Fragment : De Cathodia à Anodia

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Thyrio
L'Horloger
Oxyd
Hexa

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De Cathodia à Anodia


L’Horloger s’écroula dans son hamac en fond de cale. Thyrio et lui avaient passé toute la journée à remonter l’Escalier. Le soir, ils étaient arrivés à Vembrume, et le démon avait insisté pour qu’ils prennent le premier bateau en partance pour Oxyd.

Le lendemain, lorsque l’Horloger s’éveilla et monta sur le pont, il remarqua que le soleil avait changé : celui de ce monde était plus gros que celui de Vembrume. Il avait une teinte rouge déclinante. Même à son zénith, il ne jetait qu’une paisible lumière d’après-midi. L’océan avait une nuance verdâtre, et les couchants étaient chaque fois des dégradés fantasques de cuivre, de rouille et de bronze.

Les côtes du continent d’Oxyd apparurent en fin de matinée. Vers midi, le bateau fit escale dans une petite ville portuaire. Les marins déchargèrent des ballots de textile et des caisses d’épice, que le capitaine marchanda contre des coffres de lingots de fer, de plomb et d’étain. L’Horloger visita le quartier des forgerons et celui des tanneurs, et bien qu’il ne parlait pas leur langue, il aurait convaincu les gardes de le laisser examiner de plus près la grande chaudière de la place centrale si Thyrio ne l’avait pas rappelé. Le démon avait négocié leur place dans une caravane de nomades qui retournaient à Cathodia, la plus grande ville du continent. Sa boussole pointait dans cette direction, mais la montre de l’Horloger indiquait « pas encore », et c’est à regret qu’il monta dans la roulotte des voyageurs.

La plaine d’herbes jaunes s’étendait à perte de vue. L’horizon n’était marqué que par de rares termitières géantes, des bosquets de chardons arborescents, ou quelques carcasses titanesques de machines érodées par les millénaires. À la nuit tombée, les nomades disposèrent les roulottes en cercle et allumèrent un grand feu. Les bouviers parquèrent les bêtes de somme, les jongleurs répétèrent leurs tours, et les anciens préparèrent la soupe. Quand tout le monde fut assis autour du feu et commença à manger en silence, une très vieille femme aux yeux pétillants prit la parole. Elle parlait avec emphase, faisait de grands gestes avec les mains, levait haut ses sourcils broussailleux et pointait les enfants du doigt avec un sourire malicieux. Que Thyrio reste à l’écart et ne partage pas le repas avec tout le monde fit froncer plusieurs fronts. L’Horloger se leva discrètement et tenta de le convaincre de venir faire semblant d’être un humain, et il en profita pour lui demander de lui traduire ce qui se disait. Le démon sembla peser le pour et le contre un instant, soupira et vint finalement s’asseoir dans le cercle avec l’Horloger. À voix basse, il lui répéta les paroles de la conteuse.

« Vint un jour où les dieux d’acier et les dieux d’or et d’argent s’affrontèrent dans le ciel. Nul ne sait qui frappa en premier, mais leur lutte fut terrible. Les os des dieux tombèrent comme pluie sur la terre. Les survivants parmi les vainqueurs se retirèrent du monde, et on ne revit plus jamais les anciens dieux dans le ciel. Lorsque vint l’Âge des Mortels, les nomades trouvèrent les os tombés du ciel et façonnèrent des servants. Dans leurs ventres étaient des… Zut. Comment ça s’appelle ? Ah ! Dans leurs ventres étaient des chaudières ; ils mangeaient du charbon et soufflaient de la fumée. Ils avaient la force de dix hommes ; ils brisaient le bois d’une seule main et broyaient les os avec deux. Mais la sorcière verte, qui était… Heu… Disons “exquise” de corps et d’esprit, trouva les cœurs des dieux d’acier, d’or et d’argent. Ses servants ne mangeaient rien et ne soufflaient rien. » La vieille fit une grimace, retenant son souffle et tenant son écuelle au loin, et tous les enfants s’esclaffèrent. « Il y avait dans leurs cœurs la force de dix fois dix hommes ; ils brisaient la pierre avec une main et broyaient l’acier avec deux. Méfiez-vous des golems sans souffle : ils ont dix chaudières dans le cœur et l’âme des dieux dans les yeux. »

Un étrange applaudissement salua ce conte : les nomades frappaient vigoureusement leurs torses pour honorer la conteuse. L’Horloger résista au réflexe de frapper ses mains l’une dans l’autre et imita les autres spectateurs. Le cercle scanda ensuite un nom, jusqu’à ce qu’un homme aux cheveux gris rougisse, lève les bras au ciel et accepte de conter à son tour. Au lieu de continuer à traduire, Thyrio se tourna vers l’Horloger avec un regard qui le dissuada de protester.

« Cette histoire de cœur… chuchota-t-il avec intensité. Qu’est-ce que tu en penses ?

– Tu veux dire… Pour toi ? » Le démon hocha gravement la tête. « Je ne sais pas. Tu crois à ces histoires de dieux dans le ciel ?

– Tous les mythes ont un fond de vérité. Et s’il y a dans ce monde des cœurs d’anciens dieux, pourquoi aller jusqu’en Hexa ? »

L’Horloger s’accorda un temps de réflexion avant de répondre.

« Ce n’est pas juste une question de force. D’après ce conte, ce qu’ils appellent cœur me semble plutôt être une source d’énergie. Tu n’as pas besoin d’une chaudière dans le ventre. Si tu veux un cœur, un vrai, il te faudra plus que ce qui anime un pantin de fer. S’ils les appellent “servants”, j’ai peur qu’il n’y ait pas grand-chose à en tirer. Et d’après le livre de Nicolas, il y a en Hexa des créatures mécaniques qui font bien plus que fendre le bois ou la pierre. »

Thyrio hocha sombrement la tête, se leva et s’éloigna. Il s’adossa contre une roulotte à l’écart et sortit un livre noir de ses poches.

Plus tard dans la nuit, quand tous les adultes pensèrent que les enfants étaient au lit, ils sortirent les violons et l’hydromel. Une jeune danseuse entraîna l’Horloger dans le cercle, mais lorsqu’elle se fit lascive il s’échappa de ses voiles et préféra s’asseoir parmi ceux qui chantaient. Il croisa le regard de Thyrio et l’évita aussitôt. Le lendemain, l’Horloger regrettait l’hydromel mais se souvenait des chansons.

* * *

En milieu d’après-midi, l’excitation gagna le convoi : la silhouette de Cathodia émergeait lentement de l’Horizon. La ville était construite dans la structure de ce qui ressemblait à un navire de métal grand comme une montagne tombée du ciel. Sur les chemins de poussière qui y convergeaient voyageaient les équipages les plus insolites : des golems trapus de cuivre et d’étain portant des ballots de marchandises, des bandes de guerriers tatoués, vêtus de cuir ocre et de fer rouillé, des troupeaux de bêtes laineuses à trois cornes menées par des femmes de plus d’une toise et demi aux longues tresses blondes… La caravane fut dépassée par un grand lézard mécanique qui courrait sur deux pattes. Il était chevauché par une jeune fille armée d’une lance en os, au crâne rasé à l’exception d’une natte teinte.

Arrivé en ville, naviguer dans les ruelles s’avéra un défi. Les échelles et les monte-charge à poulie permettaient d’accéder aux couches supérieures, et chaque alcôve abritait un taudis de bois, une forge exiguë, une taverne de deux tables, un atelier ou une échoppe. Thyrio restait concentré sur sa boussole, ne voyant que les chemins et les passages. L’Horloger gardait le nez en l’air, fasciné par les machines, les gens et les lieux. La foule qui les entourait était bigarrée et bruyante ; tout le monde parlait fort, et même sans comprendre cette langue exotique, l’Horloger identifiait une multitude d’accents différents. Les vêtements étaient colorés, plein de turbans, de voiles et d’écharpes, et les couleurs de peau s’étalaient du plus pâle au plus sombre, se déclinant parfois en cuivré, cendreux ou ambré.

D’impasses en méandres, la boussole les conduisit de plus en plus profondément dans la structure de la ville, plus bas que le quartier des mendiants, plus loin que les derniers taudis. Là, les murs de fer étaient tordus par l’impact mille fois millénaire qui avait enfoncé cette montagne du ciel dans les profondeurs de la terre.

L’Horloger rattrapa Thyrio qui marchait résolument devant.

« On ne s’arrête même pas ? On pourrait, je ne sais pas, jeter un œil. Ils ont l’air de fabriquer des choses intéressantes.

– On y est presque, répondit le démon d’une voix neutre.

– On pourrait peut-être même trouver quelque chose pour ton cœur, là-haut. »

Thyrio se retourna et fit un pas vers lui.

« Non, et tu le sais mieux que moi. »

Le jeune homme détourna le regard et haussa les épaules ; Thyrio reprit son chemin.

« On pourrait prendre le temps », marmonna l’Horloger en lui emboîtant le pas.

* * *

Ils arrivèrent dans une salle immense où la lumière du soleil parvenait à peine. Le sol anormalement incliné menait à une grande porte circulaire fermée par un diaphragme métallique. Thyrio s’en approcha et passa sa main le long du montant arqué, fermant les yeux pour ouvrir ses sens aux résidus magiques endormis.

« C’est bien ici, dit-il, mais ce portail n’a pas été employé depuis très longtemps. Peut-être même depuis la Grande Guerre. Il va falloir le réveiller. »

Il posa ses deux mains sur le diaphragme et évoqua sa propre magie pour la lui insuffler. Une vibration lointaine emplit la salle et une lueur étrange filtra à travers la porte, mais elle demeura close. Thyrio puisa plus largement dans son mana, forçant le lien entre les mondes. Un raclement puis une série de claquements retentirent à travers la structure, mais le diaphragme resta obstinément fermé. Frustré, le démon abandonna.

« J’y suis presque ! Rageait-il. Je sens le lien s’établir, mais quelque chose bloque. »

L’Horloger avait collé son oreille au mur et remonté la source du bruit. À présent que la salle était redevenue silencieuse, il frappait les murs et écoutait l’écho. Du pied, il fouilla un monticule de sable pour révéler une partie du mécanisme.

« Je crois que j’ai compris, dit-il. Le portail magique semble lié à la porte mécanique, mais la transmission semble désaxée. Je vais la forcer à la main pendant que tu ressayeras. »

Thyrio haussa les épaules et retourna devant la porte. Une fois de plus, son esprit fouilla l’éther, attrapa le lien entre les mondes, puisa dans son mana et tira. Le bourdonnement revint ; l’Horloger s’arc-bouta sur le sol incliné et poussa de toutes ses forces contre l’axe qui dépassait du mur. Le raclement puis le claquement résonnèrent à nouveau ; le mécanisme tressautait sous ses mains. Sans les voir, il pouvait sentir les pignons de l’engrenage désaxé rater à chaque claquement. Il força encore plus, ignorant la douleur dans son dos, dans ses jambes et dans ses bras. Soudain, les pignons mordirent, l’axe pivota entre ses mains, lui meurtrissant les phalanges, et le diaphragme s’ouvrir d’un coup, faisant basculer Thyrio au travers. L’Horloger se retrouva seul dans la salle souterraine, tenant ses doigts ensanglantés dans la main valide, face au tourbillon gris qui avait remplacé la porte. Le bourdonnement décroissait et les rouages menaçaient de se désaxer à nouveau. Étouffant la peur qui lui prenait le ventre, l’Horloger bloqua sa respiration et plongea dans le vortex. Il sentit l’impact du diaphragme qui se refermait violemment dans son dos, puis le choc du sol froid achevant sa chute.

Devant lui, Thyrio s’époussetait.

« Ta main ? Demanda-t-il.

– Un peu de sang, mais ça va, rien de cassé », répondit-il en se relevant.

Ils se trouvaient dans une placette coincée entre de hauts cubes d’acier, dos à une porte circulaire, sous la lumière grise d’un ciel sans étoile.

« Bienvenue en Hexa », souffla Thyrio.

* * *

Ils sortirent de la placette par une ruelle. Le sol était un assemblage régulier de plaques rivetées. Les murs étaient nus, chromés, aveugles. Dans l’avenue principale marchaient des files d’automates androïdes. Certains tournaient leurs visages lisses vers eux mais ne semblaient pas les voir. Thyrio s’avança parmi eux ; ils le contournaient comme s’il avait été de marbre. Arrivé de l’autre côté, il fit signe à l’Horloger de le rejoindre. Ce dernier s’engagea précautionneusement dans le flux, fasciné de le voir se déformer autour de lui et se reformer après son passage.

« Est-ce qu’ils ont un cœur ? » demanda Thyrio lorsqu’il l’eut rejoint. L’Horloger écouta attentivement. « Non… Non, juste un mécanisme de boîte à musique et peut-être des cartes de mémoire. Un peu comme mes araignées.

– Alors nous devons chercher ailleurs.

– Comment sort-on d’ici ?

– Ça ressemble à une ville. Comment sort-on d’une ville ? »

L’Horloger haussa les épaules. Thyrio se retourna et emprunta une ruelle perpendiculaire.

Quelques instants plus tard, un bruit attira leurs regards vers le haut. Deux automates couraient sur les toits. Dans leur dos sifflait un geyser d’étincelles.

« Thermite » souffla l’Horloger. « Cours ! Cours ! » hurla-t-il au démon. Le serpent d’étincelles plongea dans le bâtiment et ses murs de fer s’écroulèrent dans la ruelle où les deux voyageurs se tenaient un instant plus tôt. Le nuage de poussière et de débris les projeta au sol. Thyrio roula et s’accroupit. Une dague venait d’apparaître dans sa main. Plaqué contre l’angle de la ruelle désormais condamnée, il risqua un coup d’œil dans l’avenue perpendiculaire. Les deux automates sautèrent du toit et se réceptionnèrent lestement sur les pavés rivetés, avant de poursuivre leur course.

« … Pas contre nous », toussa l’Horloger, étalé au sol. Il rampa jusqu’à Thyrio pour les apercevoir. La fuite de l’un d’eux fut brutalement interrompue par un autre automate en manteau de maille, surgit de la foule. Il portait un chapeau de métal à large bords, dans l’ombre duquel ses yeux de verre formaient deux disques miroitants. Le fuyard aux rotules fracassées se redressa péniblement et leva son masque lisse vers son agresseur. Plus loin, son acolyte s’était retourné, stoïque. L’automate en cape de maille posa sa main sur le crâne de sa victime et le broya d’un seul geste. L’Horloger se releva précipitamment pour intervenir mais Thyrio le ramena fermement contre le mur de la ruelle.

Deux claquements secs retentirent dans l’avenue. Le second rebelle avait disparu dans une autre allée ; deux billes d’acier avaient creusé deux impacts dans le mur devant lequel il s’était attardé. L’automate au grand chapeau le laissa fuir, chargea la carcasse inerte sur son épaule et se fondit dans la circulation imperturbable de l’avenue.

« Il faut faire quelque chose ! s’écria l’Horloger. Pourquoi m’as-tu retenu ?

– Ce ne sont pas nos affaires, gronda le démon. Ce sont des objets, d’accord ? Des objets !

– Mais c’est clairement une révolte ! Ces automates sont des esclaves !

– Il n’y a ni tirant ni rebelle ! Il n’y a qu’une grande machine qui dysfonctionne ! Et de toute façon, rien de tout ceci ne nous regarde. Nous avons une mission ; tâche de ne pas l’oublier. »

La rage au ventre, l’Horloger suivit. L’avenue menait à une immense place où les flux des automates se divisaient et se croisaient avec une apparence de chaos impressionnante. Le vaste espace dégagé révélait le ciel d’Hexa, où un assemblage titanesque d’astres évoluait lentement. Des axes longs comme des routes portaient des sphères vastes comme des mondes ; des anneaux aussi larges que des horizons portaient d’innombrables lunes ; des constellations lointaines se déformaient peu à peu, suivant le rythme de l’horloge céleste. La frustration de l’Horloger se dissolut dans une marée d’humilité.

« Qui suis-je dans cette grande machine ? »

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