Fragment : Mission

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Thyrio

Fragment

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Mission


Émilie et Thyrio étaient en avance. Un crachin tombait sur les étals qui encombraient la rue, faisait grésiller les éclairages et clairsemait la foule qui se pressait autour d’eux. Loin au-dessus, la clarté sanglante du couchant frappait les hautes tours de verre, dont le reflet n’était qu’une condescendance envers les bas-quartiers auxquels elles volaient l’horizon. Là où ils étaient, l’ombre suintait des murs et noyait lentement la foule sous une masse anonyme. Il n’y avait que des humains ; Vembrume paraissait si loin. Le froid rampait parmi eux, comme un charognard épiant les plus faibles. L’humidité faisait ressortir les odeurs d’huile et de salpêtre. L’air puait le métal moisi et la pierre rance. Thyrio n’aurait jamais pensé que les odeurs de bois pourri et de poisson mort du port de Vembrume pourraient lui manquer. Dans cette ville-ci, il n’y avait rien de vivant. Pas de pavés entre lesquels pousserait l’herbe, pas de tuiles sur lesquelles fleurirait la mousse, pas de combles sous lesquelles nicheraient des hirondelles. Que des humains et des cafards.

Le bruit de bottes ferrées marchant au pas vint fendre la rumeur des marchandages. Les moins prompts à s’écarter furent bousculés sans ménagement. La tour de l’Ordre n’avait pas envoyé des tendres, pour cette mission. Pas même un gratte-papier pour superviser l’intervention, nota silencieusement Thyrio. Les bureaucrates n’étaient pas idiots ; ils savaient lire « danger » entre les lignes d’un accord de coopération avec Sel. Des magiciens chasseurs de démons n’étaient pas du genre à demander de l’aide pour coincer deux aigrefins. Pas pour deux aigrefins mortels, en tout cas.

Les soldats s’arrêtèrent devant la venelle obscure, au croisement où Émilie et Thyrio les attendaient. Fragrances d’alcool, de sueur et de cuir humide. Tous des hommes. Le premier eut à peine la politesse d’ôter son casque. « C’est vous ? » Émilie hocha la tête. Comment pouvait-elle sourire devant ce ton méprisant, alors qu’elle aurait pu seule les tuer tous ? Si Thyrio avait été en charge de cette mission, il aurait changé la langue de cette brute en limace juste pour lui apprendre ce que signifiait « Sel » sur son ordre de sortie. Avec un peu de chance, songea-t-il pour s’aider à rester calme, cette nuit serait sa dernière assignation en tant qu’assistant. La prochaine traque se ferait à sa manière.

Le sous-officier ne pouvait s’empêcher de les détailler des pieds à la tête. Dame Émilie portait une grande robe bleue pastelle ; dans les bas-fonds de Nyss, elle avait l’air d’une princesse de conte perdue dans une triste réalité. Mais ils ne voyaient que broderie ornementale là où s’alignaient une série de runes défensives, et un tissu luxueux en lieu de la meilleure étoffe enchantée que la Loge puisse se procurer. Ils voyaient une robe ; c’était une armure plus impénétrable que la leur. Paradoxalement, Thyrio attirait encore plus les regards. Il avait caché son attirail sous une lourde pèlerine noire. Au moins, ces hommes se méfiaient plus de ce qu’ils ne voyaient pas que de ce qu’ils croyaient voir. Bien. Peut-être survivraient-ils.

« Nous attendons encore quelqu’un, il me semble, demanda Émilie.

– Il arrive » lui répondit-on.

En effet, parmi les dernières lueurs du ciel descendit une grande silhouette. Elle planait sans effort entre les murs de verre, remontant rapidement la rue étroite, survolant les humains sans un regard. Ses deux immenses ailes blanches s’arquèrent lorsqu’elle fut sur eux, battirent deux fois, projetant les gouttelettes vaseuses du caniveau sur les étals, et l’ange posa pied à terre. Son visage était aveugle, entièrement recouvert d’un masque chromé parfaitement lisse, sur lequel se reflétaient les éclats de l’éclairage publique. De ce masque ne dépassaient que ses cheveux blonds platine noués serrés sur sa nuque. Son torse nu, glabre, sculptural, arborait les deux paires de muscles pectoraux superposés qui mouvaient indépendamment ses bras et ses ailes. Aucune cicatrice ; pas de greffe. Une arme de chair et d’os, élevée dans une cuve de la tour des Génotectes, produite en série et investie de ka dans la tour de l’Ecclésia. « Nyss, cité de verre, de fer et de lumière… où même les anges sont artificiels », songea Thyrio. Les démons de ce monde étaient-ils la dernière chose qui ne soit pas artificielle ?

Sans s’émouvoir, le sous-officier remit son casque et s’engagea dans la ruelle perpendiculaire, suivi sans un mot par son équipe. Thyrio et Émilie échangèrent un regard. « S’il avait voulu des détails, il les aurait demandés », lui dit-il dans le Verbe commun avec un sourire sardonique. Il avait parlé assez fort pour être entendu, mais dans une langue inconnue des soldats ; l’ange, en revanche, avait tourné son visage aveugle vers eux. Il connaissait manifestement le Verbe. « Une âme immortelle dans un corps de chair, pensa Thyrio en le dévisageant. Qu’y a-t-il dans ses veines ? Du sang ou de l’ichor ? J’imagine que nous le saurons très bientôt. ».

Imperturbable, l’ange se détourna et s’enfonça à son tour dans la ruelle mal éclairée. Les deux agents de Sel suivirent. Des monceaux de détritus s’entassaient aux pieds des murs, au point qu’Émilie devait scruter les ténèbres pour y naviguer. L’odeur était rendue écœurante par l’humidité. L’eau qui s’accumulait dans les caniveaux prenait l’aspect du goudron et collait au cuir des bottes. Le chef désigna une porte ; les autres se déployèrent en arc de cercle autour d’elle. L’ange resta derrière. Émilie fit un pas pour les interrompre, mais Thyrio posa une main ferme sur son bras.

« Laisse les pions devant, dit-il à voix basse pour ne pas être entendu de l’ange. Les fileuses d’Eyëlron ne tissent jamais deux fois le même piège ; laisse-les nous montrer lequel il y a derrière cette porte. »

Dame Émilie le dévisagea en écarquillant les yeux. « Les laisser mourir ? » souffla-t-elle, choquée. Thyrio haussa les épaules ; elle repoussa sa main et écarta résolument deux armures lourdes pour faire un pas dans le cercle.

« Sergent ! Dit-elle à voix basse en nysséen. Il y a là deux démons qui… »

Elle n’eut pas le temps de finir ; le chef d’escouade désigna un soldat derrière elle et fit le signe d’épousseter du dos de la main. L’homme fit un pas devant elle, la sortit du cercle comme on écarte un meuble et referma la ligne. Émilie reprit son équilibre. Elle chercha le regard de Thyrio comme pour le prendre à témoin. Il soupira et regarda ailleurs, marmonnant quelque chose qui ressemblait à « conscience tranquille ? » Fulminante, elle croisa les bras et se retourna vers la petite porte et l’éventail de soldats. L’ange, derrière eux, aurait pu être une statue.

Le sergent avait une main sur le pommeau de son épée et gardait l’autre levée, tout aussi immobile. Tous regardaient intensément le maigre rectangle de fer blanc dans le mur décrépit. Avaient-ils peur ? Se demanda Thyrio. Avaient-ils seulement conscience que ce soir n’était pas une routine ? Savaient-ils pourquoi ils faisaient ça ? La portée de leur geste ? Ou n’étaient-ils que des rouages, les dents d’une machine à viande qui va bientôt tomber sur un os ?

* * *

Le bras s’abaissa. Une botte ferrée défonça la porte, cassant gonds et loquet, l’envoyant s’étaler sur le sol carrelé. Les soldats s’engouffrèrent dans la pièce, arme au clair, dans un ordre parfait, comme les doigts d’une même main suivant un geste entraîné. À l’intérieur, trois chaises autour d’une planche sur deux tréteaux. Dans un coin, une cuisine improvisée ; dans un autre, un matelas à même le sol. Derrière, une double porte devant un grand escalier. Une lumière grise et des odeurs fanées. Une maison dans un couloir. Un couple et un bébé autour d’un simple repas.

Rien ne bougeait plus. L’homme s’était levé en renversant sa chaise. La femme avait porté une main à sa bouche et l’autre à son cœur. Le bébé, muet, regardait les soldats tour à tour avec de grands yeux qui ne clignaient pas.

Après un bref regard par l’ouverture béante, dame Émilie murmura un mot au cristal blanc qu’elle tenait en main et le jeta au centre de la pièce. Une lumière aveuglante l’inonda soudain, révélant la salle et ses occupants sous leurs traits véritables. En un battement de cil, le refuge devint une tanière d’araignée habitée par trois démons. Le bébé s’était changé en une grosse tarentule aux pattes aussi longues que sa chaise haute, qu’elle replia vivement sous elle avec un sifflement apeuré. La femme, à présent une grande gargouille à la peau d’obsidienne, déploya ses ailes noires et brandit ses griffes de quartz, effilées comme des dagues. Son hurlement de colère, semblable à un raclement de roche, découvrait ses crocs blancs sous ses lèvres de jais. L’homme s’était précipité vers l’escalier, mais s’était retourné un instant, restant dans l’ombre. Autour d’eux, chaque recoin du sol et du plafond était noyé sous un lacis de fils d’un noir irréel, aussi sombre qu’un point aveugle, aussi profond qu’une nuit sans rêve.

Les soldats restèrent un instant pétrifiés, jetant autour d’eux des regards effrayés. Ils avaient soudain l’air de garçons audacieux qui réalisent brusquement qu’ils ont pris le mauvais chemin.

« Un de trop », cracha Thyrio après un coup d’œil dans la pièce. L’ignorant, l’ange y entra d’un pas majestueux, écartant bras et ailes, comme si sa seule présence signifiait le terme de l’impunité de ces monstres. À sa vue, la gargouille se jeta sur lui avec un cri rauque. Deux soldats eurent le réflexe de s’interposer ; une fraction de seconde plus tard, la gargouille et l’ange s’écrasaient pelle-mêle dans la ruelle et la nuit. L’un des soldats sur son passage avait lâché son épée et tentait de retenir ses tripes entre ses mains ; l’autre, à genoux, avait saisi sa gorge, d’où s’échappaient un flot de sang et un hurlement muet.

Lorsque les autres s’approchèrent de l’araignée sur sa chaise, ses pattes eurent comme une série de spasmes, et un treillis de fils noirs surgit devant eux. Celui qui s’était avancé avec le plus de détermination n’eut pas le temps de stopper son mouvement : il s’y empêtra et tomba aussitôt en quartiers sanguinolents sur le dallage. L’un des témoins lâcha son arme, tomba à quatre pattes et vomit une flaque de bile à travers la visière de son casque. Un autre céda à la panique et se précipita vers la sortie, bousculant un comparse hébété. Ce dernier chancela, se prit les pieds dans la cuisine de fortune et tomba à travers la toile noire du recoin. Son sang gicla jusqu’aux carreaux de la lucarne.

« C’est du fil de néant ! cria Émilie en nysséen. Ça coupe le fer comme du beurre, mais ça casse comme du coton ! »

Dans la ruelle, l’ange et la gargouille luttaient pour prendre les airs. De ses mains nues, il avait fissuré la fine roche de ses ailes, mais les griffes de la démone avaient creusé de profonds sillons carmins sur son torse opalin. Chaque fois qu’elle tentait de prendre son envol, il parvenait à la saisir fermement par les jambes et à la jeter au sol, mais chaque fois qu’il cherchait à prendre son essor pour lui interdire le ciel, elle griffait ses ailes et arrachait des plumes blanches par poignées sanglantes. Dame Émilie matérialisait des filaments de lumière autour d’eux pour enserrer la gargouille qui se débattait furieusement.

Personne n’avait vu Thyrio ; il s’était faufilé dans la pièce inondée de lumière, avait traversé les toiles mortelles comme par magie et avait surgit derrière l’homme qui se tenait encore dans l’ombre de l’escalier, pétrifié dans sa fuite par l’idée d’abandonner les siens. Avant même qu’il n’ait eu le temps de crier de peur, l’agent de Sel avait saisi le fuyard à la gorge et l’avait plaqué au sol. Dans la lumière révélatrice du cristal, il s’était changé en créature à moitié femme et à moitié chèvre. Tandis qu’elle se débattait, ses cornes cognaient convulsivement le sol, mais la poigne de Thyrio, dont le visage restait dans l’ombre de sa cape, était inflexible. Elle le frappait maladroitement de ses jambes maigres couvertes d’une toison rousse ; un sabot aigu trouva une pommette, et la main se serra davantage. Le cri de rage muette de la succube se mua en grimace de terreur. Ses spasmes devinrent de violents tremblements ; son corps se striait lentement de craquelures noires ; une odeur âcre de charbon se rependait autour d’eux ; ses sabots et ses cornes claquaient clair contre le carrelage ; une panique folle noyait ses yeux et les recouvrait peu à peu d’un voile opaque. Thyrio ne fut bientôt plus penché que sur une carcasse creuse et des volutes de fumée liquide. Il se releva lentement, sa main crispée sur une bille de verre noire striée de rouge, qu’il fit disparaître sous sa cape.

Émilie était entrée et avait évoqué autour d’elle un florilège d’épées de lumière qu’elle envoyait se briser dans les rets noirs qui cédaient peu à peu. Voyant les deux derniers soldats progresser vers elle, la grande araignée cessa de tisser sa toile, sauta de la chaise et fila vers l’escalier. Elle n’avait pas vu Thyrio, qui la cloua au sol. Empalée par une longue écharde de fer, surgie de la cape qui masquait toujours son porteur, ses pattes squelettiques s’agitaient frénétiquement. L’atroce crissement de sa chitine sur la céramique du sol vrilla les tympans des humains. Impassible, Thyrio la regardait convulser, jusqu’à ce qu’elle s’immobilise soudain, comme si son indifférence l’avait terrassée plus violemment que la morsure du fer à travers son corps. Thyrio en arracha l’aiguille à coudre d’un geste sec, lui fit reprendre sa taille normale et l’épingla à sa tunique. Un flot de fumée noire s’épancha du cadavre de l’araignée géante et se répandit sur le sol, sans émettre le moindre son ni laisser la moindre odeur.

Les fils d’ombre et les épées lumineuses disparurent. Les soldats baissèrent leur garde. Émilie ramassa le cristal aveuglant et le cacha dans une sacoche opaque. Elle prononça quelques mots ; Thyrio ne l’entendit pas vraiment. Il se contenta de hausser les épaules et de passer distraitement la main sur la pommette qu’elle désignait, chassant le fin filet d’ichor vaporeux qui en saignait. Elle se tourna et dit encore plusieurs mots. Un bruit blanc montait au loin, emportant tous les sons dans une grande boite emplie de coton. Même son regard se faisait vague et fuyant. Était-ce l’ange, derrière elle ? Était-il blessé ? Thyrio n’arrivait même plus à relever son regard tant il lui paraissait lourd. Il s’entendit prononcer une longue phrase d’une voix grave et posée, mais n’en saisit pas le sens, comme si elle lui parvenait d’une autre pièce à travers un mur épais. Même les odeurs fanées de la cuisine, les relents de bile et de tripes tièdes, la fragrance de charbon, tout semblait terne, émoussé et assourdi.

* * *

Tout au fond de Thyrio, il y avait un fragment de ka qui l’avait observé de l’intérieur, impuissant, commettre ces actes. C’était ce fragment qui, à présent, était submergé par la senteur prégnante de l’ichor. Elle était si intense qu’il réalisait à peine que les mortels ne pouvaient pas la percevoir. Elle avait l’odeur des souvenirs qui se perdent, des désirs qui se brisent, des espoirs qui s’effondrent, des projets qui explosent, des futurs qui se délitent. Ce n’est pas le sang de la chair, ni le cri de la douleur, ce n’est rien qui puisse toucher ceux qui ont une vie à perdre et un corps pour souffrir. N’ont-ils pas entendu le bruit de la terreur soudaine qui fracasse les plaisirs simples, encore chauds et vivants quelques instants plus tôt ? Non. Ils sont aveugles aux couleurs vives de ce havre brisé qui éclaboussent les murs. Ils ne voient qu’un taudis et des monstres, que des asticots qui grouillent au fond d’une poubelle, qu’une moisissure qu’ils retirent bravement d’un fruit. Ils ne savent pas qu’ils marchent sur des éclats de bonheur. Ils ne comprennent pas le sens étrange que peut parfois prendre le mot « famille ».

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