Fragment : Il n'en Fut Pas Toujours Ainsi

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Emblèmes

Thyrio
Citrouille
Vembrume

Fragment

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Il n'en Fut Pas Toujours Ainsi


Le rideau se leva. Apparurent une forêt d’arbres morts faits en bois flotté, couverte de neige en sable blanc ; une ferme et ses champs hivernaux peints sur un panneau de bois ; un chien en liège au pelage de raphia dans une niche de coquillages. Entra un loup en fil de fer, et le conteur conta.

« Un loup affamé sortit de la forêt enneigée. Dans la cour d’une riche métairie, il rencontra un chien qui montait la garde. Il le salua et le complimenta sur sa bonne portance. Le chien répondit humblement : "Mon maître me nourrit tous les matins, et je lui en suis très reconnaissant." Envieux, le loup le complimenta sur l’élégance de son pelage. Le chien répondit, toujours aussi modeste : "Ma maîtresse me brosse tous les soirs, et c’est pour moi un grand plaisir." Impressionné, le loup s’exclama : "Quel travail harassant vous devez accomplir pour mériter tant de soins !" Embarrassé, le chien répondit simplement : "Non, non. Je dois juste surveiller la cour et aboyer lorsque je vois un intrus." Le loup questionna cependant le chien sur la marque dans le pelage autour de son cou. "Ce n’est rien, assura le chien. C’est seulement la marque du collier qui m’attache la nuit." À ces mots, le loup s’en fut en courant dans la forêt enneigée, et ne s’approcha plus jamais de la métairie. »

* * *

Le rideau tomba en même temps que les premières gouttes de pluie. Quelques spectateurs prirent la peine d’applaudir vaguement avant de courir se mettre à l’abri. Seule une vieille souris aux lunettes rondes vint laisser tomber une piécette dans la petite boite en bois.

« Vos décors sont très jolis », dit-elle avant de trottiner jusque sous un porche.

Le marionnettiste, que la pluie ne gênait pas, prenait tout son temps pour ranger ses marionnettes. Des quelques personnes qui avaient assisté au spectacle, il n’en restait plus qu’une. Elle restait plantée sur les pavés mouillés et semblait profiter de l’ondée. À travers le rideau gris à présent épais, le marionnettiste n’en distinguait que la silhouette : une grosse tête ronde, un corps maigre et de longs bras. Elle s’approcha nonchalamment. À travers le bruit blanc de l’eau lui parvint sa voix grinçante comme l’écorce d’un arbre dans le vent :

« Pas mal, les marionnettes qui bougent toutes seules. »

Le marionnettiste ne leva pas la tête ; il continuait de démonter son castelet, entièrement à sa tâche, consciencieusement, minutieusement.

« Quel dommage que tes pièces ne plaisent pas. Peut-être que si tu leur donnais ce qu’ils aiment, ils te donneraient en retour de quoi vivre mieux…

– Je n’ai besoin de personne pour me dire pour qui et pour quoi je fais ces marionnettes. Quant aux pièces, elles les jouent elles-mêmes.

– Pour vivre de ce métier, il faut peut-être manipuler plus que des poupées de chiffon ; il faut savoir tirer les fils qui font vibrer l’âme des spectateurs.

– Je leur montre moins ce qu’ils veulent que ce dont ils ont besoin.

– Ah oui ? Et qui es-tu pour le savoir mieux qu’eux, ô grand Thyrio ? »

À la mention de son nom, le marionnettiste s’interrompit brusquement, mais se redressa lentement face à son interlocuteur : une créature végétale à tête de citrouille. L’averse persistait et la place était déserte. Thyrio finit par briser le silence :

« Si vous savez ce que je suis, pourquoi ne pas m’avoir déjà tué ?

– Peut-être parce que je n’en ai aucune intention, répliqua la citrouille de sa voix de racine qui se tord. Je voulais en apprendre plus sur toi…

– … pour m’éliminer plus aisément.

– Pour comprendre comment un démon est arrivé à vivre aussi longtemps dans la cité des chasseurs de démons. Qu’es-tu, exactement ? Vraiment, pour manipuler les mortels, tu ne t’y entends guère ; tu ne peux être ni une peur ni un cauchemar. Serais-tu un diable ? Ou bien un incube ? À moins que tu ne sois un dieu. Haha !

– Et pourquoi pas ?

– Une divinité, aussi modeste soit-elle, aurait créé autre chose que des marionnettes. Qui es-tu réellement ?

– Un prince déchu… Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Et c’est tout ce que je vous autorise à savoir.

– Et que comptes-tu devenir ?

– Pas grand-chose à mois que je ne vous tue, je suppose.

– Que dirais-tu de ne pas me tuer, et de prendre ce que je vais te proposer ? Quelque chose dont tu manques cruellement, à ce qu’on m’a dit à Terraumor… »

Le démon restait stoïque, les yeux étroits et les bras croisés.

« … Une Raison. »

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