaient à faire pousser le jardin pour qu’il fasse le tour de la plateforme. Le brasier du navire volant était bientôt maîtrisé mais les automates auraient encore beaucoup de travail à faire pour démanteler sa carcasse et faire place nette.
Thyrio n’eut plus longtemps à attendre avant que Zakini ne lui annonce le retour des limiers.
« La cible a été repérée, seigneur. Mais il semblerait qu’elle se soit retournée et revienne vers nous.
– Tant mieux. Je ne comptais plus sur l’effet de surprise, de toute façon. »
Il redescendit de la tour et rappela les trois fantômes.
« Le cycle est bientôt terminé, leur dit-il. J’ai placé un enchantement à l’intérieur de la tour qui vous renverra à Terraumor lorsqu’il se dissipera. Défendez-le encore un peu et vous serez libérés de votre pacte. »
Il traversa la barrière de ronces et disparut sans un regard en arrière. Guidé par Zakini, il s’enfonça dans un couloir et s’éloigna de la caverne métallique.
* * *
Dans une petite salle, à l’intersection de deux couloirs, une créature l’attendait seule. Elle n’avait plus ses ailes, mais le rythme de son cœur correspondait à celui que l’Horloger avait identifié. Elle le jaugeait en silence, et son visage métallique, plongé dans l’ombre, restait indéchiffrable.
« Zakini, maintenant que tu le vois, qui est-ce ?
– Seigneur… Je préconise une retraite immédiate.
– Zakini ! Qui est-ce ?!
– Un dieu. D’après les légendes cosmogoniques, quand ARCHITECTE acheva sa dernière collaboration avec CYCLE, il s’exila aux confins de la création et y façonna seul un dernier monde pour y reposer. Je pense que nous avons devant nous l’un des six fragments d’ARCHITECTE, dieu tutélaire d’Hexa et Maître des Écrous. »
Thyrio hocha gravement la tête. Affronter un dieu ne serait pas une chose facile, mais il était prêt à jouer cette partie jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix, quelle qu’en soit l’issue. Et il avait un plan.
Il chargea discrètement du mana et le garda de côté, puis il sortit de sa sacoche son Dictionnaire Antique et le laissa léviter devant lui. Aussitôt, son adversaire entama le tracé d’un diagramme de lumière dans les airs. « Pas d’attaque immédiate ? Encore mieux. » Thyrio sortit une boîte d’ébène ouvragée d’une poche de sa ceinture. Tandis qu’il traduisait et mémorisait les mots en langue démoniaque antique pour son incantation à partir du livre lévitant, ses doigts faisaient jouer les pièces mobiles de la boîte d’ébène pour résoudre l’énigme qui l’ouvrirait. Du coin de l’œil, il surveillait le Maître des Écrous, qui avait achevé son diagramme mais le gardait suspendu d’une main tandis qu’il déployait une sphère métallique de l’autre. La boîte d’ébène s’ouvrir et Thyrio récita la formule qu’il venait de traduire en Antique, et qui signifiait à peu près ceci : « Serviteur de Yog-aux-trois-aspects, je te libère ! Prends mon mana et montre ton Vrai Visage ! » À l’instant même, le Maître des Écrous lâcha la sphère durant une fraction de seconde pour projeter un contre-sort et couper net l’invocation de Thyrio, mais ce dernier avait prévu la manœuvre et utilisa son propre contre-sort qu’il avait gardé de côté. Rien ne vint empêcher l’avatar de Yog de se déployer et d’engloutir les deux adversaires dans une distorsion temporelle, une bulle à l’intérieur de laquelle un siècle s’écoulerait pour chaque seconde qui passerait à l’extérieur. Le monde autour d’eux était désormais figé et inaccessible. Le Maître des Écrous ne sembla pas s’en émouvoir et profita de l’ouverture pour résoudre son propre sort, Thyrio ayant dépensé son contre-sort pour protéger son invocation, se trouvant momentanément incapable de réagir. Il inclina son diagramme à l’horizontal et le projeta sous eux, où il se changea en échiquier hexagonal, emplissant le vide de la distorsion. Six tours surgirent sur les six cases autour de lui, et douze golems de fer se matérialisèrent sur les cases adjacentes.
Devant cette citadelle d’acier, Thyrio se sentit un soudain démuni. Pourtant, se retrouver ainsi pris au piège, seul face à un adversaire formidable avait quelque chose de simple, de réconfortant. Le futur était binaire : vaincre ou mourir. Du fond de son ka, par le puits de sa mémoire, remonta un chant oublié, un chant de guerre emplit de magie.
* * *
Dans son monde intérieur, durant la longue seconde qui suivait l’apparition de l’échiquier, Thyrio se pencha au-dessus du puits. Il était deux dans la forêt de sa mémoire perdue, fascinés par le chant mystérieux qui surgissait des profondeurs de son ka. Il était deux, partagé entre le prudent Esprit et l’audacieux Force. Esprit sondait les ténèbres d’un regard circonspect, mais Force se retourna vers lui et dit, une lueur de défi dans les yeux :
« Je crois que je peux le ramener.
– Tu le crois, mais si tu échoues, qu’adviendra-t-il de Thyrio ?
– Si j’échoue, alors Thyrio ne sera plus que prudence. Il ne vaincra jamais le Maître des Écrous, mais peut-être pourra-t-il survivre. Si j’arrive à retrouver ce souvenir, en revanche, nous pourrions bien avoir une chance de le vaincre. Et je crois que je peux le faire. Mais je n’y arriverai pas seul ; il faut que tu sois là pour me guider à nouveau vers toi.
– Très bien. Si tu as l’audace de partir, j’aurai la prudence de te ramener. Prends le fil qui nous unit : je le tiendrai fermement pour te guider à nouveau vers moi. »
Force saisit le fil, adressa à Esprit un dernier regard dans lequel se lisait une confiance sans faille, et plongea. Les ténèbres du puits l’engloutirent sans une vague, sans un bruit. Esprit resta immobile et attentif ; les interminables fractions de la longue seconde qui suivait l’apparition de l’échiquier s’écoulaient dans l’attente angoissée. Le chant mystérieux se fit plus ténu, jusqu’à n’être plus qu’un lointain murmure, qui s’éteignit soudain comme un soupir surpris. Le fil devint lâche, et Esprit craignit que sa moitié ne fut perdue à jamais. Mais soudain il se tendit à nouveau ; il tira et Force émergea des ténèbres du puits, la terreur dans les yeux mais la joie sur les lèvres. Il tenait dans ses mains jointes le chant mystérieux qui emplissait désormais la forêt. Il les tendit, pleines de cette musique, et Esprit, submergé par l’espoir, les saisit ; ils joignirent leurs mains autour de ce chant et ne furent plus qu’un.
* * *
De cette fatidique seconde, Thyrio émergea armé de cet ancien chant de guerre, emplit de magie.
« Méfiez-vous, seigneur, lui souffla Zakini. C’est le chant des sans-lendemain ! Votre ka pourrait ne pas supporter cette décharge d’énergie ! »
Mais Thyrio ne l’écoutait pas. Il laissa le chant l’emplir, l’envahir, et jaillir de lui. Son noyau de ka était tordu en deux, mais le chant était désormais incontrôlable. Son ka se fissura et se brisa. Son incarnation était désormais deux démons, deux inconciliables contraires : Force était de cristal rouge et Esprit était de flammes jaunes. Entouré par la citadelle d’acier et les golems de fer, le Maître des Écrous avait employé cette précieuse seconde à reprendre la sphère métallique, qu’il dépliait en un vaste filigrane de vif-argent entre ses mains.
« Attaquons de front ! Disait Force. Nous l’aurons par les armes !
– Non, soyons patients, disait Esprit. C’est par la magie que nous vaincrons. »
Force couru vers un golem d’acier et jeta tout son poids dans un coup direct. L’automate géant encaissa, fit un pas en arrière et riposta, envoyant Force s’écraser plusieurs cases plus loin. Esprit flotta vers un autre golem et le cribla d’une tempête éclairs prismatiques. Le golem se protégea de ses bras sans perdre plus que quelques copeaux d’acier. À son tour, il frotta ses grosses mains à une vitesse surhumaine et les écarta brusquement ; l’éclair électrostatique qui en surgit frappa Esprit et le projeta à plusieurs cases de là.
Les deux moitiés de Thyrio se relevèrent péniblement.
« Coopérez, imbéciles ! Leur intima Zakini, paniqué.
– Il ne fait que finasser ! s’exclama Force. Il va falloir improviser et réagir plus vite, si nous voulons gagner.
– Il agit sans réfléchir, railla Esprit. Jamais nous ne vaincrons un adversaire aussi formidable sans un plan à toute épreuve.
– Cessez de vous opposer ! Vous avez un but commun !
– Moi, je veux retrouver mon royaume !
– Moi, je veux retrouver mes souvenirs…
– Ces deux choses sont une seule et même ; vos souvenirs sont la clé de votre royaume, et votre royaume est le pays de vos souvenirs. Vous êtes Thyrio, prince déchu, libre de Sel ! »
Force et Esprit se regardèrent et virent que Zakini avait raison. Ils hochèrent farouchement la tête, se saisirent par l’avant-bras, et Thyrio fut à nouveau un.
* * *
Le chant des sans-lendemain avait balayé le barrage qui retenait son mana, et Thyrio était désormais submergé par un torrent de magie. Son ka était toujours soumis à une rude pression, mais ses deux moitiés tenaient fermement ensemble. Pour sa dernière bataille, Thyrio déchaîna sur la citadelle d’acier toute la force de sa colère, guidée par l’acuité de son esprit : il la frappa par les Trois Piliers Noirs, lui infligea les sept Phrases des Abîmes Infinis et la noya sous les Flammes Triskaïdekaprismatiques. Pouvoir brûler ses ressources sans souci d’économie était absolument grisant.
La citadelle aux six tours était en ruine, mais le Maître des Écrous venait de finir de déployer sa sphère, et le treillis de vif-argent était entièrement déployé entre ses mains et dans son dos. Il s’éleva dans les airs, porté par six ailes d’argent, et brandit une immense épée de platine aux formes improbables. Thyrio reconnu dans les courbes de cette épée la Troisième Forme Parfaite, la solution à l’une des énigmes cosmogoniques que les mille plus grands mathémagiciens des enfers n’avaient pas encore résolus. Il se sentit soudain envahit par un sentiment de fatalité. Il allait perdre ce combat. En réalité, il l’avait déjà perdu. Son mana se dispersait sans qu’il puisse le retenir. Le Maître des Écrous flottait vers lui, ses trois paires d’ailes immobiles largement déployées, brandissant l’épée de platine tel un ange rédempteur.
« À quoi bon ? Songea Thyrio. Autant le laisser achever ce duel maintenant. Mon ka rejoindra le sien, et je ferai partie d’Hexa, à jamais. » Il haussa les épaules. « Après tout, ces derniers moments sont encore les miens. Pour quelques instants de plus, ce ka sera Thyrio. Montrons à ce tas de ferraille la signification de ce mot ! »
Canalisant le flux irrépressible de mana qui saignait de son ka, il forgea une paire d’épées incandescentes et une paire d’ailes de feu. Il releva le regard vers sa fin promise et s’élança vers elle, tel une comète ardente. En cet instant flottant, un nom raisonnait à travers tout son ka. « Adieu, Gladys. Prends soin de mon cœur. » L’ange de platine plongea vers l’ange de feu, et un terrible duel s’engagea.
Le Maître des Écrous faisait pleuvoir une grêle de coups mortels sur le démon. Survivre face à l’épée à la Forme Parfaite était comme tenter de rester sec sous le déluge armé de deux battons. Thyrio ne desserrait pas sa défense d’un iota, profitant de chaque ouverture pour placer une contre-attaque, toujours déviée au dernier moment. Face à un adversaire infaillible, la première erreur fut la sienne. Une contre-attaque à peine trop audacieuse et le Maître des Écrous le transperça de part en part. Les deux épées de flamme glissèrent de ses mains, chutèrent et se délitèrent avant de toucher l’échiquier. La lame de platine n’avait pas seulement abîmé son incarnation ; elle avait touché son ka.
Empalé, Thyrio prit un regard de défi, le regard de celui qui n’a soudain plus rien à perdre.
« Non, seigneur, murmurait Zakini. Ne faites pas ça. La défaite est honorable ; acceptons-la et mourons en paix. Je vous en supplie, seigneur, ne faites pas ça. »
Au fond de Thyrio, qu’emplissait une résolution d’adamante, une voix s’éleva, pure comme le cristal.
« Adieu, Esprit. Retrouve notre royaume… et prends soin de Gladys. »
La moitié du ka de Thyrio vola en éclats, et l’épée à la Forme Parfaite se brisa avec elle. La main gauche d’Esprit traversa le torse du Maître des Écrous et en ressortit avec son cœur mécanique. Les débris de l’ange tombèrent en pluie vers l’échiquier.
* * *
Durant un millénaire le démon à une aile régna seul sur les ruines de la citadelle d’acier, traquant les souvenirs qui le fuyaient.
Désormais seul dans la clairière calcinée de son monde intérieur, il trouva pourtant un dernier éclat de courage pour s’aventurer dans les ténèbres de sa forêt.
Au bout d’un siècle, il aperçut une silhouette fugitive entre les arbres.
Au bout du second siècle, il perdit sa trace après dix pas.
Lorsqu’il la revit à la fin du troisième siècle, il la poursuivit sur cent pas.
À la moitié du millénaire, il connaissait la couleur de sa chevelure et le parfum de sa peau.
Au bout de neuf-cent ans, il effleura son épaule, avant qu’elle ne lui échappe pour la neuvième fois.
La veille du millénaire, il la revit une dernière fois. Il la poursuivit à travers la forêt jusqu’à en perdre son souffle. Puis il la poursuivit à travers les ronces jusqu’à en perdre sa peau, puis à travers les mures jusqu’à en perdre sa chair, puis à travers les roses jusqu’à en perdre ses os. Il la poursuivit à travers les ténèbres, mais il ne perdit pas son dernier éclat de courage.
Enfin, au milieu des ténèbres, entourée des fleurs, des fruits et des épines, au plus profond de la forêt, il la retrouva. C’était la silhouette d’une créature frêle, assise sur le sol, qui sanglotait entre ses mains. Il s’agenouilla près d’elle et voulu la prendre dans ses bras ; elle releva la tête et il vit, sous les larmes, son propre visage. Elle s’effondra entre ses bras, et alors qu’elle se délitait dans un souffle, il entendit son murmure pour la première fois.
« Je veux rentrer chez moi. »
* * *
Lorsque la distorsion se résorba, Esprit en émergea, tenant le cœur et la cape du Maître des Écrous. Sur Hexa, dix secondes s’étaient écoulées ; le duel avait duré moins de temps que le saut d’une aiguille.
« Fallait-il tous ces sacrifices, songea le démon, pour réaliser que mille cœurs n’auraient pas remplacés mon cœur ? »