Passage par Vembrume
L’Horloger vint rejoindre Thyrio à la proue de la caravelle. Ils avaient quitté le port de Valentis plus d’une heure auparavant et la matinée tirait vers sa fin. Le navire voguait à vive allure, toutes voiles dehors, aussi seul sur la mer que le soleil dans le ciel. Aucune terre n’était en vue. Un point, pourtant, marquait l’horizon, droit devant. Il grandit et se révéla être une paire de pitons rocheux émergés, lieu secret perdu dans le vaste océan. Le capitaine cria ses ordres et les marins manœuvrèrent le bateau pour le faire passer entre les deux colonnes couvertes d’algues et d’arbrisseaux téméraires. Alors qu’ils passaient lentement entre eux, l’Horloger réalisa que sur les faces intérieures des pitons étaient sculptés deux immenses personnages. Ils avaient des traits androgynes, des oreilles effilées et de longues chevelures. L’un s’appuyait sur une lance dont la pointe dépassait la vigie et l’autre tenait dans ses mains un orbe aussi grand qu’une chaloupe.
Alors qu’ils sortaient de l’ombre de ces deux gardiens de pierre, l’horizon n’était plus le même. Une île sertie d’une ville se dressait devant eux. Des oiseaux marins planaient dans le ciel et un soleil plus petit gardait son troupeau de nuages vagabonds. Les ombres de poissons aux formes singulières louvoyaient parmi les piliers d’algues qui s’enfonçaient dans l’eau claire.
À la vue des innombrables tours blanches comme de la nacre, l’Horloger ressentit une pointe d’excitation au creux de la poitrine. Tous ses doutes quant à la folie de ce voyage s’évaporèrent. Il découvrait pour la première fois ce Comptoir des Mondes dont il avait maintes fois entendu parler. Vembrume existait. Il l’avait toujours su, mais il l’avait su comme on sait que l’amour brûle avant d’avoir aimé. Vembrume était devant ses yeux, et soudain toutes les légendes étaient vraies. La caravelle apponta enfin. Ils prirent leurs bagages, Thyrio paya le capitaine et ils mirent pied à terre entre deux ballots de marchandises.
Le démon guida le jeune homme à travers le port. Chaque maison, chaque rue, chaque taverne était entièrement construite en bois. Le quartier entier flottait sur la mer, accroché à Vembrume. Thyrio avait les épaules hautes. Parfois il se retournait et marchait un instant à reculons devant l’Horloger, désignant les bâtiments alentours, la foule de pirates et de voyageurs, guettant son expression, son étonnement, son admiration. Comme s’il faisait visiter sa maison à un vieil ami. Comme si juger cette ville, c’était le juger lui.
Ils suivirent l’une des ruelles qui montaient entre les pieds des tours d’albâtre et se rejoignaient au sommet du roc émergé. Il y avait là une vaste place dont les pavés formaient des motifs fantasques. Le démon avait le sourire en coin de celui qui sait où l’on va, et jetait à l’Horloger le regard malicieux qu’on destine à ceux qui ne le savent pas. Mais le jeune homme ne s’en préoccupait pas ; il avait les yeux émerveillés de celui qui recouvre la vue, et qui ne regardent pas ce qu’ils savent déjà.
Guidés pas Thyrio, les voyageurs entrèrent dans une grande auberge du pourtour de la place : la Lune Mauve. Ils franchirent la pierre du seuil, patinée par des milliers de pas avant les leurs. Les murs étaient épais et les poutres apparentes de bois précieux. Toutes les fenêtres portaient des croisillons. Une grande cheminée occupait tout un côté de la vaste salle commune ; son manteau était gravé d’une fresque qui se lisait comme un livre. Du coin de l’œil, l’Horloger en distingua quelques chapitres : des personnages sur la tête d’un poisson géant : des arches en cercle au milieu de la mer ; des tours qui s’érigent magiquement sur une île. Dans les fauteuils et autour des tables basses, des personnes en robes qui portaient des capuchons ou de grands chapeaux discutaient à voix basse ou lisaient de vieux grimoires. Plusieurs étaient humains, mais d’autres arboraient des traits aquatiques ou sylvestres. L’Horloger savait que beaucoup de magiciens visitaient Vembrume. Certains venaient y étudier. D’autres y faisaient escale dans leurs voyages vers d’autres mondes. En les écoutant attentivement, il se familiarisait avec cet accent étrange, cette même inflexion des voyelles qu’avait Thyrio. Et parmi les conciliabules, il décelait au moins trois autres langues qu’il ne connaissait pas.
Thyrio et l’Horloger entrèrent dans la salle à manger. Une naïade à la peau bleue glissait entre les tables et servait les quelques clients. Elle s’approcha des nouveaux venus et les salua. Apparemment, nota l’Horloger, elle connaissait Thyrio.
« Je suis venu récupérer mes affaires et régler mon ardoise, annonça le démon. Je pars pour une durée indéterminée.
– À peine arrivé, déjà reparti. Hein, Thyrio ? »
Le démon versa dans sa main le contenu d’une bourse en fin tissu noir. Les perles, les coquillages rares et la nacre s’y entassèrent dans un doux tintement. Il compta, remit quelques perles dans la bourse, dont une grosse aux reflets roses, et tendit le reste à la naïade.
« Je n’ai pas assez de pierres et j’ai dépensé le peu d’or qui me restait pour le voyage à Valentis. Même là-haut, je n’ai que du sel. Cette fois, je paye en nacre.
– Tu te débarrasses de la petite monnaie ? »
La naïade avait un ton taquin mais le démon ne réagissait pas. Ils ressemblaient à deux anciens colocataires, songea l’Horloger : trop intimes pour s’épargner mais pas assez pour ne pas se blesser. Thyrio prit l’escalier qui menait aux chambres, suivit par l’Horloger. Il s’arrêta devant la porte au numéro treize, fit jouer une clef dans la serrure et entra, mais l’Horloger resta dans le couloir, pétrifié. La pièce, déjà petite, était rendue exiguë par le capharnaüm qui y régnait. Thyrio jeta sa cape de voyage sur le lit et commença à rassembler ses affaires. Il ramassa les billes qui traînaient sur le plancher et les mit dans un petit sac. Il s’assit en tailleur sur la paillasse et tria les cartes qui s’y étalaient en trois paquets, qu’il rangea dans l’une des profondes poches de son pantalon. Il attacha à sa ceinture une vieille poupée de chiffon rapiécée, avec un horrible visage cousu. Il prit plusieurs bourses de cuir contenant du sel qu’il noua également à sa ceinture. Il rangea les nombreux livres éparpillés sur le lit, le sol ou la table de chevet dans un sac. Il remplit ses larges poches de tout ce qui traînait encore : quelques cristaux, plusieurs dés aux formes étranges, des amulettes… Puis il passa le sac contenant les grimoires à son épaule et jeta sa cape par-dessus.
« En avant ! » fit-il en passant devant l’Horloger qui n’avait pas bougé d’un pouce. Il verrouilla la porte sur la chambre à présent vide, redescendit dans la salle commune et rendit la clef à la naïade.
L’Horloger, qui commençait à avoir faim, proposa de manger sur place, ce à quoi Thyrio consentit. Ils s’installèrent à une table, dans un coin tranquille. La grande salle commençait à se remplir, à cette heure. Des mages venaient prendre un repas avant de retourner dans leurs tours blanches, et des créatures de nombreuses origines s’y côtoyaient. Il y avait un couple de sorcières, l’une jeune à la peau noire et l’autre âgée et au teint opalescent, un immense golem de boue sans visage qui suivait un minuscule gobelin richement vêtu, une ange resplendissante au regard triste, et bien d’autres encore.
L’Horloger détacha son regard du spectacle insolite et reporta son attention sur Thyrio. Cédant à la curiosité, il demanda :
« Tu voyages toujours avec… tout ça ?
– Toujours, lorsque je suis en mission.
– Tu fais ce voyage pour le compte de quelqu’un d’autre ? Je croyais…
– Pas cette fois-ci. Je voulais dire d’habitude.
– D’habitude, c’est quelqu’un qui t’envoie en mission ? J’imaginais que les chasseurs de démon étaient plutôt solitaires.
– En général, c’est vrai, mais la Loge de Sel apporte un peu d’ordre et de coordination.
– Qu’est-ce que la loge de Sel ? »
Thyrio soupira. « Les bavards sont ennuyeux, songea-t-il, mais les curieux sont encore pires : on ne peut pas se contenter de les écouter distraitement. » Les petites lignes en bas du contrat commençaient à s’accumuler. Il n’avait pas seulement un mortel à protéger, mais aussi à nourrir, à écouter poliment… et à éduquer.
« C’est la guilde des chasseurs de démons, dont je dépends. C’est aussi la guilde la plus influente de Vembrume.
– Je croyais que c’était l’Académie de Magie.
– L’Académie est la plus célèbre, et bien qu’elle soit très influente auprès du Conseil de la Cité, Sel l’est encore plus. »
L’Horloger ne pouvait pas manquer la pointe de fierté blessée dans la voix du démon. Cette guilde devait signifier bien plus qu’un simple métier, pour lui. La naïade s’arrêta à leur table, un plateau à la main, interrompant les réflexions du jeune homme et épargnant au démon une nouvelle question. Elle tendit un livret à la couverture en cuir mauve à l’Horloger et se tourna vers Thyrio.
« Une idée de ce qui te ferait plaisir ?
– Voyons… Une panière de fruits. Entière. C’est tout.
– Tu as vraiment des goûts de luxe ! »
Thyrio haussa les épaules.
« Reste dans les premières pages, lança-t-il à l’Horloger qui fronçait les sourcils, plongé dans le menu.
– Oh, pardon, j’ai oublié de vous prévenir, ajouta la nymphe. Pour les humains, c’est jusqu’à la troisième page.
– Je te conseille quelque chose de léger, continua Thyrio. Nous avons un long chemin à faire. »
Elle adressa un regard éloquent à l’Horloger, qui ne sut pas trop comment l’interpréter. Elle, elle devait sûrement savoir. Et ne pas savoir commençait à être franchement désagréable. Il sentait bien que Thyrio se prêtait de mauvaise grâce à la conversation, mais risquer d’ennuyer un démon semblait préférable à l’ignorance. Les rayonnages familiers de son atelier lui semblaient bien loin, tout d’un coup.
« Une salade de fruits de mer, je vous prie, demanda-t-il en rendant le menu à la naïade.
– Je vous amène ça ! »
* * *
Thyrio termina son quartier d’orange, glissa la dernière pomme dans une de ses poches et se leva. Il posa une émeraude taillée grosse comme une miette de pain au centre de la table. L’Horloger se leva, prit sa sacoche, et ils se dirigèrent vers la porte. La naïade leur lança « Bon voyage ! » et ils furent dehors. Le jeune humain rattrapa le démon, qui marchait déjà d’un bon pas, et lui demanda :
« Une émeraude pour deux repas, ce n’est pas un peu cher ? »
Thyrio allait soupirer à nouveau, mais il songea que lui aussi avait vu Vembrume pour la première fois, longtemps auparavant. Peut-être y avait-il ici un karma à rembourser.
« L’émeraude était petite, expliqua-t-il avec moins de mauvaise grâce, et ça comprenait le service pour Nayla. Mais tu as raison, les fruits étaient chers : ils viennent de maraîchages par bateau. Par contre, les crustacés et les poissons sont intéressants, ici ; ils les achètent directement aux pêcheurs ou aux créatures marines.
– Tout de même, c’est un éclat d’émeraude…
– À Valentis, elle aurait eu plus de valeur. Mais ici, c’est un Comptoir des Mondes. Les pierres précieuses ne sont pas si rares. »
Plusieurs secondes s’écoulèrent. Thyrio ajouta en marmonnant pour lui-même :
« Ça fait des lustres que je bouffe du poisson. J’avais envie de fruits, avant de retourner à Terraumor. »
Cette fois-ci, le démon soupira. Il venait de faire un effort pour bavarder, et il s’était exposé. Maintenant que le pacte était passé, plus question de baisser sa garde. Comprendre enfin ce que les mortels entendaient par « se mordre la langue » ne lui apporta aucun réconfort.
Ils marchèrent en silence, descendirent des ruelles étroites et des escaliers tortueux, serpentant entre les pieds des tours blanches. Ils arrivèrent à une placette, encaissée entre les hautes maisons qui la bordaient. Un orme au large tronc planté en son centre étendait sa vaste ramure d’une façade à l’autre. L’Horloger trouva l’arbre magnifique. Il dégageait une aura de force, paternelle et rassurante, tendant ses branches vers le ciel bleu et protégeant la petite place dans son ombre fraîche. Dans un coin, une glycine luxuriante laissait pendre ses lourdes grappes de fleurs et baignait une terrasse de ses senteurs sirupeuses.
Le Masque du Diable était un tout petit café, à l’intérieur profond et sombre. Un comptoir étroit se tenait près de la baie vitrée, sous la tonnelle. Cette baie était toujours ouverte, laissant entrer le parfum sucré de la glycine et un peu de lumière de la place ombragée. À l’intérieur, les murs disparaissaient entièrement derrière des étagères remplies de centaines de livres. Le mobilier était disparate mais accueillant : il y avait des chaises en osier, de vieux fauteuils, des guéridons et des tables basses. La plupart étaient anciens, souvent en bois sculpté.
L’Horloger y suivit le démon. Ses yeux s’habituaient à l’ombre tandis qu’il regardait autour de lui. Une chose insolite attira son attention : il y avait un grand rocher, derrière le comptoir, près de l’entrée. Ses différents gris s’alliaient avec les tons sombres et lumineux des mousses qui le marbraient par endroits. Lorsque le rocher se leva, l’Horloger fut si surpris qu’il recula vivement et se cogna contre un meuble. Thyrio retrouva son sourire de celui-qui-sait. Il s’installa avec une nonchalance affectée dans un fauteuil à haut dossier. Le golem de roche contourna le comptoir et s’assit sur une chaise en osier en face de lui. Il se tourna à demi vers l’Horloger qui hésitait et l’invita à prendre place autour de la table basse. Le jeune homme ne voulait pas donner satisfaction à l’air narquois de son guide, mais le rocher avait l’air aimable, et il accepta de s’asseoir sur un tabouret. Le démon sortit un livre de son sac et le tendit au golem. Ce dernier fronça ses sourcils moussus et déchiffra le titre, puis hocha lentement la tête.
« Qu’en as-tu pensé ?
– Intéressant. Le style est un peu lourd mais l’univers est crédible. L’intrigue est plutôt complexe, mais ça me plaît.
– Bien. Cet auteur a aussi écrit une saga en plusieurs volumes. Veux-tu que j’aille te chercher le premier tome ?
– Merci, mais pas cette fois. Je pars pour une durée indéterminée et… J’aimerais te laisser un message pour Citrouille. Ça ne t’ennuie pas ?
– Pas du tout. »
L’Horloger nota mentalement que la générosité n’était pas une monnaie qui seyait au démon. Thyrio sortit plume et papier de son sac et griffonna un mot sur un coin de la table. Puis il le roula et le noua avec une sorte de collier en fer en forme de losange. Du fond d’une sacoche, il tira une bille parcourue de spirales pourpres et l’enchâssa dans le bijou. Il claqua des doigts et un œil apparut entre les volutes immobiles. Puis il lui parla dans une voix aux intonations si singulières que l’Horloger le dévisagea comme s’il lui avait soudain poussé des cornes et une queue fourchue.
« Noïta, je t’ordonne de ne laisser lire ce message qu’à Citrouille, et à aucune imitation, illusion ou doppelgänger qui reproduirait son apparence, récita-t-il solennellement dans la langue des démons. As-tu compris ? »
L’œil cligna une fois et Thyrio remit la missive au libraire.
« Merci, Pierre. » Le golem hocha la tête. « Encore une chose, continua le démon. Connais-tu ce livre ? »
Thyrio exhiba le livre à couverture noire. Pierre le prit délicatement entre ses énormes mains et parcouru la préface et la table des matières.
« Nicolas Grand-Pas… commença-t-il d’un ton didactique. L’un des plus grands Voyageurs de Vembrume. Un humain d’origine inconnue, officiellement intégré à la Guilde des Voyageurs en mille vingt-quatre après la Fondation. Durant les trente-deux ans où il travailla pour elle, il contribua à plus d’une centaine d’ouvrages répertoriant autant de mondes, parfois jusqu’à cinq sauts de distance. Il fut l’instigateur de l’une des…
– Oui, je sais tout ça, coupa Thyrio.
– Ce n’est peut-être pas le cas de ton amie, fit Pierre en désignant l’Horloger du menton.
– Comment se fait-il que ce livre n’ait pas de copie dans la bibliothèque de la Guilde des Voyageurs ?
– En es-tu sûr ? »
Thyrio ne répondit rien. Il croisa les bras et se cala dans son fauteuil. L’Horloger se tenait sur le bord de sa chaise, avide d’entendre la suite. Pierre se tourna vers lui et poursuivit son exposé, faisant mine d’ignorer la mauvaise humeur du démon.
« La plupart des carnets de voyage de Nicolas furent imprimés ici, à Vembrume, et conservés dans la bibliothèque de la guilde. Cependant, certains furent produits par d’autres imprimeries, dans d’autres mondes, et tous ne trouvèrent pas leur chemin jusqu’ici. Celui-ci me semble provenir d’une imprimerie de Nyss, à la reliure.
– Ridicule, interrompit Thyrio. D’après le livre, Hexa est à deux sauts de Vembrume ; trois de Nyss. S’il dit vrai, la seule raison pour qu’il ne soit pas dans la bibliothèque de la Guilde ait qu’il ait été intentionnellement caché. »
Pierre soupira profondément. Thyrio était un vieil ami à qui il pardonnait beaucoup d’écarts, mais même sa patience avait des limites.
« Que veux-tu savoir, exactement ?
– Je ne suis pas encore sûr que ce livre soit authentique.
– Il l’est. Ça, je peux le garantir. Mon explication à son absence prolongée à Vembrume est que cette exploration aurait été commanditée par une haute instance de Nyss, qui n’aurait pas voulu voir son investissement dispersé aux sept vents. »
Thyrio se leva et tendit la main. Pierre lui rendit le livre noir.
« Merci.
– Bon voyage à vous deux », leur souhaita le golem, et l’Horloger sonda son amitié pour le démon à la sincérité de son ton. « Serais-je un jour capable de supporter ça ? » songea-t-il.
* * *
Le flanc nord de la Grève Venteuse était un alignement de rocs de calcaire hérissés. Sur le flanc sud, le vent entassait le sable contre les rochers et la grève descendait en pente douce jusqu’à la mer. Vu du ciel et des cartes marines, cette langue de sable sinueuse formait comme une queue ou une nageoire et faisait ressembler Vembrume à une étrange créature marine. À terre, les contours des rochers déchiquetés par les vagues évoquaient l’impressionnante épine dorsale d’un monstre des abysses.
Thyrio et l’Horloger cheminaient. Le vent et le sable fouettaient leurs visages. La cape du démon ressemblait à un monstre furieux qui agitait son corps vaporeux pour se défaire de ses épaules. « Où va-t-on, à présent ? » cria le jeune homme. Sa question fut emportée par le vent. Quelques pas devant, Thyrio lui cria en retour : « La Crique aux Crabes ». Cette réponse était trop courte à son goût, mais les éléments l’empêchaient de manifester pleinement sa curiosité. Et il avait la désagréable impression que Thyrio en était parfaitement conscient.
Un peu plus tard, le démon s’arrêta et consulta un objet qu’il tirait des plis de sa cape. L’Horloger le rattrapa et aperçut une étrange boussole, juste avant que Thyrio ne la range et porte son regard au-delà des pierres blanches. Ils s’y dirigèrent et grimpèrent sur la petite crête. Les vagues explosaient sur les arêtes étranges et projetaient leur écume haut dans le ciel. Thyrio cherchait quelque chose, mais l’Horloger ne savait pas si c’était entre les rocs poreux ou dans les vagues qui s’y brisaient. Ils poursuivirent leur chemin, glissant sur les blocs humides et trébuchant contre les coquillages incrustés. Ils enjambaient d’étroites crevasses, au fond desquelles le clapotis de l’eau était à la fois amplifié par l’écho et étouffé par le labyrinthe des anfractuosités. De temps à autre, Thyrio jetait un coup d’œil à la boussole mystérieuse.
Ils parvinrent finalement à la Crique aux Crabes. C’était une calanque qui se prolongeait sous les rochers et formait une plage souterraine devant un bassin abyssal. Près de l’entrée de la grotte, sur un rocher qui dépassait de l’eau, une créature frappait une huître avec une pierre. Elle mesurait près d’une demie toise, sa peau était aussi noire que le jais et ses membres étaient maigres comme des brindilles. Il avait deux têtes mais l’une était un crâne blanc et mort qui portait une étoile de mer sur la moitié du visage. L’autre tête était bien vivante et portait un bicorne de marin couvert d’algues. Ses coups semblaient désordonnés et peu précis. Lorsque Thyrio se manifesta ; la créature se retourna, le reconnu et parut soudain très ennuyée.
« Que veux-tu ?
– Que tu ouvres la porte vers Anémora.
– Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi. Comment voulez-vous que je survive, entre ces goélands qui mangent mes huîtres et ces Voyageurs qui me dérangent tout le temps ? Hein ?!
– Il se trouve que j’ai une magnifique perle dont je ne sais pas quoi faire…
– Ça ne remplit pas un ventre, ça ! »
La créature maugréa encore en s’acharnant sur son huître. Tout en discutant, Thyrio s’était rapproché. Lorsqu’ils furent sur le même rocher, il se pencha vers lui et fit miroiter sous son nez une grosse perle aux reflets roses.
« Si une belle sirène venait à passer, je suis sûr qu’elle ne jetterait pas le moindre regard à ta collection de coquillages… Sauf peut-être pour avoir le privilège de contempler cette merveille… »
Le démon laissa planer ces mots. La créature jeta un regard à la perle, puis à l’huître à moitié brisée, au goéland qui suspendait son vol dans les embruns, à l’Horloger, resté en retrait, puis à la perle et finalement aux vagues qui venaient se briser sur les rochers.
« Tu m’ennuies ! s’écria-t-il soudain. La marée remonte déjà. Le temps que j’ouvre ta fichue porte, tout ça sera sous l’eau et mon ventre sera vide, alors que ceux des mouettes seront pleins !
– Si c’est ton ventre qui t’inquiète, tu peux immédiatement aller préparer la porte ! »
Thyrio bondit sur un rocher proéminent et rejeta sa cape sur ses épaules. Il plongea la main dans une sacoche et en sortit une poignée de billes. Il leur murmura quelques paroles qui furent emportées par le vent. Il les tendit au-dessus des rochers, la paume grande ouverte. Une explosion projeta des dizaines de traînées noires qui retombèrent dans l’eau ou sur les pierres d’albâtre. L’une d’elles frappa un goéland qui s’abîma dans les flots tumultueux et une autre atterrit aux pieds de l’Horloger. À chaque endroit qu’avait atteint une traînée noire se trouvait une minuscule créature visqueuse, informe et gélatineuse. Du haut de son promontoire, Thyrio fit un large geste de la main qui embrassa la mer, la crique et les rochers. Les créatures visqueuses se dispersèrent immédiatement, comme autant d’éclairs noirs glissants entre les anfractuosités.
« Et maintenant, s’exclama Thyrio, la Porte ! »
* * *
La petite créature bicéphale les rejoignit quelques minutes plus tard, de l’autre côté des vertèbres géantes, sur la Grève Venteuse. Il portait des bracelets en pierre grossière et s’appuyait sur un bâton. Il s’agissait d’une branche noueuse et ondulée comme un vieux serpent, polie par les vagues et le sable. Trois algues séchées et tressées ornaient le pommeau de quelques coquillages qui tintaient les uns contre les autres. La créature utilisa le bâton pour tracer un large dessin circulaire dans le sable, sous l’œil intéressé de l’Horloger, et celui de Thyrio, impénétrable et circonspect. Lorsqu’il eut fini, il brandit son bâton au-dessus de son vieux bicorne, ferma les yeux et murmura dans les embruns. Le crâne sur son épaule claqua trois fois des dents. Le dessin disparut lentement, comme la brume nocturne qui se délite aux lueurs de l’aurore.
Un large puits s’ouvrait à présent à même le sable. Un parfait disque d’ombre qui semblait s’enfoncer dans les abîmes insondables. Le passeur jeta un regard à Thyrio, et celui-ci hocha gravement la tête, avant de se retourner vers la crête, les bras croisés. Presque aussitôt, une myriade de crabes albinos sortirent des rochers et s’avancèrent sur le sable de leur démarche mécanique. Chacun portait quelques coquillages éventrés entre ses pinces ou transportait de larges huîtres sur son dos, comme des offrandes sur des plateaux de nacre. Les chairs tendres et humides des mollusques reflétaient les rayons du soleil et semblaient se changer en or. Un oiseau au plumage noir et étincelant déposa deux poissons devant le passeur et se posa non loin de la légion de cuirassés, qui déchargeait ses présents sur le sable. Thyrio frappa une fois dans ses mains et les crabes se brisèrent dans un bref et atroce concert de craquements et de chairs déchirées.
Très lentement, de fins rubans de fumée s’élevèrent des cadavres à moitié sur pieds et s’étirèrent dans l’air qui retenait son souffle. Les fumerolles noires se rassemblèrent autour de Thyrio, tourbillonnant un instant avant de se condenser au-dessus de sa paume ouverte. Il fit glisser les billes dans leur sacoche et planta son regard sur l’oiseau noir. Un orbe obscur à l’aura violette s’en détacha, et le goéland au plumage immaculé sursauta et s’en fut à tire d’ailes. L’orbe vint se lover au creux de la main du démon, se changea en calot et disparut à son tour dans les plis de sa cape.
« Tu avais parlé d’une perle… commença le passeur d’une voix hésitante.
– Il fallait choisir, trancha le démon. C’était le ventre ou les yeux. »
Sans un mot de plus, Thyrio s’engagea dans l’escalier circulaire qui tombait dans les ombres du puits.
L’Horloger resta quelques longues secondes immobile sur la première marche, traversé par une vague terreur. Il réalisait lentement que jusqu’à présent, il n’avait pas su réellement qui était Thyrio. Ce pas serait le premier qu’il ferait en sachant. Ou au moins en se doutant. Il lui traversa l’esprit qu’il était peut-être encore possible de renoncer, de rentrer chez lui et de continuer à vivre comme si de rien n’était. Il jeta un œil à sa montre à gousset, hocha sombrement la tête, et s’engouffra à son tour dans les ténèbres.