Fragment : La Garde de Vembrume

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Vembrume
La Garde

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La Garde de Vembrume


La sirène Coralis méditait au Jardin de Craie. Les yeux fermés, elle reconstruisait en esprit ses os de calcaire : les sentiers de dalles, le long desquels elle s’était perdue tant de fois ; les bancs sur lesquels elle avait profité de l’ombre ; les balustrades depuis lesquelles elle avait contemplé la mer.

Les odeurs de mousse et d’algue l’envahissaient. Son armure avait glissé de ses épaules et sa peau nue s’asséchait. La terre meurtrissait tendrement sa chair. Le chant des reinettes et le cri des mouettes l’empêchaient de se concentrer. Elle ouvrit les yeux et se raidit : Sabrh, l’homme serpent, était assis auprès d’elle.

– Tu es là depuis longtemps ?

Il détourna le regard.

– Sssi peu…

Coralis se redressa, rajusta son armure et ramassa ses deux immenses kriss.

– Ne recommence pas, dit-elle froidement en passant devant lui.

Il déplia son corps et adapta sa reptation à celle, laborieuse, de la sirène.

– Urt m’a demandé de venir de chercher. Nous sssommes attendus.

Coralis acquiesça et remit son casque ; elle évitait son regard. L’ophidien la laissa le dépasser. Ses yeux traquaient ses mouvements : de celui de ses épaules sous la cuirasse jusqu’au balancement douloureux de ses hanches.

* * *

Le Loup de Mer était une taverne du port de Vembrume. Elle avait la réputation d’être bruyante, et Squam n’y était pas pour rien. Le poulpe était avachi sur le comptoir et braillait sa commande au serveur comme s’il s’était trouvé à l’autre bout du port. Le serveur, un troll aux oreilles criblées de colifichets, balançait entre les perspectives de profit et d’ennuis.

« Hé, le poulpe, tu crois pas que t’en as eu assez ?

– C’est mon jour de paye… »

Squam saisit la bouteille que le serveur hésitait encore à lui laisser. Il enroula quelques tentacules autour du goulot et entreprit de le déboucher. Un matelot se retourna vers lui pour le railler :

« Et comment tu comptes rentrer après ça, gastéropode ? À pied ? »

Ses comparses rirent grassement. Squam reposa lentement la bouteille toujours bouchée. Il rampa sur le comptoir vers le marin et le fixa en étrécissant ses yeux vitreux.

« Quissque tu traites de gastroropode ? »

* * *

Martin n’eut pas beaucoup de tavernes à visiter pour retrouver Squam. Lorsqu’il arriva dans la ruelle du Loup de Mer, les bruits de bagarre lui firent gagner du temps. Il entra et repéra le poulpe au milieu de la mêlée, qui brandissait bouteilles cassées et débris de mobilier. Il manœuvra sa large carrure à travers la cohue mais un pirate, visiblement ivre, lui barra le passage.

« Hé, le garde ! Dehors ! Viens pas jouer les rabat-joie ! »

Martin baissa les yeux vers sa tunique. Zut ! Il avait gardé son uniforme.

« Ce n’est pas ce que vous croyez. Si vous me laissez calmement m’expliquer, je suis sûr que vous comprendrez qu’il ne s’agit là que d’un malentendu.

– Ne cherche pas à m’embobiner ! Si tu crois que tu me fais peur, tu te goures ! Allez, viens te battre ! »

Les autres forbans évaluèrent la carrure du garde et tentèrent de dissuader leur camarade. Martin parvint enfin jusqu’à son compagnon et entreprit de l’ôter du visage de son adversaire. La prise de l’octopode lâcha finalement avec un bruit visqueux.

* * *

La garde de Vembrume était organisée en équipes, et son budget était réparti selon l’effectif de chacune. La cuisine de l’équipe Onyx était à son image : petite. Debout sur un tabouret, Urt surplombait à peine sa marmite. Elle saisissait uns à uns les légumes à côté d’elle et les découpait en lamelles contre son pouce. Pour une Tog, Urt faisait preuve d’une grande dextérité : ses mains ne portaient pas beaucoup de cicatrices. En revanche, sa petite taille et sa laideur étaient parfaitement dans les normes de son espèce. Tout en travaillant, elle écoutait Noémie, assise à la table. La jeune humaine était penchée sur les parchemins éparpillés devant elle.

« Il me faudra trois lingots d’acier noir ; Sabrh a vraiment besoin d’un casque adapté. Coralis veut une nouvelle lame, mais j’hésite encore sur le métal…

– Tsk. Elle abuse.

– Et on a plus de cuivre : les rivets de l’armure de Squam ont pris tout ce qui me restait.

– Prévois aussi une épée pour Martin.

– Il ne l’utilisera pas, de toute façon ; l’ancienne a rouillé. »

Noémie griffonna encore quelques chiffres sur ses parchemins puis les rassembla.

« Le budget va encore être serré… Tu crois que j’ai le temps de m’occuper du manche de ta hache, avant qu’on parte ?

– Pas la peine ; je prendrai la vieille. Le repas est prêt et ils ne devraient plus tarder. »

* * *

Squam sanglotait sur l’épaule de Martin tandis qu’ils retournaient vers la ville haute.

« Chuis pas un gastéropode…

– Tu sais, ça peut prêter à confusion. Et puis je suis sûr qu’il ne l’a pas dit méchamment.

– Il m’a traité de monstre, après.

– Oui, bon… Mais est-ce que tu étais obligé de lui…

– Spa parce que j’ai neuf tentacules que je suis anormal !

– Je suis sûr qu’il ne savait pas compter… »

Un ronflement lui répondit. Martin sourit, rajusta le poulpe endormi sur son épaule et poursuivit son chemin.

* * *

Sabrh et Coralis retrouvèrent Martin et Squam dans la ruelle devant chez eux. La première chose qui les frappa lorsqu’ils entrèrent fut l’odeur du ragoût. La seconde fut la voix d’Urt. Ils étaient en retard ; ils le savaient.

« Le soleil est presque couché ! Allez, avalez-moi ça en vitesse. »

Elle fit glisser les assiettes et ils s’installèrent. Martin posa la main sur la table et Squam glissa mollement le long de son bras jusqu’à sa place. Sabrh s’enroula autour d’un tabouret et Coralis dégrafa une partie de son armure pour pouvoir s’asseoir. Noémie poussa ses parchemins et attrapa une cuillère.

Tandis qu’ils mangeaient, Urt leur rappela leurs itinéraires de patrouille. Coralis irait avec Martin et Squam ; Noémie et Sabrh suivraient Urt. La Tog les pressa de finir et ils filèrent s’équiper. Noémie posa un tas de plaques articulées devant Squam.

« J’espère vraiment que cette fois c’est la bonne. »

Le poulpe se glissa dans l’armure.

« Ça a l’air d’aller. Je te confirme ça au retour. »

Noémie allait partir mais un tentacule se posa son poignet. Elle se retourna et leurs regards se croisèrent.

« Merci. »

* * *

Un instant plus tard, ils étaient alignés dans la ruelle. Urt passait devant eux, les poings sur les hanches.

« Gardes, vous avez vos ordres. En route ! »

Le soleil plongeait dans la mer et les ombres envahissaient les rues, mais Vembrume ne dormirait que d’un œil.

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