Fragment : La Forêt Intérieure

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Thyrio

Fragment

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La Forêt Intérieure


Désormais seul, accoudé au bastingage du navire qui l’emmenait vers Oxyd, Thyrio regardait sans les voir les reflets changeants de la lune sur les vagues. Son être tout entier était dirigé vers l’intérieur. Il repensait à ce qu’avait dit Mèrombre. Maintenant qu’il avait rejeté sa Raison, il se sentait perdu. Il avait été vide ; Mèrombre l’avait fait libre. Désormais il devait faire quelque chose de cette liberté, sous peine de rester perdu en elle. Une certitude demeurait : il lui fallait retrouver un cœur. Son absence, depuis sa dernière réincarnation, le privait d’une grande partie de ses pouvoirs. Il l’avait abandonné avant que son ka ne se dissolve et ne coule le long du fleuve de lave pour se reformer à Terraumor. Et avec lui, il avait perdu beaucoup de ka, beaucoup de souvenirs. Sa mémoire était comme une immense forêt ; il se tenait dans une clairière emplie des souvenirs de Vembrume, de tous ceux qu’il y connaissait, de tous ces lieux, ces anecdotes, ces enseignements. Et tout autour, il y avait son incarnation passée ; les denses frondaisons de celui qu’il avait été autrefois, de ce royaume mystérieux, quelque part en amont du fleuve, dont il avait été… le prince ? L’héritier déchu ? En s’aventurant entre ces arbres, sous ces feuilles menaçantes, dans cette ombre épaisse, il se sentait vulnérable, comme sous le regard d’une bête sauvage qui l’épiait sans que lui ne puisse la voir. Alors il restait dans cette clairière, dans la lumière rassurante de ce qu’il connaissait.

Pourtant, dans la forêt, il y avait des choses fascinantes. Il y avait par exemple ce puits d’où sortait parfois des chants lointains, inintelligibles, ou plus rarement des fragments de savoir. « Il y a le Verbe qui dit les choses qui sont, et le Verbe qui dit les choses qui doivent être. » « La matière entre les mondes est à la fois liquide comme l’eau, dure comme la pierre, légère comme l’air et lourde comme la terre. » « Le temps est une dimension que les Démiurges arpentent dans les deux sens, aussi aisément qu’un poète arpente les vers qu’il crée. » Pourquoi y avait-il en lui un puits qui savait des choses aussi étranges ? Il avait plusieurs fois été tenté de plonger dans ce puits, mais il savait qu’il ne pourrait probablement jamais en ressortir.

Il y avait aussi, au fond de la forêt, là où il ne s’aventurait que lorsque le courage cédait et où seule la pure témérité l’entraînait encore de l’avant, une lumière. Elle n’était au début qu’une clarté ténue entre les troncs, puis une lueur indistincte lorsqu’il marchait vers elle, et au plus près qu’il ait pu s’en rapprocher elle n’était encore qu’une lumière lointaine. Mais cette lumière avait en elle l’indice, la promesse d’une brillance aveuglante. Et dans cette lumière, il distinguait, lorsqu’il était assez audacieux pour la traquer loin dans les ténèbres, et assez chanceux pour l’apercevoir entre les arbres, une silhouette. Et la lumière provenait de son âme. Cette silhouette était le seul souvenir qu’il avait de la noyée à laquelle il avait confié son cœur. Des raisons de cet acte jusqu’au son de sa voix, sa mémoire n’en gardait aucune trace. Ou peut-être qu’elle en gardait, mais ces souvenirs étaient enfouis très loin dans les ombres de son monde intérieur. Et il n’osait jamais s’éloigner si loin qu’il risquait de se perdre et de ne jamais retrouver la clairière.

En vérité, dans cette clairière, il n’était pas seul. Il était deux. Il était Force et Esprit. Et ses deux moitiés conversaient souvent, lorsqu’elles restaient dans la clairière. Et c’est exactement ce qu’elles faisaient, alors qu’il était accoudé au bastingage, en regardant sans les voir les reflets changeants de la lune sur les vagues. Leur dialogue était, cette nuit, plein de questions sans réponses. « Quels périls aurons-nous à affronter en Hexa ? » « Que ferons-nous lorsque nous aurons trouvé un cœur ? » « Retournerons-nous un jour à Vembrume ? » « Chercherons-nous notre royaume perdu en amont du fleuve ? » « Qu’y trouverons-nous, si ce n’est la même mort qui nous a déjà tant coûté ? » « Un nouveau cœur nous rendrait-il assez puissants pour réparer nos torts ? »

Ainsi passa la nuit, et dans le crépuscule qui précède l’aube, Force et Esprit tombèrent d’accord sur un point : leur Raison serait désormais de trouver un cœur afin d’être libre, ou de mourir en le cherchant.

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