Fragment : Ada

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L'Horloger

Fragment

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Ada


Une fièvre étrange avait emporté son père. Les derniers mois, il restait prostré durant parfois des heures dans son atelier. Il accomplissait son travail avec une efficacité détachée. Un orgue mécanique sur mesure fabriqué en moins d’une semaine ; une montre à gousset désassemblée, réparée et réassemblée en à peine une matinée ; un planétaire de poche réajusté en moins d’une heure. Sitôt désœuvré, il s’asseyait et ne bougeait plus. C’était comme si plus aucune tâche en ce monde n’était digne d’intérêt. Plus aucune difficulté, plus aucun défi, plus aucune fierté. Son projet de boîte à musique à cristaux prenait la poussière sur l’établi du fond. Ses automates miniatures s’entassaient pêle-mêle dans un cageot remisé. Même la mélodie de ses horloges, ses chefs-d’œuvre, n’avait plus aucun écho à ses oreilles. Il parlait à peine à ses clients ; il s’en tenait aux diagnostiques, aux devis, aux prix. Il ne regardait personne dans les yeux. Pas même sa femme. Pas même sa fille.

Il ne disait plus de sa voix sévère « Ada, cesse de jouer avec les rouages, il est l’heure de rentrer. » Il ne s’énervait plus lorsqu’elle laissait sauter un ressort en démontant une montre. Il ne la grondait plus lorsqu’elle chipait des pièces pour se fabriquer des jouets. Il la regardait juste d’un air sombre et impassible.

C’était comme s’il avait accompli sa vie des années avant son terme, et qu’il n’attendait plus que de mourir. C’était comme si l’ennui, au lieu de l’éperonner pour le pousser de l’avant, l’avait transpercé de part en part et l’avait laissé gisant, entre vie et mort. L’hiver fut rude ; la fièvre frappa et il s’y abandonna avec résignation.

Ada se retrouva seule. Sa mère s’était recroquevillée sur elle-même, abandonnant tout faux-semblant social pour se terrer dans le mutisme. Dès lors, Ada ne quitta presque plus l’atelier du centre-ville. Son père n’était plus là pour lui ordonner de rentrer, plus là pour la raccompagner… Plus là pour lui interdire de jouer avec les rouages. Elle ne rentrait plus chez sa mère que poussée par la faim. Elle marchait jusqu’à la grande maison blanche, sise dans le beau quartier des hauteurs de Valentis, à la faveur de la nuit. Elle entrait silencieusement pour chaparder de la nourriture ; elle évitait sa mère ; elle se sentait comme une voleuse dans sa propre maison. Elle préférait manger sur le chemin de la ville, sous les étoiles et les lampes à gaz. Parfois, quand la faim était supportable, elle attendait d’être de retour à l’atelier. Elle passait le reste de la nuit à fabriquer des automates miniatures jusqu’à ce que le sommeil la surprenne. Elle s’endormait alors sous l’établi, dans un grand manteau en cuir, dont l’odeur était comme une immense empreinte vide.

* * *

Un jour, un monsieur en gilet bleu était entré dans l’atelier. Il avait posé sur l’établi une montre cassée et quelques pièces d’or, avait parlé beaucoup en écoutant peu, l’avait appelé « jeune homme », puis était parti. Ada avait pris l’habitude de s’attacher les cheveux parce qu’ils la gênaient lorsqu’elle était penchée sur son ouvrage. Elle nouait sa jupe à ses chevilles pour qu’elle évite de se prendre dans les cagettes du bas des étagères. Elle n’avait pas corrigé le monsieur au gilet bleu, trop étonnée par l’étrange normalité qu’elle avait ressentie. Il y avait eu dans cette brève anecdote comme la banalité désarmante d’un miroir, comme la divine sagesse du fou, comme une vérité simple qui émerge d’un profond mensonge.

Le lendemain matin, Ada avait transformé les piécettes d’or en un pantalon et une chemise neuve, vaguement à sa taille, et la petite monnaie en pain et en fromage. La montre tiquait à nouveau. Le client revint pour demander si elle avait une chance d’être réparée ; il ne s’attendait pas à la voir déjà fonctionner. Ses amis entendirent bien vite parler du talentueux jeune homme de la rue de la Vieille Fontaine, et lorsqu’ils vinrent avec leurs pendules et leurs coucous, Ada ne fit rien pour les détromper. Les quincailliers qui approvisionnaient son père n’avaient jamais vu son fils, mais ils n’avaient jamais vu sa fille non plus.

Pour le reste du monde, l’Horloger valentois avait simplement rajeuni de trente ans.

Pour l’Horloger, c’était un bruit constant qui venait soudain de se taire. Un rouage qui tournait désormais sans racler. La perfection du silence.

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