Départ de Valentis
Toc-toc, Horloger. C’est le destin qui frappe à ta porte.
Tic-tac, Horloger. Ton heure a sonné.
Sommes-nous le lendemain d’un jour ordinaire ?
Est-ce la mort qui vient te visiter ?
Si tu la suis, reverras-tu un jour ton atelier ?
Le vent se lève ; hisseras-tu les voiles ?
Iras-tu voir, au-delà de l’horizon, si les légendes sont vraies ?
* * *
Thyrio débarqua au port de Valentis par un matin de grand vent. Les mouettes luttaient pour se maintenir en vol, et hormis l’équipage de la caravelle vembriote qui l’avait amené, les quais étaient déserts.
Citrouille lui avait donné l’adresse de celui qu’il cherchait. Guidé par une discrète flamme sombre aux yeux de braise, il ne s’aventura pas au hasard entre les maisons à colombage. Les rares humains qu’il croisait remarquaient sans doute, sous la grande cape noire que le vent chahutait, son accoutrement étrange. Mais voyaient-ils autre chose qu’un étranger ? Voyaient-ils le démon marcher dans leurs rues ?
Le feu-follet disparut et Thyrio se retrouva seul dans une étroite ruelle. Il resserra sa cape autour de lui et observa attentivement la façade du numéro sept. Elle semblait écrasée entre le cinq et le neuf. La peinture de la porte s’écaillait, et on ne distinguait rien à travers ses carreaux poussiéreux. Il fit un pas en arrière et considéra les autres maisons. Citrouille lui aurait-il donné une mauvaise adresse ? Le feu-follet servant s’était-il joué de lui ? C’était ça, la boutique du plus grand horloger de Valentis ? Voulant en avoir le cœur net, il frappa à la porte. Elle n’était pas verrouillée ; il entra.
Avant même que ses yeux ne percent l’obscurité, l’odeur lui indiqua qu’il ne s’était pas trompé. Elle lui évoquait les vieux livres et le métal rouillé. Il y flottait une poussière invisible, immobile, de la même noblesse que celle des lieux sacrés.
Quand la porte fut fermée, le vent se tut immédiatement. Mille créatures murmuraient dans les ténèbres opaques. Au bruit, Thyrio distinguait des horloges, des pendules, et bien d’autres mécanismes qui jouaient ensemble une mélopée métallique et lancinante. Sur cette trame cliquetaient d’autres entités, hors de tout rythme, comme des yeux qui l’observaient depuis l’ombre. Tout au fond de l’atelier, quelques bougies nimbaient d’un halo doré un établi couvert d’objets disparates. Un jeune homme y était penché.
En s’approchant de lui, Thyrio marcha sur quelque chose. Au bruit, le jeune homme releva la tête, ôta ses loupes et se leva. Le démon ramassa ce qu’il avait écrasé, se maudissant de gâcher ainsi son entrée.
« Je suis désolé… Dans l’ombre…
– Ce n’est rien. »
Le jeune horloger tendit ses mains jointes pour recueillir les morceaux. Du coude, il écarta le coucou sur lequel il travaillait et versa les débris sur le bureau. Il s’agissait d’une araignée mécanique. Il s’assit et attrapa un tout petit tourne-vis qui traînait dans le désordre.
« Hmm. Le cristal n’a rien ; ce sera vite fait. » Il haussa les épaules. « Elle finira par comprendre que le sol n’est pas un endroit sûr. Tenez, passez-moi une pièce de la boîte, là, sur votre gauche. »
Thyrio prit la boîte en fer et l’ouvrit. Il ne se sentait pas légitime à protester. Elle était remplie de pièces mécaniques identiques. Il en prit une et l’observa de plus près : c’était une minuscule patte d’insecte. Il la déposa sur le bureau et observa l’apprenti travailler.
Avec des gestes d’une grande précision, il dépliait les fines plaques tordues, resserrait les écrous, tendait les fils d’acier invisibles qui animaient les membres… Et tout en travaillant, il murmurait à la petite araignée comme à une enfant. Ou à une amoureuse, songea Thyrio.
« Là, ma belle… Le mécanisme n’a rien. Juste les pattes. Tu verras, tu marcheras encore mieux qu’avant. »
Il posa le tourne-vis et enleva une chaînette de son cou. Une clef en dentelle d’argent aussi petite qu’une dent de lait y était accrochée. Il remonta le mécanisme de l’araignée, posant à peine ses doigts sur elle, lui murmurant toujours des mots doux. Il remit son collier et enchâssa une petite gemme aux reflets bleutés dans le dos de l’automate.
Les fils d’acier se tendirent, les pattes cliquetèrent sur l’établi et l’araignée reprit vie. Elle se releva et regarda autour d’elle comme si elle s’éveillait d’un songe. Elle était d’une finesse remarquable. Ses courbes étaient aussi gracieuses que celles de la créature qu’elle imitait. Ses mouvements étaient impressionnants de fluidité ; on eut dit qu’elle était vivante, tant ses déplacements paraissaient naturels. Thyrio ne s’étonnait plus des mots doux de l’apprenti.
Ce dernier se tourna vers le visiteur :
« Que puis-je pour vous ?
– Je suis venu voir votre maître. »
Quelques longues secondes s’écoulèrent.
« Mon maître ?
– Oui. Je suis venu de Vembrume pour voir l’Horloger de Valentis. J’ai un problème avec mon cœur et…
– Il n’y a pas d’autre horloger que moi, ici. »
Thyrio resta un instant déconcerté. Lorsque Citrouille lui avait parlé du maître horloger valentois, il s’était imaginé un vieil homme. Même l’évocation de Vembrume, l’île des légendes, ne l’avait pas fait tiquer. Cette visite allait de mal en pis, et le démon commençait à sentir la situation lui échapper.
« Alors ? Que puis-je pour vous ? »
Thyrio se ressaisit. Autant essayer. Avoir fait ce trajet pour rien serait trop bête. Il s’assit sur la chaise que le jeune homme lui désignait et s’expliqua d’un ton presque naturel :
« Il y a longtemps, j’ai confié mon cœur à… une amie. »
L’Horloger hocha lentement la tête et s’assit sur le bureau.
« Et vous ne pouvez pas vous passer de cet organe.
– Non. En effet. Je ne me sens pas… complet. Comme vide… Creux. »
Le jeune homme glissa du bureau et marcha lentement entre les étagères, la tête levée vers elles, ses doigts pianotant sur ses lèvres et l’autre main dans le dos. Puis il se retourna vers Thyrio :
« Avez-vous une idée de ce qu’il vous faudrait ? »
Thyrio fit non de la tête. Au moins son problème était pris au sérieux, songea-t-il. Mais être cru sans question, sans la moindre trace d’étonnement avait quelque chose de bizarre. De frustrant, presque. L’Horloger énuméra, comme s’il réfléchissait à voix haute :
« Horloge… Pendule… Sphère armillaire ? Sûrement pas. Boîte à musique ? Peut-être… »
Il s’interrompit, revint et s’assit sur un tabouret devant Thyrio, le menton dans les paumes et les coudes sur les genoux. La lueur des bougies dans les ténèbres donnait un éclat de folie à son regard.
« Parlez-moi de vous !
– Si ça peut vous aider à diagnostiquer le problème… Je suis un démon et un chasseur de démons. Je viens…
– Parlez-moi d’elle, plutôt.
– C’est… Une mort-vivante. Noyée. Elle…
– Belle ? »
La question était trop directe. Soit Thyrio avait baissé sa garde sans s’en rendre compte, soit cet Horloger avait un regard à désassembler un automate. S’il pouvait voir à travers les cartes, autant jouer franc-jeu.
« Sublime, lâcha le démon. De longs cheveux noirs, éternellement humides ; une peau blanche, translucide, aux veines bleues. Et des yeux… J’ai croisé plusieurs mort-vivants, mais avec des yeux pareils… Et plus que tout, elle a une âme incroyable. D’une force inébranlable, d’une bonté inépuisable… Et d’une lumière… »
L’Horloger laissa battre sept fois les pendules de son atelier avant de poursuivre :
« Vous lui avez donné votre cœur. »
Il avait toujours ce ton d’assertion neutre qui décontenançait systématiquement Thyrio. « Vraiment ? Songea-t-il. Je lui parle d’un démon sans cœur et d’une noyée à l’âme lumineuse, et il ne hausse même pas un sourcil ?! »
« Oui, confirma-t-il. Je le lui ai confié…
– Vous êtes parti.
– J’étais traqué. Je ne pouvais pas… prendre le risque de… C’eut été… égoïste. »
L’Horloger hocha la tête. Quelques secondes de silence mécanique s’étirèrent.
« Vous l’aimiez ? »
Thyrio poussa un profond soupir. Garde ou pas, il y avait des choses qu’un humain ne pourrait jamais comprendre.
« Les démons n’éprouvent pas de sentiments. Pas comme les mortels. »
L’Horloger se leva lentement et s’éloigna entre les étagères qui se perdaient dans l’obscurité du plafond. Il avait une démarche soucieuse, les épaules voûtées et les mains jointes derrière le dos. Il paraissait terriblement vieilli. Thyrio vit les boucles couleur miel de ses cheveux, coiffées en catogan, perdre leur éclat au fur et à mesure qu’il marchait vers les profondeurs de l’atelier. Il leva soudain la tête, sans se retourner. « Chasseur de démons ? » Il s’enfonça à grandes enjambées dans l’arrière-boutique et disparut.
Thyrio se retrouva seul. L’atelier lui semblait beaucoup moins sombre, maintenant que ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Sur les étagères s’entassaient des bocaux de confiture remplis de vis minuscules, de roues dentées grosses comme des boutons, d’écrous de toutes formes, de ressorts de tailles variées, et de plein d’autre chose qu’il ne distinguait pas. L’image de la mercerie de Vembrume lui revint en mémoire. Il sentit poindre une inexplicable touche de nostalgie, alors qu’il y avait mis les pieds la semaine dernière. Chaque bocal portait une vieille étiquette aux indications rendues indéchiffrables par le temps. D’innombrables horloges et pendules couvraient les murs, chacune participant à la mélodie mécanique qui emplissait la boutique. La seule lumière provenait des bougies sur le bureau. Leur cire coulait lentement sur quelques livres, oubliés sous un pot contenant des tournevis hétéroclites. À côté, d’étranges instruments de mesure prenaient la poussière.
La petite araignée mécanique traversait la table de son pas souple, sans se presser. Lorsqu’elle passa devant trois bougies fondues entre elles, le joyau de son dos scintilla de mille éclats de sang. Ce n’était pas la même que celle au joyau bleu. Il y en avait plus d’une ?
Thyrio prit soudain conscience des centaines de petits éclats et reflets qui marchaient ou rampaient dans les ténèbres, partout autour de lui. Des araignées tissaient des toiles d’acier dans les ombres du plafond, des souris mécaniques se faufilaient entre les pieds des meubles, un lézard-pendule grimpait au mur de sa démarche de métronome, un scarabée dont la carapace métallique jetait des reflets irisés traversait un rayonnage d’étagère… La petite araignée au cristal rouge, elle, jouait au funambule sur un fil invisible tendu entre le bureau et la chaise de Thyrio.
L’Horloger revint, fébrile, avec un vieux livre à la couverture noire et le tendit au démon. « Il y a des années que je lis et relis ce livre et… Bref. Lisez. ». Sur la reliure usée s’alignaient quatre lettres de rouille : « Hexa ». Un vague souvenir remonta à la mémoire de Thyrio. Hexa… C’était comme retrouver un puits oublié sous le lierre au plus profond d’une antique forêt. Hexa, la cité-engrenage… Il ouvrit le livre au hasard et s’abîma dans les pages ambrées.
L’Horloger s’assit et le regarda. Thyrio était devenu une enveloppe vidée de son esprit, perdu dans la contemplation d’un autre univers. Le temps s’étira, comme un aigle suspendant son vol, scrutant le monde, prêt à fondre sur sa proie. Les horloges semblaient battre au ralenti, comme pour laisser à Thyrio le temps de contempler l’infini. Tic… Tac… Tic… Tac… Tic… Tac… L’Horloger se laissa bercer par cette mélodie, oscillant la tête comme une algue suit les marées du temps, fermant les yeux et devenant lui aussi mécanisme. Dans sa poche tiquait une montre à gousset. Tôt ce matin, elle indiquait « l’Heure de Partir » et « Aujourd’hui ». Il avait alors été persuadé que, pour la première fois, cette montre lui ferait défaut. Enfin, cet étrange héritage allait montrer ses limites, et il n’en serait plus l’esclave. Mais un démon à l’accent étrange avait toqué à sa porte, et il avait compris que, une fois de plus, la montre avait eu raison.
Plus tard, quand Thyrio releva la tête, il avait encore les yeux perdus bien au-delà de la petite pièce. Il murmura :
« Où avez-vous trouvé ce livre ?
– Un korrigan qui ne savait pas lire me l’a échangé contre une montre à gousset. »
L’Horloger avait les yeux toujours clos et la tête rejetée en arrière. Il se redressa avec un craquement de cervicales, noyé dans la mélodie des horloges, et planta ses yeux dans ceux du démon.
« Vous connaissez ce monde. »
Ce ton ! Ce ton insupportable de celui qui sait, et qui en est conscient. Thyrio réprima un autre soupir.
« De nom.
– Vous saurez y aller ?
– Je trouverais.
– Vous vous sentez de taille à affronter ses dangers ?
– Sans aucun doute.
– Alors allons-y. »
Thyrio cligna des yeux. La réalité lui revint comme un seau d’eau dans la figure. L’Horloger se leva, saisit une besace de cuir et commença à y fourrer quelques objets qui lui passaient à portée de la main.
« J’ai envie d’explorer ce monde depuis des siècles. » Il ramassa une poignée de tournevis. « Je vous fais confiance pour trouver comment nous y rendre. » Il attrapa une araignée mécanique par une patte et la laissa tomber dans le sac. « Qu’en pensez-vous ?
– Je ne sais pas, il faudrait que j’étudie le livre et…
– Il est à vous. » Il saisit un pot, en dévissa le couvercle et prit une pleine poignée de roues dentées. « Considérez-le comme le prix du voyage.
– Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée ?
– … Et la fabrication du cœur comme celui de ma protection. » Il rattrapa l’araignée qui tentait de s’échapper de la sacoche. « Quand nous aurons trouvé ce qu’il nous faut, naturellement.
– Non, attendez, vous…
– Nous partagerons nos trouvailles à notre retour. » Il s’agenouilla devant une étagère, tira une boîte à chaussure d’en dessous et y prit quelques vêtements. « Ou sur place, peu importe.
– Mais il faut que je passe à Vembrume prendre mes affaires, que j’aille à Terraumor passer des pactes ; il faut trouver un chemin jusqu’à Hexa et…
– Le temps n’a pas vraiment d’importance. » Il se releva et rangea la boîte du pied. « Je vous accompagnerai. »
Il balança son sac sur l’épaule, s’approcha de la porte d’entrée, décrocha une clef de son clou et se retourna vers Thyrio. Les pendules mesuraient le vide et la lumière grise tombait des fenêtres poussiéreuses. Le contre-jour argenté noyait le corps de l’Horloger et ses yeux brillaient dans l’ombre.
« Ce monde est une caverne aux merveilles, dit-il. J’attendais désespérément quelqu’un qui saurait m’y conduire. »
Toujours assis sur sa chaise prés du halo doré des bougies, Thyrio sourit. Il souriait à la soudaine certitude que, si un seul mortel pouvait lui trouver un cœur, c’était celui-ci. Au fond des ténèbres, l’éclat de ses canines reflétait celui du regard de l’Horloger.