Fragment : Le Temple de Chardons

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Emblèmes

L'Horloger
Oxyd

Fragment

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Le Temple de Chardons


Thyrio fulminait mais se tenait coi. La matinée était encore jeune ; la caravane s’était arrêtée en vue d’un bosquet de chardons géants. L’air était pur, sans un souffle. L’horizon était plat, écrasé entre le ciel bleu et la terre jaune. C’était comme si le monde entier avait été schématisé. Pas de nuage, pas de colline, rien. Le soleil en haut et les mortels en bas. La seule chose qui brisait cet horizon, comme pour relier l’ici-bas au céleste, c’était cet étrange bouquet d’épines, ce cercle géométrique de troncs gris, surmontés de fleurs d’argent à la corolle en éventail de lames.

Parmi les nomades, l’ambiance était feutrée. On parlait à voix basse ; des phrases brèves d’apprêtement. Les bruits des habits qu’on enfile, du tissu qu’on enroule et qu’on noue ; les tintements des boucles en fer et des broches en cuivre. Les groupes se formaient sans un mot, se mettaient en route uns à uns vers le bosquet, sans un signe. La magie du rituel, le miracle de l’horlogerie.

Thyrio était resté dans la roulotte, les bras croisés, sans un regard. L’Horloger était sorti pour voir, muet comme devant des rouages inconnus. Du groupe le plus proche, la doyenne vint le prendre par la main, sans le regarder dans les yeux, pour le planter parmi les siens. Autour de lui, les trois jeunes, les deux parents, l’autre vieux, tout le monde regardait au loin, droits, dignes. La vieille était tout contre lui ; elle ne le regardait toujours pas. Ses lèvres pincées avaient l’air de dire « tu devrais savoir », mais ses yeux disaient « je te pardonne ». La condescendance envers l’étranger.

Les familles allaient et venaient. Elles marchaient jusqu’aux chardons, il s’y passait quelque chose, elles revenaient. Le soleil piquait les yeux et cuisait les nuques, mais l’air était encore frais de la nuit. Les herbes jaunes chauffaient lentement ; les genoux étaient dans le tiède, mais les cuisses dans le froid. L’air était immobile et les odeurs flottaient. Terre, paille, tissu ; les corps vivants, les vêtements qui sortent rarement.

Tout le monde fit le premier pas en même temps ; l’Horloger un battement de cil en retard, prévenu par le tressaillement avant-coureur du bras de la doyenne contre le sien. Volontaire ? Peut-être. Un pas tranquille mais précis. Plus rapide qu’une promenade ; plus lent qu’un travail. Un pas de décorum. Devant le bosquet, ce fut comme si tout le monde voyait clairement la limite à laquelle s’arrêter, sauf le voyageur ; comme si lui seul ne percevait pas le cadran invisible tracé dans l’air sur lequel les aiguilles s’alignaient. Il semblait y avoir un ordre dans la ligne qu’ils formaient ; s’il n’avait pas perçu la discrète traction de sa chemise qui le garda collé à la doyenne, il aurait probablement gêné le mécanisme en traînant au milieu.

De près, les chardons étaient impressionnants. Leurs épines étaient plus longues que des bras, et leurs fleurs, tout là-haut, étaient si larges qu’on aurait pu se lover à trois dans leurs cœurs. Entre les troncs secs, on distinguait l’intérieur vide du bosquet. Il semblait y avoir quelque chose au centre ; l’Horloger était tenaillé par l’envie d’aller voir, même de se tordre le cou pour essayer, mais tous autour de lui se tenaient comme devant un paravent masquant un lieu intime. Les rêveries fugaces de chambre végétale et de dryade sèche furent chassées par l’analyse : depuis le rang, on allait par deux s’incliner devant les chardons. Un homme et une femme ; à deux pas des troncs, l’homme ôtait l’étole qu’il avait sur les épaules et la tendait à la femme ; il s’inclinait en pliant le ventre tandis qu’elle présentait l’étole en pliant les genoux, comme pour la montrer à l’habitant du bosquet. Le père prit une fille par le bras ; quand ils revinrent, le fils invita la mère. La deuxième fille jeta un coup d’œil perdu au grand-père ; le regard de ce dernier consulta brièvement la grand-mère avant de glisser sur l’étranger, qui sentait tout le mécanisme se désaxer à cause de sa présence. Quand la mère et le fils revinrent, le vieux amorça un geste vers l’Horloger, mais la doyenne l’interrompit d’une tape sur le dos de la main. La réprimande avait été vive, discrète, sentie. Avant d’avoir compris, l’Horloger avait une étole sur les épaules et la main de la vieille sous la sienne, et sans un mot, ils marchaient jusqu’aux troncs. Elle avait le regard fixe et le pas ample, mais les lèvres détendues et la main légère. Ils s’arrêtèrent sur la marque invisible et elle attendit. Vit-il son léger haussement de sourcil ? Il fit glisser l’étole de ses épaules et la déposa délicatement sur ses bras. Elle était belle, ancienne, discrètement précieuse. Elle s’inclina lentement. Peut-être pour ses genoux, peut-être pour surveiller qu’il pliait bien le ventre et non la taille. Était-ce un sourire, lorsqu’elle lui remit le châle sur le dos ?

Trop occupé à cacher son euphorie intérieure, l’Horloger n’aperçut pas les yeux de la créature qui l’observait depuis le cœur du temple de chardons.

Questions