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Le Serpent, le Poisson et le Singe
Le soleil se levait sur l’horreur. Les quais de Vembrume étaient noyés sous une marée de créatures aquatiques aux silhouettes trop humaines. Noémie avait abandonné la cloche d’alerte pour reculer dans une rue, épée en main ; Martin avait retrouvé ses sens et repoussait les monstres à grands coups de planche de bois ; Squam s’accrochait à son épaule par deux tentacules et tranchait tous les ailerons, nageoires et doigts qui passaient à sa portée ; Urt tentait de garder la tête froide tout en s’escrimant contre les harpons et les tridents qui se dardaient vers eux. Alertés, les mages de la ville haute allaient venir ; il le fallait. Coralis et Sabrh étaient vivants, il ne fallait pas en douter, quelque part derrière ces rangs grouillants d’hommes-poissons poussés par la harangue des nagas en armure, quelque part entre les bateaux broyés par les krakens dont les tentacules s’élevaient vers le ciel rose du matin. Il fallait garder l’entrée de cette rue pour leur donner un point de chute, une ligne de front à retraverser. Pour les membres de l’équipe Onyx, parer, repousser, tenir, c’était entretenir, seconde après seconde, l’espoir que deux des leurs pourraient revenir.
Soudain, un contingent de créatures aquatiques surgit derrière eux, coupant l’autre extrémité de la ruelle. Au même instant, quelques mages descendus en hâte de la ville haute attaquèrent l’envahisseur, mais leurs sorts s’écrasèrent contre les protections magiques déployées par les nagas. L’équipe Onyx se retrouva non-plus sur le front mais au cœur de la bataille. C’est alors que l’improbable se réalisa : ils aperçurent Coralis qui remontait à travers les rangs ennemis depuis le port. Ses deux grandes lames taillaient un chemin sanglant à travers les quais et même les nagas s’écartaient de la marche irrépressible de la sirène en armure. Elle ne se souciait que de son but et ne regardait qu’au-devant, mais là où les rangs des profonds se reformaient derrière elle, ceux qui cherchaient à l’attaquer de dos tombaient soudain, égorgés par la dague de Sabrh. Le serpent géant louvoyait dans le sillage de la sirène et assénait une vengeance préventive à tous ceux qui ne la voyaient pas venir.
L’équipe miraculeusement reconstituée n’eut cependant pas le temps de célébrer ses retrouvailles : une décurie de nagas coupait leur retraite et s’avançait vers elle, son propre dos couvert par les sorciers des profondeurs qui surclassaient les quelques mages vembriotes.
« Onyx ! Retraite ! » tonna Urt, dont la voix dominait le fracas de la guerre. Elle désigna une porte près d’eux. Martin envoya deux profonds s’écraser sur leurs congénères et se précipita sur la poignée de la porte. Elle était verrouillée. « Défonce-la, bougre d’âne ! » Le colosse y donna un timide coup d’épaule qui fit sauter loquet, ferrure, et ébrécha le chambranle. L’équipe se rua à l’intérieur. Sabrh et Urt poussèrent un vaisselier contre la porte, aussitôt assaillie de l’extérieur. Noémie revint de l’arrière salle.
« Personne, annonça-t-elle. Ce n’est pas une auberge, plutôt un bar à liqueur. Et mauvaise nouvelle : pas d’autre issue.
– Pas même une fenêtre ?
– Rien ! C’est minuscule.
– Le Petit Géant ! S’exclama Squam en claquant trois tentacules sur son front. Si on m’avait dit que j’allais mourir au Petit Géant… Sobre !
– Alors il faut passer en force, déclara Coralis en rajustant son casque.
– Trop risqué » trancha la capitaine, arc-boutée contre le vaisselier.
Un silence tendu s’installa, haché par les coups contre la porte, qui étouffait à peine les ordres des nagas. Sabrh dévisagea ses compagnons l’un après l’autre, calculateur. Puis ses yeux fendus se posèrent sur Urt.
« On passse en forssse, siffla-t-il. Trois groupes ; de front. Martin et Sssquam, Coralisss et toi, Noémie et moi. »
Squam leva les yeux au plafond. Urt nia de la tête, toujours livide.
« Coralis et toi, vous pouvez, dit-elle d’une voix tendue. En couvrant quelqu’un, peut-être. Mais Squam et… »
Le nom mourut dans sa gorge. Sabrh porta son regard sur Martin. L’ophidien cligna des yeux ; bref éclair blanc de la membrane avant la paupière. Le colosse restait muet. On pouvait lire dans son regard une bataille entre le courage et la peur plus terrible que celle au-dehors de la taverne.
« Je sssais comment faire, déclara le serpent.
– Et Noémie ? Lui lança Coralis. C’est pas avec des dagues que tu vas pouvoir la défendre.
– Je la porterai sssur mon dos.
– Comme un sac ? Intervint Noémie. Je vais te ralentir ! »
Sabrh sourit, dévoilant ses crocs et dardant sa langue bifide en une inquiétante parodie de rire.
« Sssi peu. Mais avant, tu feras des griffes à Martin. Trouve des couteaux et de la corde. Va. »
Martin fit faiblement non de la tête, les yeux écarquillés. Noémie jeta un coup d’œil à Urt, croisa son regard déterminé, puis acquiesça et partit fouiller derrière le comptoir. Tout le monde sursauta lorsqu’une hache entama le panneau de la porte.
« On n’a plus beaucoup de temps », grogna Urt.
Sabrh hocha calmement la tête et s’approcha de Martin. Intimidé, Squam descendit de son épaule et s’écarta. Le serpent enroula son corps sur le sol et se dressa au-dessus de l’humain, qui déglutit bruyamment. Sabrh avait l’habitude de tenir son torse à la hauteur de son interlocuteur, et tout le monde oubliait facilement à quel point il était immense. Il posa ses mains de part et d’autre de la tête de Martin et plongea son regard hypnotique dans le sien. Noémie revint et s’agenouilla à côté d’eux, pris les mains de Martin et entrelaça ses doigts et les manches des couteaux avec des lanières de torchons déchirés. Pendant qu’elle travaillait et que les haches mordaient dans le vaisselier que tenaient Urt et Coralis, Sabrh parlait.
« Ta famille est menasssée.
– Ma famille n’habite pas à Vembrume, protesta l’humain.
– Sssilence, Martin ! Ta famille est menasssée. Les prédateurs rôdent dehors. Tu dois protéger. »
La voix du serpent se fit gutturale ; il parlait dans une langue que personne ne l’avait jamais entendu employer, qui n’était pas même son sifflant dialecte natal. Noémie nouait les derniers couteaux. Le vaisselier tremblait dangereusement à chaque coup. Le regard de Martin devenait vitreux, aveugle. Son visage se déformait subtilement. Il retroussait les lèvres et commençait à gronder en réponse aux sifflements de Sabrh, qui lui tenait toujours la tête entre ses griffes. Le serpent ouvrait grand la mâchoire et émettait un étrange souffle de gorge ; Martin montrait les dents et grognait en écho. L’ophidien monta d’un cran et le mammifère suivit. Le dialogue s’intensifia jusqu’à ce qu’un cri de guerre de gorille surgisse des tripes de l’humain. À cet instant, Sabrh lâcha la tête de Martin, qui se rua vers la porte. Urt et Coralis eurent tout juste le temps de se jeter à terre. La boule de chair et de cuir traversa vaisselier, porte et assaillants comme un bélier traverse un vitrail.
La décharge d’adrénaline secoua Urt. Elle empoigna sa hache, se releva et cria ses ordres.
« Noémie, derrière Sabrh ! Squam ! Rejoins Martin !
– Quoi ?! là, comme ça ?! »
L’ophidien ne le laissa pas protester davantage. Il enroula sa queue autour de lui et projeta poulpe, armes et armure vers le dos de Martin, déchaîné au milieu des nagas encore saisis de stupeur.
« Coralis, je te couvre ! » acheva Urt en désignant la ruelle d’un coup de menton farouche. Sans un mot, la sirène rabattit sa visière et entra dans la lumière du matin.
Sabrh glissa vers Noémie, restée en retrait, et lui présenta son échine. Elle fut submergée par une réticence atavique, et sa main se retira vivement dès qu’elle toucha les écailles. L’ophidien tourna la tête et posa sur elle un regard qui se voulait rassurant. Le clignement de sa membrane n’aida pas.
« Sssa va aller ? » siffla-t-il en tendant doucement sa main écailleuse.
Noémie déglutit, ferma les yeux, hocha la tête et saisit la main. Sabrh lui passa le bras sur son épaule, glissa délicatement son dos entre ses genoux, dégaina ses dagues, inspira profondément et se jeta dans la lumière.