Étape à Terraumor
Il y avait sûrement plus d’une heure qu’ils suivaient cet escalier qui plongeait à la verticale dans les flancs de la terre. La lumière du jour les avait abandonnés depuis longtemps. Seul un feu-follet invoqué par Thyrio les guidait sur les marches irrégulières et suintantes d’humidité.
Ils marchaient en silence, écoutant l’écho de leurs pas et la mélodie des gouttes d’eau qui tombaient à travers les ombres. Sans les distinguer, l’Horloger s’imaginait des gouttes plus limpides que les ténèbres qui tombaient aveuglément depuis des hauteurs vertigineuses. Dans son esprit, il les voyait frapper la surface d’une eau transparente comme le verre, que portaient de larges calices de pierre. Elles jouaient dans la nuit éternelle de cette grotte une mélodie irréelle et décousue ; brèves note cristallines, nées de l’union de la roche et de l’eau au cœur de la terre.
« Quatre mille cinq cent dix-sept », souffla Thyrio en s’arrêtant soudain. Perdu dans ses pensées, l’Horloger manqua de trébucher et de rejoindre les gouttes vers le fond de l’abîme. Il entendit le démon s’adresser aux ténèbres environnantes dans cette langue qui lui était inconnue. La réverbération souterraine lui conférait un accent encore plus inquiétant. Cependant, seul le silence répondit à cet appel.
« Putréfaction… Zakini, à combien en es-tu, toi ? Est-ce que j’ai mal compté ? »
Une voix anormalement proche, semblant émaner de l’éther même, répondit. Elle aussi s’exprimait dans cette langue étrange, cryptique aux oreilles de l’Horloger.
« Tu es sur la quatre mille cinq cents dix-neuvième marche, seigneur. »
Thyrio soupira et remonta de deux marches, poussant l’Horloger qui faillit tomber à nouveau.
« Xiris, gardien de cette marche, répond à mon appel, répéta le démon.
– Je sssuis là, chassseur… siffla une voix dans l’obscurité.
– Ouvre cette porte.
– Tout ssservice mérite sssalaire. N’as-tu rien pour ton humble ssserviteur ?
– Ouvre cette porte, avant que je ne t’y contraigne, trancha Thyrio d’une voix neutre, étrangement dénuée d’écho.
– Notre maîtressse n’approuvera jamais cette démonssstration de force sssuperflue.
– Xirissmah Arifictëa, ouvre. »
* * *
Ils avaient continué à descendre cet escalier infini ; ils avaient continué à marcher dans le noir, au bord de cet abîme sans fond ; ils avaient continué à se perdre dans les profondeurs secrètes. Et pourtant, sans franchir ni porte ni pont, ils avaient changé de chemin.
Le chant de l’eau s’était tu et avait fait place au silence de la pierre. L’humidité avait disparu, et des vapeurs de soufre remontaient des tréfonds de la terre. Le boyau s’était élargi et l’escalier était devenu une succession d’arches en travers de l’aven. Des reflets sanglants semblaient jouer sur la roche ; la chaleur montait sournoisement ; les ténèbres paraissaient se peupler d’une présence oppressante.
Soudain, au détour d’une anfractuosité, les ombres se déchirèrent. Le gouffre débouchait dans une immense géode au fond de laquelle coulait un impétueux fleuve de lave. Son éclat illuminait la capitale infernale qu’il traversait : Terraumor, le Jardin sous la Terre. Les cristaux sur les bords de la géode étaient des palais d’améthyste et d’obsidienne ; des îles volantes flottaient au-dessus de la cité, suspendues dans l’air brûlant ; des jardins sauvages emplissaient les moindres recoins de leurs plantes aux larges feuilles dont les veines rouges luisaient dans l’obscurité. Une vigne titanesque grimpait aux parois du gouffre, incrustée entre les cristaux, et laissait pendre ses fruits immenses au-dessus de la cité troglodyte.
Thyrio et l’Horloger suivaient les dernières marches de l’Escalier qui devenait un sentier de roche à flanc de paroi. Le fleuve de lave en contrebas s’enfonçait dans la terre derrière eux et la ville souterraine s’offrait à leurs yeux dans toute sa splendeur, parée de ses ombres et ses reflets. Thyrio s’arrêta un instant, les poings sur les haches. Cette fois, il ne se préoccupait plus de la réaction du jeune homme. Ce n’était plus le badinage qu’il jouait à Vembrume, mais un sentiment intime, égoïste. Pour la première fois de cette incarnation, il retournait à Terraumor pour lui-même. Comme il lui semblait étrange de ne plus ressentir les ficelles de la Loge. L’Horloger restait timidement quelques marches derrière. D’apparence impassible, le jeune homme était pourtant assaillit par de nombreuses émotions. Il était envoûté par la beauté inquiétante de cette ville et brûlait de mille questions. Mais le souvenir des crabes déchirés étaient encore trop frais dans son esprit pour qu’il ose presser le démon, qui n’avait pas prononcé un mot intelligible durant toute la descente.
Ils reprirent leur chemin, qui passa par un pont de lave séchée enjambant un ruisseau annexe du grand fleuve. Sur chaque berge poussaient ces étonnantes plantes. L’Horloger se pencha au-dessus du bord du pont, fasciné par leurs larges feuilles presque noires et veinées de rouge lumineux. Les vapeurs soufrées remontaient de la rivière et lui brûlaient le visage.
Il rejoignit Thyrio qui l’attendait au pied du pont et respirait avec bonheur cet air suffocant. Le sol de la place où ils se trouvaient n’était pas pavé mais fait de basalte lisse, gravé d’une large étoile à neuf branches. Les boursouflures d’anciennes coulées de lave qui la bordaient étaient parsemées d’ouvertures. Elles étaient de tailles variées, au niveau du sol, au bout d’étroits escaliers taillés ou devant de petites terrasses. Au loin, sur les hauteurs qui précédaient la paroi de la géode, l’Horloger distinguait à travers l’air épais les palais d’améthyste et les tours d’obsidienne qu’il avait aperçu depuis l’Escalier.
Quelques êtres étranges passaient par la placette et les regardaient curieusement. La plupart étaient des diablotins ; certains avaient des ailes, d’autres avaient des cornes, parfois une queue fourchue et des sabots. Il y avait aussi quelques golems sans visage au corps grossier fait de lave ou de roche.
L’Horloger sursauta quand un sifflement retentit derrière lui. Thyrio avait porté à ses lèvres un sifflet d’os sculpté en forme de tête de dragon. Il guettait à présent la lointaine voûte de la géode. Le jeune humain remarqua que le ciel était traversé par des chauves-souris dont le corps était fait de flammes. Elles ressemblaient à des lucioles au vol saccadé. Il y en avait également loin au-dessus de l’archipel des îles volantes et jusque dans les frondaisons de la vigne géante.
Bientôt, un cri monstrueux fendit le grondement de la lave. Un dragon aux écailles noires surgit des ombres et se posa agilement sur la place, à un pas de Thyrio. Trépignant de joie, la créature frottait sa grosse tête contre lui et croassait de plaisir. Le démon riait et lui parlait, caressant son armure d’acier noir. L’Horloger remarqua qu’elle n’avait pas de pattes avant et des ailes bien grandes pour un dragon aussi petit. Mais son torse souple et musclé et sa longue queue terminée en pointe de flèche devaient lui conférer une grande agilité, en vol.
« C’est une vouivre d’obsidienne », déclara Thyrio. S’il y avait eu une pointe de respect dans sa voix lorsque le démon avait évoqué la Loge de Sel, songea l’Horloger, il y avait là l’indice d’un véritable amour.
La créature tourna la tête vers l’humain et le fixa de son regard rougeoyant. Elle souffla un léger nuage de cendres par les naseaux, regarda Thyrio et émit un bref croassement approbatif. Le démon grimpa sur ses épaules, tendit la main au jeune homme et l’aida à grimper en croupe. En sentant les puissantes ailes les hisser au-dessus de la place, l’Horloger fut saisi d’inquiétude. La vouivre domina rapidement les maisons troglodytes, puis vira et plongea vers la rivière. Elle passa sous le pont de lave séchée dans une gerbe de lucioles incandescentes et gagna les obscures hauteurs de la géode.
Quand l’Horloger ouvrit les yeux, ils étaient déjà loin des faubourgs de la cité. Il se laissa émerveiller par le vol des chauves-souris de feu qui les suivaient et bercer par le mouvement mécanique des omoplates du monstre qui le portait. Ils semblaient se diriger vers une petite île volante d’où tombait une fine cascade de lave qui allait rejoindre le fleuve, loin en bas. D’autres îles, plus massives, gravitaient à des hauteurs plus élevées. En se rapprochant, les contours d’un sombre manoir aux tours anarchiques se dessinèrent. Il était posé au bord de l’île, près d’une mare d’où la lave tombait comme un fin pilier lumineux. La vouivre se posa et les voyageurs mirent pied à terre. Le démon flatta son échine et lui murmura quelques mots ; elle hocha la tête et s’envola. L’Horloger la regarda disperser quelques chauves-souris et disparaître dans les ténèbres. « Enfin une créature dont il semble se soucier réellement, et pas seulement utiliser à son profit », songea-t-il. « Et moi ? Se souciera-t-il encore de moi lorsqu’il aura trouvé un cœur ? » Il chassa ces sombres pensées et suivit le démon à l’intérieur du manoir.
La clientèle du Calice Noir se composait de démons aux traits elfiques et de créatures végétales aux têtes de citrouilles évidées. Lorsque Thyrio entra, beaucoup d’yeux le suivirent, mais plus encore s’attardèrent sur celui qui le suivait. Le brouhaha des conversations se teinta de chuchotements étonnés.
L’Horloger essaya de marcher naturellement dans les pas de Thyrio et concentra son attention sur l’architecture de l’auberge. Les murs étaient faits de gros blocs de pierre et de bois noir assemblés sans ordre apparent. Il ne semblait y avoir qu’une seule pièce, mais à la forme très étrange : prés de l’entrée le plafond était bas, mais au centre elle formait comme un large puits dont les bords étaient creusés de terrasses et de mezzanines, auxquelles ceux qui ne volaient pas pouvaient accéder par des échelles et des escaliers.
Thyrio s’approcha du bar et appela le serveur. C’était l’une des créatures maigres à tête de citrouille creuse. À travers ses yeux, on distinguait la lueur tremblotante d’une bougie. Il dévisagea l’Horloger, puis s’adressa au démon dans une langue mélodieuse, inintelligible aux oreilles du jeune homme.
« Thyrio ! Quelle conjoncture te ramène si soudainement à notre vue ? J’espère que ce n’est pas l’un de nos clients dont les frasques auraient attiré l’attention d’un certain chasseur… »
Le ton de la citrouille semblait badin, mais une discrète animosité sourdait sous ses paroles. Thyrio se rappelait sa dernière intervention au Calice Noir avec acuité, et il ne doutait nullement que certains terraumorts s’en souvenaient également.
« Je ne fais que passer, dit-il d’un ton froidement cordial. As-tu une chambre de libre ?
– Bien sûr. Pour un cycle ?
– Non. Quatre.
– Pour quatre cycles ?!?
– Pas pour moi, idiot ! »
Thyrio désigna le jeune homme d’un mouvement de tête. La citrouille haussa les épaules en marmonnant « étrange succube », prit l’opale sur le bar et y posa une clef.
« Viens, lança le démon à l’adresse de l’Horloger. On va poser nos affaires et on redescend manger. »
Ils empruntèrent un escalier de bois qui montait dans l’une des tours de la taverne, puis traversèrent un couloir courbé et enfin grimpèrent une échelle. Ils entrèrent par une trappe dans une petite salle circulaire et Thyrio posa sa cape et ses sacs dans un coin. Il n’y avait comme mobilier qu’un grand lit à baldaquins pourpres. Une étroite fenêtre de donjon donnait sur le vide.
« Un seul lit ?
– Je ne dors pas. »
L’Horloger haussa les sourcils et Thyrio expliqua de mauvaise grâce :
« Pour un démon, un lit sert rarement à se reposer… »
Le jeune homme jeta un regard perplexe au lit somptueux, abandonna la devinette, posa sa sacoche et rattrapa Thyrio qui redescendait dans la grande salle.
* * *
« Une fusion et une sève de dionée ! » répéta le serveur en posant les consommations sur le comptoir. Le démon les emporta et rejoignit l’Horloger à une table tranquille. Le jeune homme jeta un regard circonspect au liquide rouge-rubis qu’il lui tendit.
« Qu’est-ce que c’est ?
– Je te le dirai après… Essaye, tu verras bien. »
Le jeune homme porta le gobelet en pierre à ses lèvres et en avala une gorgée. Le liquide était brûlant et sirupeux, plein de nuances subtiles. C’était comme le kaléidoscope des rouges et ors de la lumière traversant un rubis ciselé. Il toussa en reposant le verre : le breuvage était aussi très alcoolisé. Thyrio sourit au fond de sa chope.
« Tu te souviens des grandes plantes carnivores que tu observais depuis le pont, tout à l’heure ? Cet alcool est fabriqué avec leur sève. »
L’Horloger hocha la tête d’un air approbateur et avala une gorgée plus ferme de sève de dionée.
« Et toi, tu as pris quoi ? »
Thyrio voyait la longue série de questions approcher. Mais il se sentait plus à l’aise six lieues sous terre, et cet humain ferait une distraction passable. Sans qu’il ne s’en rende vraiment compte, le silence dans sa poitrine lui devenait un peu moins insupportable.
« Une fusion. De la lave fluide et chaude.
– De la lave ?!
– J’en buvais souvent quand je passais ici. Ça faisait longtemps.
– C’est courant de boire de la lave, pour les démons ?
– Uniquement dans les mondes de feu. Mais il y a beaucoup de laves différentes : du mauvais basalte tiède à des laves excellentes comme la rhyolite. »
Thyrio sortit d’une de ses poches du pain et du fromage emballée dans un tissu.
« Commence avec ça. Je vais essayer de te trouver autre chose.
– Et toi ? Tu ne manges pas ?
– Les démons et les morts ne mangent pas par nécessité.
– Est-ce que les démons font quelque chose comme les mortels ?
– Questionner sans cesse ? » proposa Thyrio, que ce petit jeu commençait à réellement amuser.
Il revint un instant plus tard avec un bol de soupe au potiron et le fit glisser au jeune homme. Ce dernier sentait bien qu’il jouait avec lui, mais il ne lui en tenait pas rigueur. Tant qu’il en apprenait le plus possible, il aurait pu se moquer ouvertement de son ignorance sans qu’il ne cesse de poser les questions qui l’assaillaient. Ce qui l’ennuyait vraiment, par contre, ce qui lui nouait les questions dans la gorge, c’était l’aperçu de magie noire que le démon avait exhibé à la crique. Le visiteur maladroit dans son atelier, ce matin, avait pris une dimension très différente, à la lumière du jour. Et les lueurs de la taverne troglodyte jetaient sur son visage des ombres encore plus inquiétantes. Mais voici, le jeune horloger valentois avait fait un pacte avec un démon et était partit voir ce que les légendes avaient de vrai.
« Où sommes-nous, exactement ? Demanda-t-il finalement.
– Terraumor.
– Je n’en avais jamais entendu parlé auparavant.
– C’est la capitale des enfers d’Éctaly, un monde végétal, expliqua Thyrio sans attendre de véritable question. Les citrouilles que tu vois ici sont des morts de ce monde. Les éctalians vivants n’ont pas la tête vide.
– Nous sommes passés directement de Vembrume aux enfers d’un autre monde ?
– Pas directement. Le passage qui part de la Crique aux Crabes conduit normalement à Anémora, la capitale des enfers de la Mer des Brumes. Mais nous avons emprunté un passage secret qui…
– Attends… La Mer des Brumes ? C’est le monde qui contient Vembrume, c’est ça ? Et il a lui aussi ses propres enfers ?
– Oui, comme la plupart. » Thyrio se massa les yeux en se demandant si le jeu en valait bien la chandelle. Le problème, avec ceux qui comprennent vite, c’est qu’il faut expliquer vite. « Bon, reprenons du début. Presque chaque monde a un monde-cimetière associé. C’est là où les âmes vont après la mort, avant de se réincarner. Parfois les démons y habitent aussi, s’il n’y a pas de monde démoniaque à part.
– Il y a forcément des démons ?
– Les démons sont aussi nécessaires que la mort. Il faut que les vivants naissent, désirent, souffrent et meurent. Ça génère du ka.
– C’est pas gai, comme programme.
– C’est la vie. D’ailleurs, sans plaisir ni peine, la vie ne serait pas très palpitante. Bref. Comme c’est un schéma qui fonctionne bien, beaucoup de dieux ont créé leurs mondes comme ça. Parfois ils y ajoutent un royaume angélique pour avoir plus de contrôle sur les mortels. Un dieu peut aussi séparer plus ou moins les démons, les morts et les vivants pour éviter qu’ils sèment la pagaille.
– Plus ou moins ?
– Ouais. J’ai déjà vu un monde qui n’avait ni enfers ni royaume démoniaque : les vivants étaient constamment hantés par les morts, et les démons étaient libres d’aller et venir.
– Incroyable…
– Bref. D’habitude on cloisonne et on met des petits dieux pour gérer tout ça : le passage dans l’au-delà et la réincarnation, les lois divines, les cultes… » Thyrio se demanda un instant où il en était et réalisa qu’il se laissait prendre à son propre jeu. « Et donc, poursuivit-il avant que l’Horloger ne le perde à nouveau, Vembrume se situe dans un monde aquatique : la Mer des Brumes. Ce monde a un monde-cimetière dont la capitale est Anémora. La Crique aux Crabes est l’une des nombreuses portes de Vembrume ; elle permet d’accéder à Anémora. Éctaly a aussi son monde-cimetière, dont Terraumor est la capitale, et il existe un raccourci qui relie les deux Escaliers. Sinon, nous aurions dû passer par Éctaly puis trouver un passage vers ses enfers. »
L’Horloger se tut un instant pour laisser Thyrio boire et savoura sa petite victoire. Quand son sourire satisfait arracha enfin un soupir au démon, il daigna poser la question suivante.
« Tu as appris tout ça à Vembrume ?
– Les démons savent ce genre de chose. Il n’y a que les mortels qui ont besoin de l’apprendre. C’est d’ailleurs pour ça que la Guilde des Voyageurs existe. »
L’Horloger bailla et se frotta le visage. La journée avait été longue. Il songea vaguement que le matin même il quittait Valentis pour la première fois, à la proue d’une caravelle.
« Pourquoi sommes-nous ici, déjà ?
– J’ai continué à lire le livre d’Hexa. Il va nous falloir bien plus que des vivres pour explorer ce monde. Et quoi de mieux qu’une capitale infernale pour préparer une telle expédition ?
– Pourquoi pas Amé… -nora ?
– Parce que le despote d’Anémora ne me doit aucune faveur, contrairement à Mèrombre. »
* * *
Quand il eut terminé ses mystérieuses affaires, Thyrio revint au Calice Noir pour réveiller l’Horloger. Aucun soleil n’était venu interrompre la nuit souterraine, et le jeune humain fut obligé de croire sa montre à gousset, qui indiquait « déjà ». La vouivre les attendait devant la taverne ; ils montèrent sur son dos et elle quitta l’île volante, plongeant vers le fleuve de lave.
« Où va-t-on, maintenant ? Demanda l’Horloger.
– Elle nous dépose à la place de l’étoile et on remonte à Vembrume pour prendre un bateau vers les plaines d’Oxyd, répondit Thyrio par-dessus son épaule.
– Par l’Escalier ?! Elle ne peut pas nous amener jusque là-haut ?
– Impossible. Le gouffre d’Anémora est bien trop humide pour une créature de lave. »
Ils remirent pied à terre au centre de l’étoile à neuf branches, à l’endroit même où ils étaient arrivés à Terraumor. La place était déserte, à cette heure-là. Thyrio prit la tête de la créature dans ses bras et lui murmura quelques mots à l’oreille. Un adieu un peu long à une simple monture, pensa l’Horloger.
Ils se dirigèrent vers le pont de lave qu’ils avaient emprunté la veille. Parmi les volutes de chaleur les attendait une grande silhouette. Le jeune homme ralentit en l’apercevant, mais Thyrio marcha vers le pont d’un pas égal. L’Horloger s’engagea presque à contre-cœur dans la fournaise, partagé entre une peur vague et inexpliquée et une ardente curiosité.
C’était un grand démon qui se tenait au milieu du pont. Sa peau était d’un pourpre sombre, et ses yeux étaient deux billes d’obsidienne ; son visage était fin, d’une beauté androgyne et minérale. Il était vêtu d’une étroite robe de cérémonie noire, dont le seul écart à la sobriété était un grand rubis sanglant porté sur la poitrine. La découpe recherchée du col qui laissait ses épaules nues imitait les arêtes tranchantes d’un éclat de roche. Il était très grand, et sa minceur le grandissait encore. Thyrio paraissait petit, face à lui. Ils s’observaient attentivement. Il y avait dans le regard du grand démon une froide acuité, et l’éclat d’une intelligence implacable. Sa posture était grave, son visage fermé ; il gardait les mains jointes dans le dos.
« L’inquisiteur de Terraumor, murmura Thyrio à l’Horloger. Laisse-moi gérer ça. Et pas de bêtise ! »
Thyrio s’avança et lança, dans la langue des démons :
« Le Grand Questeur en personne ! C’est trop d’honneur pour un humble démon tel que moi.
– Je suis justement là pour jauger précisément cette apparente disproportion, Thyrio. »
L’Horloger reconnut le nom de son compagnon, mais étrangement déformé. Sa réaction le stupéfia : Thyrio avait tressailli en s’entendant ainsi nommé, et il avait ravalé la réplique qu’il avait été sur le point de lancer. Il garda les dents serrées. Un vague sourire sembla passer sur les lèvres minces de l’inquisiteur. Ce dernier ramena lentement sa main droite devant lui ; elle était entourée d’une aura ténébreuse.
« Tendez vos deux bras face à vous, poings fermés. »
Thyrio s’exécuta, et les trois ombres que l’inquisiteur tenait à la main vinrent entourer ses poings et sa bouche. L’Horloger appréhendait ce qui allait suivre, mais Thyrio se targuait :
« Je connais des incantations silencieuses d’une redoutable efficacité.
– Ces précautions sont de pure forme, vous l’aviez deviné. Il est inutile que je vous énumère les protections dont je m’entoure ; je suis certain qu’elles n’ont pas échappé à un chasseur de démons tel que vous. »
Disant cela, et tandis que Thyrio serrait encore un peu plus les mâchoires, il sortit sa main gauche de derrière son dos. Elle tenait une roche de belle taille, mal dégrossie et de forme vaguement ovoïde. Deux anneaux de symboles gravés l’encerclaient. Alors que l’inquisiteur la soutenait à bout de bras, une lueur écarlate s’insinua dans les runes, puis l’incandescence gagna toute la roche, qui se mit à fondre lentement dans sa main. Des souvenirs de souffleurs de verre vinrent flotter dans l’esprit hypnotisé de l’Horloger. Il regardait les grosses gouttes de lave s’étirer lentement vers le sol et se changer en serpents de feu qui se tortillaient pour se défaire de la main de leur maître. Ils tombèrent à terre et rampèrent vers Thyrio, s’enroulèrent autour de ses jambes et se mirent à glisser sur toute la surface de son corps. Pendant ce temps, un parchemin était apparu devant l’inquisiteur et une plume y griffonnait avec assiduité.
Le regard de l’Horloger allait et venait entre les visages des deux démons : tandis que les filaments lumineux dansaient leur valse scrutatrice, l’expression de l’inquisiteur s’assombrissait graduellement, alors qu’un sourire mauvais s’étirait sur les lèvres de Thyrio. Les serpents de lave et les trois ombres furent rappelées par leur maître, qui se saisit brusquement du parchemin et congédia la plume d’un geste agacé, avant de le lire à voix haute.
« Trois grimoires rares ; assez de pierres et d’âmes pour recruter une armée de démons et assez de sel pour la détruire ; plus de graines qu’il n’en faut pour faire pousser tout un jardin ; ainsi qu’un relais d’aura, trois irae, deux vigilants, sans compter tous les serviteurs inoffensifs… Aucun démon n’aimerait vous croiser seul dans une ruelle obscure.
– Y compris vous », décocha Thyrio.
L’inquisiteur plissa les yeux et s’approcha de lui, presque jusqu’à le toucher. Il se pencha vers son visage et siffla entre ses dents serrées :
« Je vous surveille, Thyrio ; je vous surveille de très près. Les chasseurs de démon ne sont pas les bienvenus à Terraumor, fussent-ils eux-mêmes démons. Nous savons tous deux que tant que vous serez dans les bonnes grâces de Mèrombre, je ne pourrais rien contre vous. Hormis vous surveiller. Et croyez-moi, je m’y emploie avec une application toute particulière… »
Sa voix n’était plus qu’un murmure sifflant lorsqu’elle s’éteignit. Thyrio posa un doigt sur son rubis et le ramena à distance respectueuse. Sans se départir de son sourire narquois, il le dépassa, suivit de près par un Horloger médusé. Bien qu’il n’ait décrypté aucune parole, il avait clairement compris l’issue du jeu de pouvoir qui venait de s’opérer.
« L’inquisiteur de Terraumor ? Trembler devant Thyrio ? » songeait-il. Parvenu à la dernière terrasse avant l’Escalier, il se retourna une dernière fois vers les tours d’améthyste et le fleuve incandescent, embrassant toute la géode d’un seul regard.
« Qui suis-je réellement en train de suivre ? »