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Les Portes de la Cité de Nacre
Sophia arriva enfin au bas de l’escalier. Le seul accès à cette plage étroite, cachée derrière Vembrume, était cet escalier taillé dans la falaise. Un jour, songea-t-elle, il lui faudrait une canne. Un jour. Comme elle était en avance, elle s’assit sur un rocher et observa le vol des mouettes.
Danaël arriva elle aussi par l’escalier. C’était une jeune naïade à la peau bleutée et aux cheveux courts. Elles se saluèrent, évoquèrent le beau temps… Danaël s’assit dans le sable et laissa les vagues caresser ses pieds.
Un peu plus loin, une silhouette massive émergea des flots et s’approcha d’elles par la plage. Séraphin, le golem de basalte, était aussi ponctuel qu’une horloge. La créature salua Sophia et Danaël de la main et demeura debout, immobile. Seule la lueur blanche qui émanait de ses runes pulsaient doucement.
Énérion sorti la tête de l’eau et les appela. C’était un triton dans la force de l’âge, au visage anguleux et aux mains palmées. Danaël fit quelques pas vers lui et se retourna pour attendre Sophia. La vieille dame se leva, hésitante, puis dénoua sa ceinture. Encore aujourd’hui, se dévêtir devant la naïade au corps si gracieux la gênait toujours. Elle plia sa robe dans une conque à couvercle hermétique, et entra dans l’eau jusqu’à la taille. Suivant les sillons mémoriels creusés par des années de pratique, elle exécuta le rituel qui métamorphosa ses jambes en queue de poisson. Puis elle appliqua les mains sur les côtés de son cou, et des branchies y apparurent. Elle plongea, laissa son corps se détendre, s’habituer à sa nouvelle respiration, et rejoignit Danaël et Énérion qui nageaient vers la haute mer. Séraphin, lui, n’avait pas besoin de respirer : il descendait simplement la colline de sable au sommet de laquelle émergeait le socle calcaire de Vembrume.
Leur première destination était la Porte du Rideau d’Algues. Au pied de la colline se dressait un chaos granitique couvert d’herbes marines et de coquillages. Des bancs de poissons tournaient placidement autour et quelques crustacés en patrouillaient les anfractuosités. À l’approche du groupe, un poisson noir et osseux surgit des rochers avec lesquels il se confondait. Il était aussi gros qu’une chaloupe et même les algues l’avaient confondu avec un minéral. Il faisait claquer son bec d’un air menaçant et fouettait l’eau avec sa nageoire caudale. Séraphin s’avança, prêt au combat : jambes écartées, fermement plantées dans le sable, bras relevés au niveau des épaules. Sophia employa instinctivement sa magie télépathique : elle ressentit la vague de peur qui assaillait Énérion, la détermination mécanique de Séraphin, et l’empathie abondante de Danaël, et à travers elle l’inquiétude du monstre pour son nid et sa progéniture. Sophia puisa dans son mana pour projeter ses pensées. Elle transmit son calme à Énérion, retint Séraphin et poussa Danaël : « Vas-y ! »
La naïade n’eut besoin que de cet encouragement pour agir. Elle se glissa auprès du monstre, imitant ses mouvements, suivant sa danse belliqueuse, plus près, toujours plus près, jusqu’à le toucher, à danser avec lui. Le golem, le triton et l’humaine reculèrent lentement, et la bête comprit qu’elle n’était pas menacée. Danaël la raccompagna jusqu’au surplomb rocheux qui abritait ses œufs, et ses compagnons purent approcher des rochers de granite. La Porte du Rideau d’algues était l’entrée d’une grotte qui plongeait sous ces rochers. Les tresses d’herbes marines qui la masquaient habituellement étaient écrasées par un éboulis qui l’obstruait partiellement.
« J’espère que ça na pas affecté le lien », commenta Énérion. Séraphin se mit à dégager les pierres ; le voir travailler avec autant d’aisance donnait l’impression qu’il jetait des ballots de linge. Lorsque la porte fut accessible, Énérion commença l’inspection : de ses mains, il projetait son mana dans la grotte et par son esprit en suivait le trajet. C’était comme frapper un mur en écoutant l’écho. Le mana crépitait en touchant les parois du boyau et produisaient des étincelles lumineuses qui tombaient vers l’avant, révélant les courbes d’un tourbillon invisible.
« La porte a l’air intacte, déclara le triton à ses équipiers. Je traverse. »
Sophia le suivit à travers le rideau végétal et ils se retrouvèrent de l’autre côté, devant une plaine sous-marine déserte, enténébrée par la profondeur incalculable. Ils étaient absolument seuls, au pied d’une falaise rocheuse, devant l’entrée d’une grotte masquée par des algues. Les plantes marines originaires de Vembrume s’étalaient sur quelques brasses autour d’eux, mais au-delà et à perte de vue s’étendait une désolation absolue.
« J’ai ressenti une petite irrégularité, commenta Énérion, mais elle semble déjà se résorber. »
Sophia hocha la tête. "Ne traînons pas", lui transmit-elle par télépathie. Il acquiesça et retourna dans la grotte. Elle allait le suivre mais ne put s’empêcher de lancer un dernier regard au désert des abysses. La vue d’une ombre colossale émergeant des ténèbres à plusieurs lieues de la falaise lui causa un irrépressible frisson d’angoisse.
À Vembrume, l’eau semblait si limpide, la surface et le soleil si proche, en comparaison. Pourtant, comme à chaque fois qu’elle passait même un bref instant dans le monde-cimetière de la Mer des Brumes, Sophia ressentait le besoin urgent de sortir de l’eau. Elle fut la première sur la Grève Venteuse et, une fois rhabillée, passa un moment à enfouir ses pieds retrouvés dans le sable. Elle acquiesça distraitement lorsqu’Énérion lui lança :
« Je contourne par l’eau. On se retrouve à la crique. »
Danaël nagea jusqu’à la plage et resta allongée dans les vaguelettes, attendant Séraphin. Ce dernier émergea graduellement de la mer ; la frontière entre l’air et l’eau ne semblait pas le concerner. Les deux femmes se levèrent et le groupe s’aventura dans la crête de rochers blancs au sommet de la plage. De l’autre côté, la même mer, et pourtant… Les vagues, plus fortes, explosaient contre les pierres anguleuses et projetaient leur écume haut dans le ciel. Marcher sur le calcaire irrégulier et glissant n’était pas facile et trouver la Petite Calanque tout en surveillant ses pieds était une gageure. Heureusement, Énérion avait fait le tour et il guidait ses compagnons vers leur destination, bien visible depuis la mer.
Au creux d’une courbe de la ligne de crête d’à peine une dizaine de pas de diamètre, épargnés par les vagues, des courants invisibles formaient un petit tourbillon stable. Danaël s’assit sur un rocher en surplomb ; Énérion s’approcha et se tint à une pierre pour ne pas perturber le courant concentrique ; Séraphin resta en retrait, immobile, attentif.
« Il ne s’est toujours pas ouvert, commenta Sophia.
– Il est un petit peu plus actif que la dernière fois, ajouta Énérion.
– Toujours aucune idée d’où il peut mener ?
– Je vais voir. »
L’ondin sonda le tourbillon à l’aide de sa magie. Les étincelles suivaient le vortex et disparaissaient en son centre.
« Non ; l’eau y tombe mais toujours rien n’en sort. J’arrive à l’agripper magiquement, mais je ne peux rien en tirer, pour l’instant.
– Bon… Des indices ?
– Tout ce que je peux dire, d’après la force du flux, c’est qu’il y a probablement de l’air, de l’autre côté.
– Ça veut dire qu’il y a, quelque part, une cascade qui semble venir de nulle-part ? » demanda Danaël. Énérion acquiesça et la naïade prit un air songeur, séduite par l’idée.
« Inutile de traîner plus longtemps, déclara Sophia. On en parlera à Demi-Vie lorsqu’on aura quelque chose de concret à lui annoncer. »
L’ondin haussa les épaules et sortit de l’eau. Assis sur un rocher, il usa de sa magie pour métamorphoser sa queue de poisson. Il n’avait pas le don de Sophia en télépathie, mais sa maîtrise du polymorphisme n’avait rien à lui envier. Il se releva lentement sur les jambes qui dépassaient désormais de son kilt en fibres d’algues. Séraphin se pencha et lui offrit sa grosse main minérale, et quand il la saisit, le golem le souleva et l’amena sans effort sur le rocher près de lui. Le groupe redescendit sur la plage et la longea jusqu’à Vembrume.
Des ruelles tortueuses et des escaliers escarpés remontaient le dos de la cité de nacre jusqu’au Jardin de Craie, qui couvrait ses épaules d’un havre de verdure. Le souffle court, Énérion s’assit sur le premier banc de calcaire qu’ils croisèrent.
« Comment faites-vous ? Plaisantait-il. L’air est si léger ; il ne porte rien. Comme ce serait facile de simplement nager jusqu’ici.
– La prochaine fois, tu te métamorphoseras des ailes, taquina Danaël.
– Oui, bonne idée, gloussa-t-il. Comment les oiseaux font-ils pour flotter en l’air ? Ça, ça me dépasse. »
La porte vers Éctaly, au creux d’un chêne centenaire, était toujours aussi stable. La porte de la mare aux reinettes, en revanche, montrait des signes de déclin. Le visage soucieux d’Énérion, lorsqu’il revint de son inspection, inquiéta la nymphe. Il lui prit les mains et la fit s’asseoir dans la mousse, au pied d’une statue blanche. Sophia s’agenouilla près d’elle ; Séraphin s’approcha et demeura immobile, comme une seconde statue.
« Elle se referme » annonça l’ondin d’une voix douce. Danaël ferma les yeux et laissa des larmes silencieuses couler sur ses joues. La vieille dame posa une main sur son épaule et lui dit :
« Nous sommes tous très satisfait par ton travail et, si tu choisis de rester, tu seras titularisée sans problème. Mais si tu souhaites rentrer, nous comprenons. »
La naïade inspira profondément, déglutit, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Elle enfouit son visage dans ses mains, essuyant les larmes qui ne cessaient de plus. Énérion changea de position, mal à l’aise. Sophia s’interdisait d’utiliser sa télépathie, laissant à Danaël le temps de pleurer. Le golem restait impassible, mais la pulsation de la lumière blanche de ses runes se faisait plus lente, plus douce.
Quand elle se fut apaisée, Danaël se mit à parler. À elle-même ; à tout le monde ; à personne en particulier.
« Qui va s’occuper de mes saules pleureurs et de ma plage de galets ? Oh, mes libellules, qui va veiller sur vous ? Et moi, que vais-je devenir ? Ne m’endormirais-je plus jamais sur mon tapis de mousse, bercée par le chant de mon ruisseau ?
– Tu peux encore rentrer chez toi, murmura Énérion.
– Non, ma décision est prise, annonça la naïade en ravalant ses larmes. Je reste. »
Tout le monde hocha silencieusement la tête, et personne ne fit un geste lorsqu’elle se leva et traversa la mare vers le rocher de calcaire, dans l’anfractuosité duquel la porte entre les mondes s’amenuisait lentement.
« Adieu, ma rivière, murmura-t-elle, penchée dans la brèche. Adieu, mes saules ; adieu, mes libellules. Je ne sais pas si je vous reverrais un jour, mais je vous garde dans mon cœur. Ma place est ici. Adieu. »