Le Roi Muet
Lorsqu’ils débarquèrent à Vembrume, Dame Émilie se rendit directement à la Loge de Sel, mais Thyrio n’alla pas y faire son rapport. Tandis qu’à la Loge on s’inquiétait en vain, il traversa le port sans y penser, suivit les ruelles sinueuses qui longent la mer, et finit par errer sur la Grève Venteuse. Les embruns piquaient son visage sans l’altérer ; le vent ne donnait aucune vie à son manteau ; le couchant n’embrasait les nuages que pour d’autres. Comme chaque fois qu’il se rendait sur cette plage, il ramassait des objets pour en faire une nouvelle marionnette. Le premier coquillage qu’il trouva était percé et formait un anneau dont il fit une couronne ; le ressac avait entassé quelques herbes marines qu’il tressa grossièrement pour confectionner un manteau ; il marcha sur un morceau de bois flotté qui ressemblait vaguement à une bouche et la cousit sur le visage du pantin. Il ne prit pas la peine de lui donner d’yeux.
D’ordinaire, lorsqu’une marionnette rejoignait la troupe, elles inventaient une nouvelle pièce. Thyrio les faisaient jouer une première fois devant lui seul, puis il narrait le récit lors des représentations publiques. Cette fois-ci, la première se fit devant les spectateurs et Thyrio ne narra pas ; il resta assis derrière son castelet et se désintéressa de la pièce.
Le roi à la couronne de coquillage cassé, au manteau d’algues et à la bouche de bois resta muet. Des paires de personnages venaient chaque jour devant son trône pour se plaindre silencieusement, puis le roi levait un bras, tantôt l’un, tantôt l’autre ; l’un des plaignants obtenait gain de cause, l’autre était puni, et le peuple approuvait la décision en agitant les bras en l’air. Mais au fur et à mesure, le roi levait de plus en plus le bras gauche, le plaignant du côté droit était de plus en plus châtié, et de plus en plus de marionnettes tournaient le dos au trône au lieu de lever les bras au moment d’acclamer le jugement.
Cela dura jusqu’au jour où, lorsque le roi leva encore le bras gauche, toutes les marionnettes du peuple lui tournèrent le dos. Le bourreau, au lieu de saisir le plaignant de droite, enchaîna le roi au pilori, et le peuple arracha sa bouche de bois cousu. Le rideau se referma devant la couronne au sol et le roi sans visage.
Aussi silencieusement que la pièce, le public se dispersa. Thyrio n’était plus là. Lorsque la nuit tomba, les marionnettes plièrent le castelet, ramassèrent les quelques pièces restées par terre et se rangèrent dans leur sac.
Cette nuit, pour la première fois depuis qu’il s’était réincarné, Thyrio réalisa à quel point l’immense silence dans sa poitrine lui était insoutenable. Il prit une grave décision : il ne chasserait plus de démon avant d’être de nouveau complet, quoi qu’en dise la Loge.