Fragment : Le Matin des Cauchemars Éveillés

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Les Cauchemars
Vembrume
La Garde

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Le Matin des Cauchemars Éveillés


La garde de Vembrume était répartie en quatre équipes : Rubis, Émeraude, Saphir… Peu connaissaient le nom de la garde de nuit : Onyx. Veiller sur le sommeil du comptoir des mondes est regardé comme une tâche aisée, mais les gardes d’Onyx savent que les pires heures sont celles où meurt la nuit. Il faut parfois en venir au fer pour que les cauchemars insistants retournent dans leurs limbes à l’heure convenue par l’horloge céleste. Heureusement, ces occurrences sont rares, mais elles laissent bien pire que des cicatrices : elles laissent des souvenirs.

La capitaine Urt avait réparti son équipe en deux groupes suivant deux itinéraires qui devaient se rejoindre à l’aube au milieu des quais. Le groupe de Martin était en avance. Coralis, la sirène exilée, en avait profité pour s’éloigner sur un ponton et tremper ses mains dans l’eau froide. Elle ôta son casque et en fit ruisseler un peu sur sa nuque et ses joueurs craquelées. Elle poussa un soupir, à la fois de douleur et de soulagement. La tentation de retourner vivre dans la mer était grande, mais les raisons qui l’en avaient chassée l’étaient encore plus. Elle remit son casque, rajusta son armure et retraversa le ponton en rampant gauchement sur sa queue de poisson. Sa peau s’asséchait déjà, mais bientôt elle n’y prêterait plus attention. Martin bâilla longuement mais garda les mains au chaud dans les poches de sa tunique. Il souffla en secouant les joues pour se réveiller. Squam, le poulpe en armure, juché sur son épaule, ne put s’empêcher de bâiller à son tour.

L’horizon pâlissait, mais la mer restait obscure et les quais déserts. Bientôt, des pas résonnèrent sur le bois et des silhouettes s’approchèrent. L’une d’elles tenait une lanterne : c’était Noémie. Urt marchait à côté d’elle ; le sommet de son casque arrivait presque à la hauteur de la hanche de l’humaine. Toutes deux paraissaient fatiguées et tendues, et les regards furtifs qu’elles jetaient aux ombres alentour semblaient s’attendre à en voir surgir quelque créature cauchemardesque. Plus accoutumé à l’obscurité, Sabrh rôdait plusieurs pas derrière elles, loin du halo de la lanterne. Il glissait furtivement sur le bois humide comme s’il cherchait à surprendre quiconque voudrait surprendre ses équipiers.

Lorsqu’ils eurent rejoint le groupe de Martin, Urt interrogea ce dernier du regard. Il haussa les épaules sans sortir les mains de ses poches.

« On a croisé un visqueux, commenta Squam, mais il a glissé dans l’eau en nous entendant.

– On en a vu un aussi, ajouta Noémie. Un gros, qui flottait sous un ponton. »

Les six gardes d’Onyx demeuraient ainsi, frissonnant dans les embruns matinaux, ruminant de sombres pensées. Aucun n’osait les partager, de peur d’entendre en réponse des craintes trop semblables, qui deviendraient alors trop réelles. L’horizon n’en finissait pas de pâlir, comme si le soleil, sachant d’avance les horreurs à venir, tentait de retarder l’heure fatidique. À moins qu’au contraire d’obscures forces ne soient à l’œuvre pour prolonger encore l’empire de la nuit.

C’est alors que les cauchemars prirent vie : dans un silence irréel et avec une lenteur délibérée, trois immenses tentacules s’étirèrent hors de l’eau, bien au-dessus des quais, et enserrèrent l’un des bateaux endormis. Aucun garde ne bougea, comme si le seul témoignage de leurs yeux ne suffisait pas à discriminer les cauchemars imaginés des horreurs bien réelles. Ce ne fut que lorsque les planches se brisèrent avec fracas que le charme fut rompu : Sabrh se tassa instinctivement en position d’attaque ; Urt et Martin s’élancèrent confusément vers le bateau qui sombrait déjà ; Noémie leva la lanterne dans un geste dérisoire pour jeter quelques lumières sur l’événement improbable, et Coralis porta les mains à son visage, comme pour s’empêcher de crier ou d’en voir davantage.

Passé la première seconde d’affolement, tous étaient rassemblés sur le quai devant lequel était amarré un instant plus tôt le plus banal des navires. Ils contemplèrent, hébétés, quelques planches remonter à la surface et les vagues se calmer peu à peu. Un silence très différent s’installa. Une peur bien plus horrible s’insinua dans l’équipe. Ses membres réalisèrent peu à peu la fragilité du ponton qui les séparaient des profondeurs. C’était comme si le sol s’était soudain changé en glace prête à se rompre. Urt reprit ses esprits et dirigea ses miliciens vers la terre ferme avec l’ordre le plus silencieux et le moins discuté qu’elle eut jamais donné. Ils s’éloignèrent discrètement, effrayés par leurs propres bruits de pas et les grincements du bois pourri.

Soudain, le ponton s’effondra derrière eux. Coralis, la plus lente, sentit le sol se dérober sous elle. Elle laissa échapper un cri de stupeur et s’agrippa aux planches mais sombra avec elles. Sabrh aurait plongé à son secours si des créatures n’avaient aussitôt surgi à l’assaut du ponton encore debout. Un naga se jeta sur lui, déjà trop proche pour qu’ils dégainent leurs armes. S’empoignant à bras-le-corps, griffant et mordant, ils roulèrent jusque dans l’eau, d’où toujours plus de créatures surgissaient.

Voyant ses deux compagnons disparaître ainsi, Martin fut tétanisé, déchiré entre sa volonté de les secourir et sa peur atavique de l’océan. Urt lui poussa le mollet : « Ils savent nager, eux ! Allez, bouge ! » Squam avait dégainé toutes ses armes et aurait sauté de l’épaule de Martin si celui-ci ne l’avait pas retenu. Noémie fut la première à atteindre le quai principal. Elle se précipita vers la guérite la plus proche et se mit à sonner frénétiquement la cloche d’alerte. Partout dans le port des navires sombraient, entraînés vers le fond par d’immenses tentacules, tandis que les ponts se couvraient de créatures aquatiques aux démarches maladroites et menaçantes.

* * *

Sous l’eau, Sabrh se débarrassa du cadavre de son adversaire. Les dents courtes et tranchantes du naga auraient été fatales sur de la chair nue, mais avaient été inefficaces sur les écailles de l’homme-serpent. En revanche, les crochets effilés de ce dernier avaient aisément percé le gorgerin de la créature aquatique pour trouver la jugulaire. Tandis que le corps coulait lentement, entraîné par le poids de ses armes, Sabrh nageait vers le fond. Ses yeux n’étaient pas faits pour l’obscurité sous-marine, mais sa langue bifide percevait les odeurs aussi bien que dans l’air. Il distinguait les monstres derrière lui assaillir les quais en surface, et les ombres gigantesques des krakens effroyablement proches. Il chassa la peur de son esprit et se concentra sur son objectif : retrouver Coralis. Il perçut des silhouettes devant lui, et reconnu l’odeur de la sirène. Sa lourde armure l’entraînait vers le fond, mais ses deux grandes lames frappaient rageusement autour d’elle, démembrant et dispersant toutes les créatures qui osaient s’approcher. Le jus poisseux qui leur servait de sang emplissait l’eau d’un goût méphitique. Voyant la forme ophidienne de Sabrh s’approcher, elle se retourna pour l’affronter. Les autres monstres le confondirent également avec un naga et profitèrent de la distraction de la sirène pour l’attaquer. Lorsque l’homme-serpent transperça l’un d’eux de ses dagues, la confusion et la panique les fit immédiatement battre en retraite.

« Sabrh ?! Qu’est-ce que tu fais là ? »

L’homme-serpent fit un geste de lui vers elle. Son anatomie lui permettait de nombreuses minutes d’apnée, mais ni de respirer ni de parler sous l’eau.

« Tu es venu… pour moi ? »

Il hocha brièvement la tête. La sirène coulait toujours, entraînée par son armure, et il devait nager vers le fond pour se maintenir à sa hauteur.

« C’est bon, remonte. Je peux me débrouiller. Je vais marcher et remonter à la Grève Venteuse. »

Sabrh secoua la tête et fit un geste avec les deux mains : “non ; je te suis”. Elle haussa les épaules et nagea les quelques brasses qui la séparaient du fond.

Là-haut, le soleil levant leur révélait les perspectives de leur environnement. Le socle rocheux de Vembrume reposait sur le sommet d’une grande colline de sable, au pied de laquelle ils se trouvaient. Le port flottait presque à leur verticale. Ils apercevaient les ombres des bateaux et des krakens entre les quais, sans les distinguer clairement, ainsi que les débris de bois qui coulaient vers eux. La crête de la Grève Venteuse se découpait sur le flanc de la colline. Chaque buisson d’algue qui les en séparaient pouvait cacher d’autres monstres abyssaux. Ils allaient devoir progresser avec circonspection pour regagner la surface et tenter l’impossible face à cette armée surgie des profondeurs.

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