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La Mercerie du Coin de la Rue des Embruns
Questionnez un vieux mage de Vembrume qui ait grandi ici à propos de Mamie Souris. Vous serez peut-être surpris de constater que ses plus lointains souvenirs ne diffèrent pas d’aujourd’hui. Il semble à tous que Mamie Souris ait toujours été la vieille muridée qui tient la mercerie du coin de la rue des embruns. Peu de gens à Vembrume savent pourquoi le temps n’a pas prise sur elle. Moi, je le sais, et si tu me payes un verre, je te le raconterais.
* * *
Par un jour d’orage, qui aurait pu être une nuit tant le ciel était sombre, un seul bateau accosta au port de Vembrume. Jamais de mémoire de marin on n’avait vu pareil navire, et jamais on n’en revit depuis : sa coque était de basalte et ses voiles de cuir d’écailles. Il acheta cent sacs de sel contre cent sacs de soufre, et une seule créature en descendit.
C’était un monstre haut comme un arbre, à la peau de suie et au faciès de phacochère. Il était vêtu d’un harnachement de cuir et de fer et tenait à la main une hache si grande que dix hommes auraient eu peine à la soulever. Voyant le monstre traverser le port, la milice de Vembrume accourue pour lui faire face. Mais une fois devant lui, personne n’eut le courage de donner la charge. Et comme il ne faisait rien de menaçant, on le laissa aller.
Il s’arrêta au coin de la rue des embruns et, du bout d’une griffe, il toqua très délicatement à la porte de la mercerie. Gonds et carreaux tinrent bon, mais la poignée n’eut pas la vaillance de lui interdire le passage. Tassant encore un peu sa posture déjà courbée, il entra. Mamie Souris était assise sur son tabouret, près de la fenêtre, exactement là où on peut la voir encore aujourd’hui. La voix du monstre était semblable à celle d’un orage qui aurait voulu donner sens à son tonnerre ; il dit :
« Je veux faire une boucle à ma ceinture pour y passer ma hache ; ma main est lasse de devoir toujours la porter. J’aimerais du fil rouge comme le sang qui jaillit, épais comme le chagrin du deuil, solide comme la haine ancestrale ; et du cuir noir comme la lave refroidie, doux comme la roche brisée, qui vieillira comme la sagesse d’une montagne. »
Mamie Souris, qui dans sa vie déjà longue avait vu bien d’étranges clients, répondit : « Je vais voir si j’en ai. Voulez-vous patienter un instant ? »
Tous ceux qui ont passé au moins quelque temps à explorer les étagères de sa boutique savent une chose : quel que soit ce que l’on cherche, Mamie Souris en a. Lorsque le fil et le cuir demandés furent sur la boîte à boutons qui sert de comptoir, la créature déclara qu’elle n’avait qu’un moyen de payer. Mamie Souris l’accepta, quel qu’il fut. Le géant paya et s’en alla. Nul ne sait exactement ce qu’il lui laissa. Comme je l’ai dit, plus jamais à Vembrume on ne revit de navire de basalte aux voiles écailleuses. Et c’est depuis ce jour que le dernier cheveu noir de Mamie Souris n’est jamais devenu blanc.