Les Soleils de Kadesh
Dans le désert de Kadesh, les soleils sont trompeurs. Les chasseurs ophidiens, les hommes-serpents qui y vivent, ont appris de leurs ancêtres à se méfier de ces dieux cruels qui vont et viennent dans le ciel, se relayent et se ressemblent, et perdent ceux qui s’y fient, les laissant errer parmi les dunes, les tuant lentement par la soif et la folie.
Mais les vents sont les alliés des ophidiens. Comme eux ils chassent dans le désert, ils explorent et ils racontent.
L’expédition de Vanesss suivait un alizé porteur d’odeurs animales. Les chasseurs le remontaient et s’attendaient les uns les autres au sommet de chaque barkhane. Le plus rapide s’assurait qu’il n’y avait aucun scorpion caché dans le sable. Celle à la meilleure vue scrutait l’horizon en quête d’un nuage de poussière. Celui au meilleur odorat humait le vent et donnait la direction. Quand tout le monde était rassemblé, Vanesss, la meneuse, désignait la prochaine dune et l’expédition repartait.
Une fois, un vent transversal apporta les odeurs d’une autre tribu. Vanesss enflamma une bûche avec un arc et un bâton et fit brûler une écorce odorante. Lorsque les vents tourneraient, ils apporteraient le message à cette tribu : « expédition amie en chasse ».
Parfois les soleils se levaient plus qu’ils ne se couchaient. Vanesss ordonnait alors un bivouac : les ophidiens s’enterraient à la recherche du sable frais et ne laissaient dépasser que leurs têtes. Ils dormaient jusqu’à ce que plus de soleils se couchent et que la chaleur redescende.
* * *
Cette fois-ci, au réveil, il n’y avait plus aucun vent.
Celle à la vue perçante scrutait désespérément l’horizon. Celui à l’odorat fin humait l’air immobile. Vanesss réveilla les derniers dormeurs. Son regard froid et inquiet leur faisait comprendre que la situation était grave. Elle alluma une bûche dont la fumée monta droite dans le ciel. Tous les chasseurs guettaient une autre fumée en réponse, en vain. L’attente mettait leur mental à rude épreuve. Quand la fumée s’éteignit, la meneuse prit une grave décision. Continuer l’expédition en suivant les soleils serait du suicide. Elle rassembla les chasseurs et annonça le début du rituel de la soif. Tous hochèrent la tête, conscients qu’il n’y avait pas d’alternative. Ils entassèrent leurs gourdes au pied d’une lance et les cachèrent sous le sable pour les protéger de la chaleur. Puis chacun prit de son harnachement une bourse de cuir qui contenait deux pierres : une blanche et une noire. Les uns les soupesaient, les autres les faisaient nerveusement rouler entre leurs mains, mais aucun ne prit la décision à la légère. La pierre noire représentait l’ombre ; la choisir signifiait demander un peu d’eau au groupe. La pierre blanche représentait la lumière ; la choisir signifiait supporter la soif et laisser les autres boire.
Ceux qui avaient choisi posaient leur pierre par terre en gardant la main par-dessus. Lorsque tout le monde eut pris sa décision, les pierres furent révélées. Deux étaient noires. Gravement, les ophidiens firent un cercle autour de ceux qui les avaient choisies : le plus rapide et celle au regard perçant. Résignés, ils déposèrent leurs harnachements et se firent face, une main sur la garde de leurs katanas, prêts à dégainer.
Le temps était suspendu, l’air immobile, le silence absolu. Les ophidiens clignaient alternativement des yeux : le gauche, le droit. Membrane, paupière ; membrane, paupière.
Soudain, ils attaquèrent. Le mâle tomba au sol. La femelle essuya son katana en tremblant et le rengaina. Elle s’inclina devant la dépouille de son adversaire, les yeux clos et les mains jointes.
« Nassseb, soit remercié pour ton sacrifice. Je boirai ton eau et rapporterai ton sabre dans ton clan. Je prendrai ta vie dans la mienne et ton ombre marchera à mes côtés. Puissent les vents emporter ma douleur par-delà le désert. »
La femelle au regard perçant prit le second katana, ramassa une gourde près de la lance, et s’écarta du groupe. Le corps fut traîné jusqu’au sommet d’une dune, sous le regard cruel des soleils. Les ophidiens se dispersèrent dans le silence gigantesque qui les cernait de toutes parts. Ils attendirent que le vent se lève, ou que la soif devienne insoutenable.
Au rituel suivant, aucune pierre noire ne fut révélée. Le prochain en eut une, qui clama une gourde incontestée. Le dernier fut un bain de sang.
* * *
Dans l’attente angoissée qui planait sur l’erg, un souffle d’air s’insinua, et soudain une tornade de poussière s’éleva. À travers les rafales se distinguait la silhouette d’un génie du désert. Les chasseurs survivants arrivaient de toutes parts et se prosternaient devant l’apparition. La meneuse parla :
« Ô, dieu du vent miséricordieux ! Toi qui voyages et qui raconte ! Vois comme nous sommes perdus. Dis-nous où se trouve l’eau. Lève-toi et sois nos yeux à travers les sables.
– Je vous guiderai parmi les dunes et vous mènerai à l’eau, mais en échange, j’exige un sacrifice.
– Mais nous avons effectué le rituel de la soif selon les pratiques ancestrales.
– Les soleils ont déjà revendiqué les âmes de vos morts. Les vents aussi veulent des âmes. »
Vanesss, éperdue, se retourna brusquement vers ses chasseurs, qui eurent un mouvement de recul instinctif.