Thyrio Savait
Si l’ennui avait été liquide, Thyrio aurait été un chat. Un chat acariâtre qui se hérisse à la seule vue d’une goutte d’ennui. Si l’ennui avait été liquide, l’Horloger aurait été un poisson, qu’un chat désœuvré aurait regardé nager dans son bassin, avec la fascination que les mortels ont pour la sorcellerie.
L’Horloger était assis sur le toit de la roulotte depuis des heures. Le fils de la famille avec laquelle ils voyageaient lui avait montré comment, en passant par la fenêtre, on pouvait attraper le rebord du toit et s’y hisser. Le père, qui conduisait les bœufs quelques mètres devant, semblait avoir l’habitude. Peut-être l’avait-il fait dans sa jeunesse ; peut-être même l’avait-il montré à ses enfants, tout comme on le lui avait montré auparavant.
Le fils avait essayé de parler ; l’Horloger avait essayé de comprendre. Puis le fils avait essayé de jouer avec lui : il avait sorti des osselets de sa poche, les avait calés entre ses doigts, les avait fait tenir dans sa paume, sur le dos de sa main, lancés, rattrapés, par deux, par trois, par quatre, malgré le ballottement de la roulotte et la brise de la plaine. Il les avait mis dans les mains de l’Horloger, mais il ne connaissait pas les règles. Les mots du garçon étaient opaques ; même son ton et son langage corporel étaient ambigus. Défi ? Moquerie ? Vantardise ? Séduction ? Menace ? La barrière de la langue ne semblait pas être le vrai problème ; l’Horloger n’avait jamais su lire les autres enfants, avant. On ne pouvait pas les démonter, regarder leurs rouages tourner, et comprendre pourquoi leurs aiguilles tiquaient. Le garçon de la caravane avait fini par se lasser du jeune étranger qui ne regardait jamais dans les yeux et ne comprenait pas ce qu’on lui disait.
L’Horloger était assis sur le toit de la roulotte, seul, depuis des heures, lorsque Thyrio le rejoignit. Il était venu regarder le poisson nager dans cet océan d’ennui : le ciel bleu d’un horizon à l’autre, la plaine d’herbe jaune comme un tapis sans fin, le soleil qui tombe lentement, si lentement, vers la terre, les étoiles timides qui apparaissent sans un bruit. Thyrio essaya pendant un moment : le ciel, la terre, le soleil, les étoiles. Comme un chat qui trempe brièvement la patte dans l’eau, juste pour être sûr. Mais il ne sentait pas le vent chargé de parfum de paille, il ne voyait pas la rouille du jour manger le cuivre céleste, il ne voyait pas les rivets d’argent qui clouaient le dais d’acier, il n’entendait pas le cliquetis cosmique de l’aiguille de lumière parcourir le cadran du monde. Il ne voyait que le poisson dans l’eau et n’entendait que son ventre gargouiller. Mais il était trop arrogant pour parler le premier. Ça aurait été avouer qu’il ne savait pas nager, et qu’il mourrait de soif. Après tout l’ennui qu’il avait eu à répondre aux questions sans fin de l’Horloger, il lui était insupportable de venir quémander.
Au bout d’un moment, d’un interminable moment, l’Horloger parla.
« Certains disent que les étoiles sont le reflet d’autres mondes. Je n’y ai jamais cru, mais maintenant, je ne sais plus. »
Thyrio céda, comme une feuille trop sèche qui tombe au premier souffle, et fit comme si l’Horloger avait tourné sa phrase en question.
« Les étoiles sont juste des astres, comme les lunes et les soleils, posées dans le ciel par les démiurges.
– Peut-on les atteindre ? Peut-on les prendre ? »
Thyrio soupira, mais seulement pour la forme.
« Tu pourrais, si tu pouvais voler au-dessus de l’air.
– Il n’y a pas d’air, dans le ciel ?
– L’air tombe sur la terre et la recouvre d’une couche épaisse, mais au-dessus, il n’y a que du vide. L’air est trop lourd pour aller si haut.
– L’air est lourd ?
– Bien sûr. Dis à un poisson que l’eau est lourde et il ne te croira pas. Porte un seau d’eau, et tu sauras. Les oiseaux savent que l’air a une surface, et ils savent qu’ils ne peuvent pas voler jusqu’aux astres. »
L’Horloger ne répondit rien. Il se tut et se saoula encore de senteurs et de couleurs. Thyrio essaya encore un peu de respirer et de regarder. Il aurait presque abandonné si le jeune homme ne s’était pas remis à parler. Mais il ne parlait pas à Thyrio. Pas même à lui-même. Pas même au monde. Il parlait, et c’était comme le bruit d’un mécanisme qui fonctionne, tout simplement.
« Je ne comprends pas les gens. Je ne les ai jamais compris, et peut-être que je ne les comprendrai jamais. Les hommes cherchent à se mesurer à moi, mais je ne veux ni être écrasé ni écraser pour ne pas l’être. Mais au moins ils ne cherchent pas à me posséder. Plus maintenant. Les femmes ont peur que je veuille les posséder, alors que je ne le veux pas. Certaines femmes veulent me posséder, et ça m’effraie encore plus. Il n’y a qu’avec les mécanismes que je m’entende bien. Je les comprends… et je crois qu’ils me comprennent. Peut-être que je suis un mécanisme… »
L’Horloger baissa les yeux ; son regard revint des contrées célestes vers le monde terrestre, que le couchant nimbait de bronze sanglant. Il se souvint de sa prison de chair, et se sentit soudain très mal dans sa peau. Il voûta les épaules et courba le dos, gêné par la cambrure que son corps avait naturellement repris en son absence. Il se racla la gorge, comme si le timbre de sa propre voix, qui flottait encore dans ses oreilles, avait été altéré. Il rajusta distraitement sa chemise qui collait un peu trop à son torse, jetant un bref regard à Thyrio, anxieux de savoir si le démon avait saisi cet instant de vulnérabilité.
Thyrio regardait l’horizon, droit devant, tendu comme un arc vers sa destination. Sa posture était décontractée, mais son regard était d’acier. Dans la lumière rouille et ses vêtements noirs, il ressemblait à un tigre allongé ; un prédateur qui attend.
« Je sais, Horloger », dit-il d’une voix atone, sans quitter l’horizon des yeux. Le jeune homme n’esquissa pas le moindre geste, mais sentit les cheveux de sa nuque se hérisser et ses intestins brûler de froid. La terreur tétanisante de la proie qui réalise…
« Je comprends que ce soit important pour toi, pour eux… Mais pour moi, ça ne change rien. Je veux dire, fais ce que tu veux pour toi-même, mais sache que tu n’as pas besoin de te cacher devant moi. »
Après quelques instants de silence pesant, le démon se sentit obligé d’ajouter : « Pour moi, tu es un mortel talentueux. Le reste n’est que détails. »
Les épaules de l’Horloger se décontractèrent lentement. Il déglutit et parvint à articuler :
« Comment… ?
– Je perçois ton odeur, entre autres. Je le vois aussi à ton âme.
– Mon… Mon âme ? »
Le démon se retourna vers lui et l’Horloger ne put s’empêcher de rencontrer son regard.
« Je la vois au fond de tes yeux. »
L’Horloger se détourna vivement.
« Les hommes et les femmes ont des âmes différentes ? Demanda-t-il à la plaine.
– Pas dans ce qu’elles sont. Dans la manière dont elles vibrent ; dans la façon dont elles dansent, parfois. Ça peut changer, avec le temps. C’est une chose qui se transmet, comme par résonance ; de la mère à la fille, du père au fils ; mais pas toujours. Certaines âmes apprennent à danser seules, ou à contre-courant ; parfois à contre-temps, parfois librement, et alors il n’y a plus seulement deux façons. Le corps n’est pas toujours aligné avec ces vibrations ; il est plus rigide. Parfois il est si lourd qu’il tord l’âme, et elle abandonne. Parfois elle en meurt.
– Peut-on changer le corps ?
– Je ne sais pas… Peux-tu ?
– Je ne sais pas. Peut-être…
– Le corps n’est que matière. Le fer se forge, le verre se souffle, la pierre se taille… Il paraît qu’il y a des mortels qui fabriquent des horloges », fit Thyrio avec un sourire en coin. « Alors pourquoi pas des corps ?
– Je ne sais pas fabriquer de la chair.
– On pourrait en voler », suggéra le démon avec un faux air de conspirateur. L’Horloger recula, dégoûté. L’autre gloussa en voyant sa tête.
La brise du soir se levait. Son parfum tiède charriait déjà l’humidité à venir. Un coin du ciel était encore embrasé tandis que l’autre se peuplait de poussière d’argent. Le jeune homme inspira profondément, laissant ses omoplates s’ouvrir et sa poitrine se gonfler. L’air frais caressait son front et apaisait le tumulte de son esprit.
« Comment mon âme danse-t-elle ?
– Je crois qu’elle n’a pas encore trouvé sa propre façon. »
La sérénité du ciel le gagnait à nouveau ; pourtant, une dernière pensée l’assombrissait encore. Une dernière question, avant que le démon ne se lasse. Une dernière peur à traquer.
« Pourquoi ? » souffla l’Horloger. Thyrio se tourna vers lui, son regard aussi impassible qu’au premier jour, dans son atelier. Si proche ; si loin. Comme il ne répondait pas, le jeune homme essaya d’expliquer, les bras autour des genoux, fixant ses pieds, sans pouvoir le regarder dans les yeux.
« Pourquoi suis-je comme ça ? » tenta-t-il d’articuler avant que l’émotion ne l’étrangle. Le démon ne disait rien, mais le mortel était incapable de formuler une question plus précise.
« Je ne sais pas », avoua finalement Thyrio en se détournant. C’était une chose tellement inhabituelle pour lui que l’Horloger en fut touché, étrangement.
« Mais sache que tu n’es pas seul. Ce n’est pas anormal. C’est juste rare. »
Le jeune homme déglutit et hocha lentement la tête, regardant toujours ses pieds. Une douceur étrange envahissait son ventre. « Pas seul », répéta-t-il dans sa tête. Il se redressa pour tenter de croiser le regard de son compagnon, qui était retourné à la plaine. « Merci », dit-il en posant une main sur son épaule. Le démon ne protesta pas. Son regard était porté sur l’horizon, et déjà, il n’était plus là, plus ici et maintenant, mais là-bas, déjà là-bas.