L'Écrou
Six heures précises : la porte du fond s’ouvre ; il entre. Ses jambes le portent plus qu’il ne les dirige. Comme chaque matin, il dort tandis que ses bras descendent eux-mêmes les chaises des tables. Chaque matin, il installe le décor ; il prépare le café pour la journée. Chaque chose à sa place : les chaises hautes alignées devant le bar, les cendriers exactement au centre des tables rondes, les verres rangés sous le comptoir… Chaque geste est précis, chaque pas est compté, chaque seconde claque dans l’air immobile du matin. Il suit un chemin mille fois tracé, fait des gestes mille fois répétés, réglé comme du papier à musique. Dernier pas, demi-tour à droite… et voilà. C’est tout juste s’il ne salue pas.
Voilà ; tout est prêt. La page est blanche, le ciel est gris, et le café est exactement comme chaque matin. Le décor, vierge, est prêt à accueillir les clients qui viendront jouer la pièce de leurs vies sur ses planches. Chacun d’eux viendra user l’ordre, incliner, fausser cette perfection, souiller la blancheur immaculée de ce matin encore pur. Le hasard, l’incertitude incalculable des possibles, l’inconnu terrifiant donneront à ce jour nouveau-né sa personnalité, son individualité. Puis il ira rejoindre tous les autres, au fond de sa mémoire, où il survivra, ou se fondra dans les ans.
Six heures vingt-quatre. Premier client. Le soleil ne s’est pas encore introduit dans la rue. La porte s’ouvre, le vent s’engouffre dans la salle et le client numéro 1 entre. La porte se referme, et disparaissent vent, rue et tout Vembrume. Une feuille morte s’est glissée derrière les pas du client. Une feuille d’érable, rouge, qui s’est frileusement réfugiée près du pied de la table d’à côté de la porte. Premier élément de désordre. Numéro 1 s’avance lentement et s’assoit sur une chaise haute du bar. Elle n’est plus tout à fait alignée avec les trois autres. Lui, il n’a pas bougé d’un millimètre. Droit derrière son bar. À peine ses yeux bougent-ils pour suivre le client. Numéro 1 demande un café. Prévisible. Il se décale légèrement sur sa gauche : il n’a plus qu’à tendre le bras pour attraper une tasse. Sans regarder. Pas la peine : il n’y a pratiquement rien qui ait entamé l’ordre. Pour l’instant. C’est pourquoi il en a profité pour attraper cette tasse sans regarder. Une ombre de sourire passe sur son visage impassible, à cette idée. Mais il se reprend. Pour une fois, la perturbation vient de lui. Cette journée n’est peut-être pas si banale que cela… Attendons voir…
Sept heures treize. 1 est déjà parti, 2 lit son journal à la table du fond, 3 finit sa bière. Trois chaises ont bougé, deux taches de café maculent le comptoir, et la petite feuille d’érable attend toujours près de la porte. Un sourire qui vient à l’improviste, et une feuille d’érable à Vembrume. Cette journée n’était déjà plus banale. Sept heures treize : 4 et 5 entrent alors que le premier rayon de soleil perce les nuages. Les deux clients discutaient ; la porte occulte les premiers mots.
« (Je) n’en peux plus.
– Allons, Thyrio…
– Non, je t’assure. Je n’y tiens plus. »
La feuille d’érable s’est approchée de trente centimètres vers l’intérieur, un instant emportée par le passage de 5. Les deux nouveaux clients s’assoient à la table du fond. Numéro 5 jette un sac de toile coloré près d’une chaise, faisant tinter les treize grelots cousus dessus, et commande une bière et un jus de citrouille.
« Il te manque à ce (point ?) »
La fin de la réplique de 5, ainsi que la réponse de 4, disparaissent sous le bruit de la bière pression qui emplit le verre. Il attrape un plateau, y pose les boissons, contourne le bar d’un adroit déhanché… Numéro 3 s’est affalé sur sa chaise, bloquant le passage entre les tables B et D. Recalculer l’itinéraire ; attention à la chaise qui a bougé ; contourner D… La feuille d’érable s’envole de quelques pas, poussée par une brise invisible. Distrait par cette improbabilité, il ne pense plus au sac à grelots. Son pied bute, il perd l’équilibre, se rattrape… sans renverser. Le désordre ne l’aura pas cette fois-ci. Il pose les verres, note la nouvelle place de la feuille, remet une chaise parallèle à sa table, essuie trois gouttes de bière sur la table de numéro 3 et retourne derrière le comptoir. Déhanché, rotation sur le pied droit, fixe, l’axe de corps perpendiculaire au bar. 2 et 3 sont silencieux. 4 et 5 parlent. Les seuls bruits proviennent d’eux. 4 joue avec le cendrier de verre, 5 boit, 4 parle… 2 tourne une page. Lui, il reste droit et immobile. Ses yeux sont fixés, rivetés sur le vague, l’infini qui s’étend au-delà de l’entrée.
5 interrompt 4 :
« Je sais qui pourrait remplacer ton cœur. L’horloger qui l’a fabriqué, lui ! »
Citrouille tend son doigt noueux comme de la vigne vers l’automate, derrière le bar. Thyrio se retourne vers lui, qui les regarde fixement.
Dans le silence immobile, seule sa petite clef, fichée dans son dos, tourne, tourne, tourne…