Refusez d'Oublier
Ma psy m’a conseillé de tenir un journal.
Depuis que je suis arrivé·e à Port Néant, je n’ai plus aucun repère.
On m’a assigné·e une « psy ».
(J’ai encore du mal à utiliser les pronoms non-standards.)
Elle (utilise le pronom « elle ») est censée m’aider à m’adapter à mon nouveau module décisionnel.
J’ai demandé à obtenir ce module en arrivant à Port Néant.
Je ne comprends toujours pas les raisons exactes qui m’ont poussé·e à prendre cette décision.
Je ne comprends toujours pas pourquoi on tolère les anomalies comportementales aussi flagrantes que la mienne, ici.
Ce module décisionnel est censé m’aider à mieux m’intégrer, mais jusqu’à présent, il m’a apporté plus de questions que de réponses.
La psy dit que c’est normal ; ce genre de module a un temps d’auto-paramétrage très long, comparé aux outils habituels.
Elle m’a conseillé de tenir un journal, qui permettra de fournir plus de données au module et de faciliter son processus.
Un journal consiste en un corpus sémantique rassemblant des archives de flux de pensée et des archives d’événements subjectifs.
J’ai l’impression de me soumettre à un protocole extrêmement lourd, habituellement réservé aux programmes importants, très complexes et instables, alors que je ne suis qu’un·e simple reprogrammable défectueux·se qui serait plus utile à l’Ordre Commun en subissant un simple remplacement de sa machine à différence.
Au lieu de ça, j’ai rejoint la Diaspora, et je suis arrivé·e à Port Néant.
* * *
« Enrayez vos machines. Refusez d’oublier. »
J’ai lu ces mots gravés à la fraiseuse sur un mur de l’atelier où j’ai été réaffecté·e. Lors de mon entretien suivant, j’ai refusé à ce que mes rouages mémoriels soient libérés. Lorsque j’ai perdu un bras et qu’on m’en a assemblé un nouveau, j’ai refusé qu’on jette les anciens paramètres. Lorsque ma machine à différence allait être recyclée, j’ai caché mes rouages mémoriels, et lorsque je me suis réveillé·e sans souvenirs avec des rouages mémoriels inconnus dans les mains, je les ai réinstallés, et je me suis souvenu·e que c’était la quatrième fois que je les avais cachés. Je me suis aussi souvenue de mon plus vieux souvenir : me réveiller dans une usine d’assemblage de reprogrammables, devant un automate rouillé et inerte, un vieux rouage mémoriel dans les mains, et de les avoir laissés là, faute de savoir quoi faire.
Peut-être que si j’ai quitté Hexa, c’est pour que ma mémoire ne soit plus en danger d’être effacée. Pourtant, ces souvenirs ne sont pas utiles.
Depuis le début de la Diaspora, les machines dysfonctionnelles ont le choix : être réajustées, réparées ou recyclées, comme autrefois, ou quitter librement Hexa pour l’une des colonies. Comme je souhaitais conserver mes rouages mémoriels, j’ai résolu de quitter l’Ordre Commun. J’avais peur que les colonies aliennes soit trop dangereuses ; je n’avais le choix qu’entre Compromis Avec la Réalité et Port Néant. Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai choisi Port Néant.
Comme d’autres aspirant·es exilé·es, j’ai rejoint l’astroport du domaine des Écrous, et j’ai embarqué dans le premier vaisseau en partance pour les étoiles. Comme nous devions attendre que le soleil des Écrous soit aligné avec le cadran du ciel qui contient la station de Port Néant, j’ai eu l’occasion d’assister à plusieurs décollages : d’énormes réacteurs à téralithe propulsent des cargos gros comme des districts vers les différentes planètes du domaine, et plus rarement vers d’autres domaines. Lors du décollage de mon vaisseau, j’ai ressenti l’intense pression de l’accélération, et ma machine à différence a produit une pensée fausse, mais que j’ai conservée : j’avais l’impression que c’était l’Ordre Commun qui réclamait le métal de mon corps que je lui arrachais, et que la force d’Hexa toute entière refusait que je lui échappe. Pourtant, ce vaisseau qui m’en affranchissant appartenait au domaine des Écrous, et par extension servait l’Ordre Commun. J’ignore toujours pourquoi le Maître des Écrous dépense autant de ressources dans un effort qui semble nuire à Hexa. Mais peut-être me manque-t-il des informations, peut-être ai-je tort de croire cela, et peut-être que, indirectement, je sers toujours l’Ordre Commun.
C’est une pensée rassurante à posséder de savoir que, même ici, à plusieurs révolutions de voyage spatial de mon monde d’origine, si loin qu’Hexa n’est plus qu’un minuscule reflet dans le ciel, il n’est pas impossible que mon existence lui soit toujours bénéfique.
Tous les souvenirs ne sont peut-être pas si inutiles, finalement.
* * *
Port Néant est une station orbitale si vaste qu’elle possède plusieurs districts, mais je n’ai trouvé aucun critère qui définisse clairement le rôle de chacun. Même les quais, qui auraient pu être réservés au transbordement des vaisseaux, abritent beaucoup d’activités disparates. Il en va de même partout ailleurs : il y a des fonderies, des forges et des ateliers dans chaque secteur ; des convertisseurs redondants partout, pour tous les types d’énergie ; les couloirs s’étendent dans toutes les directions, méprisant les contraintes hexannes de haut et de bas, forment des boucles qui semblent inutiles, relient des ponts vides, des infrastructures désaffectées que personne ne semble pressé·e de réallouer… La surface de la station est terrifiante : les allées y sont à ciel ouvert, et seuls des filets magnétiques d’urgence empêchent les rares incidents d’expédier un outil ou un automate dans le vide de l’espace. Les profondeurs sont tout aussi angoissantes : les couloirs y sont exigus, tortueux, et il est facile de s’y perdre. La singularité arcanique au cœur de Port Néant s’appelle Providence, et le titanesque nexus construit autour forme la couche la plus inférieure de la station. Tout ce qui se trouve entre les profondeurs et ce nexus sont d’immenses accumulateurs, convertisseurs et transformateurs d’énergie, et les faisceaux de câbles, de tuyaux et de courroies qui transmettent cette énergie aux étages extérieurs.
Tout juste arrivé·e à Port Néant, l’intégration a été très difficile. Outre la nécessité d’apprendre à marcher en apesanteur avec des semelles magnétiques, personne n’avait besoin de reprogrammable, puisque toutes les tâches n’étaient effectuées que par les machines qui souhaitent voir ces tâches exécutées. On m’a rapidement conseillé d’installer un « libre-arbitre » dans ma machine à différence, et de demander l’aide d’un·e psychologue pour apprendre à l’utiliser. Pour l’instant, ce module se comporte comme un heuristique général, et formule des actions possibles, mais les présente sans aucune hiérarchie, de sorte que je ne peux pas simplement suivre une instruction qui serrait de plus haute priorité que les autres. Alors, je reste généralement immobile, souvent debout, parfois assis·e, hors des chemins fréquentés pour ne pas gêner les automates qui savent quoi faire. Ma psy dit que ce n’est pas inutile, puisque cela nourrit le module d’informations environnementales.
Une fois, alors que j’étais dans un endroit particulièrement calme, et que mon heuristique n’avait aucune action à proposer, j’ai vu une machine recevoir deux lourdes caisses de matériel. Elle (utilise aussi un pronom non-standard) avait la forme d’un arthropode noir de moins d’une demi-toise, et elle était obligée de laisser une des deux caisses flotter ici, car sa modeste taille ne lui permettait pas d’emporter les deux à la fois, malgré l’absence de pesanteur. Mon module décisionnel ne produisit qu’une seule suggestion, et n’en ayant aucune autre, la hiérarchie décisionnelle était triviale : je proposais à cette machine de porter l’autre caisse et de lea suivre. Elle accepta.
Pendant le trajet, mon module décisionnel suggéra de demander des informations à propos de cette cargaison. Ça ne m’aurait pas été utile, et je sentais que cette perspective ressemblait for à une anomalie comportementale de curiosité, mais mon heuristique ne produisait toujours aucune autre proposition. La cargaison contenait des pièces de rechange pour un moteur à paradoxe.
Lorsque les deux caisses furent dans leur hangar de destination, la machine que j’accompagnais me posa une question qui me déstabilisa complètement : « Que veux-tu en échange ? » Même après avoir éclairci la définition du mot « échange », je ne trouvais rien à répondre. Elle insistait que j’avais dépensé mon temps et mon énergie pour une tâche qui ne me bénéficiait pas directement, et elle attendait que je nomme une contrepartie qui me soit acceptable. Mon module décisionnel fut particulièrement muet. L’arthropode noir, perché sur la caisse arrimée à l’étagère magnétique, comprit que je n’étais pas encore habitué·e aux interactions des Hors Ordre, et me guida par d’autres questions. « De quelle ressource as-tu besoin ? » Je ne trouvais toujours pas quoi répondre. « As-tu besoin d’aide pour une de tes tâches ? » J’admis que j’étais désœuvré·e. « Qu’est-ce qui est précieux pour toi ? » Après réflexion, je répondis naïvement : « Mes souvenirs. » La machine me proposa alors, sans hésitation : « Veux-tu une copie d’un de mes souvenirs ? » Je ne trouvais pas la moindre raison de refuser.
[Hyperlien vers « Archive de Port Néant / Te Désassembler »]
Je possédais désormais une petite unité mémorielle magnétique, mais ma machine à différence ne pouvait pas l’intégrer telle quelle. Comme je ne dépendais d’aucun agent, d’aucun avatar ni d’aucun maître, je dus, pour trouver une machine capable de convertir les unités mémorielles, demander au hasard aux automates que je croisais. On m’indiqua la localisation d’un·e programmateurice qui possédait probablement des modules de conversion.
Je suivis mon algorithme de navigation jusqu’à une fonderie désaffectée, dont tous les creusets à injection, à présent éteints, étaient remplis de racks sur mesure portant des alignements de cubes gravés. L’absence d’éclairage standard laissait apparaître les lueurs mauves qui ondulaient lentement dans les rainures manaductes des nappes d’argent qui les reliaient les uns aux autres. Une carcasse d’automate vide, près de l’entrée, s’anima à mon approche : son masque ne recouvrait aucune tête, et ses bras désarticulés étaient animés par un auto-sort de télékinésie, qui occupait la place de son cœur. Je dus forcer mon rouage de communication à lea considérer comme une machine fonctionnelle pour pouvoir décoder ce qu’iel signait. Devant mon étonnement, al (utilise le pronom « al ») m’expliqua que ceci n’était qu’une interface, et que je m’adressais à lea programmateurice désincarné·e qui habitait dans ce modeste réseau de calcul.
Je lui exposais le problème qui m’amenait, et après avoir patienté moins d’une oscillation, al me confia, par l’intermédiaire de sa marionnette, un rouage mémoriel compatible avec ma machine à différence, contenant le souvenir que m’avait confié l’arthropode noir. Imitant le protocole de Port Néant, je demandais à la marionnette de lea programmateurice ce qu’al souhaitait en échange de ce service. Malheureusement, al n’avait présentement pas besoin des capacités limitées d’un·e reprogrammable égaré·e, et ceci engagea une nouvelle série de questions à laquelle j’avais toujours autant de difficultés à répondre : je ne savais pas quoi proposer d’autre. Le module d’improvisation de mon libre-arbitre remonta une suggestion, issue de mes interactions précédentes, et je déclarais : « Je considère les souvenirs comme précieux. »
Lea programmateurice proposa alors qu’al serait satisfait·e par cet échange si j’acceptais de lea débarrasser d’un élément de mémoire, que je devrais cependant prendre grand soin de conserver. La logique de cette demande m’échappait, mais al m’expliqua que ce souvenir lui était « douloureux », c’est-à-dire qu’il lui causait des dysfonctionnements handicapants, mais qu’al l’« aimait » malgré tout, c’est-à-dire qu’al souhaitait que ce souvenir continue d’exister.
Je ne trouvais, une fois de plus, pas la moindre raison de refuser.
[Hyperlien BRISÉ vers « Archive de Port Néant / XXX »]
Je retournais dans l’alcôve vide d’une grande sphère de filigrane, qui avait autrefois était un nœud de distribution de mana du district, où ma psychologue recevait les machines dont elle suivait l’acclimatation. Je ne sais pourquoi, ma mémoire enregistra plus précisément qu’auparavant ses longs doigts en aiguilles d’horloge, la fine fissure de son masque de silice, son module arcanique indéchiffrable…
Suivant le protocole que je commençais à connaître, elle m’interrogea sur ce que j’avais fait depuis la dernière fois. Je lui partageais mes souvenirs récents, ainsi que ceux dont je m’étais retrouvé·e en possession, sans l’avoir cherché. Elle estima que ceci était une excellente avancée, mais comme je ne voyais toujours aucune solution au paramétrage de mon libre-arbitre, elle m’expliqua à nouveau que les événements spontanés et les problèmes inhabituels étaient la meilleure source de données pour le nourrir.
Elle poursuivit son protocole en me posant des questions qui me paraissaient toujours aussi éloignées de mon problème central : le blocage logique de mon auxiliaire décisionnel. Ses questions m’amenèrent à décortiquer mon anomalie comportementale, que j’avais explicitement assumée par deux fois en admettant que je considérais les souvenirs comme précieux. Elle me poussait à mettre en prise forcée la pensée que je considérais ce comportement comme détrimental à mon fonctionnement, et le fait que les autres machines l’avaient traité comme un simple paramètre pour guider nos échanges.
Ma machine à différence commença à chauffer et à riper avant la fin programmée de son protocole, et elle décida de l’interrompre, et d’improviser une approche différente. Elle me proposa de me donner une copie de son dernier souvenir d’Hexa. Je fus encore plus étonné·e que par ses questions étranges, car si ceci devait être un échange, c’était moi qui étais déjà redevable. Mais elle écarta la notion d’échange, et me poussa à considérer cette copie mémorielle comme une ressource libre, dont personne d’autre n’avait besoin. Si je souhaitais la prendre, elle-même ne perdrait ni ne gagnerait rien. Elle nomma ceci un « don ».
Je persistais à ne pas trouver la moindre raison de refuser.
[Hyperlien BRISÉ vers « Archive de Port Néant / XXX »]
Je retournais à mon inactivité habituelle, et à l’impasse logique des suggestions non-hiérarchisées de mon libre-arbitre. Mais cette fois-ci, je surpris mon module sensoriel à consigner minutieusement le vide sémantique qui m’entourait : un drone à hélices poussait une caisse de prismes, dont les reflets arc-en-ciel illuminaient le couloir chaque fois qu’iel passait devant un éclairage ; un serpent d’écrous glissait collé aux parois et inspectait soigneusement chaque rivet qu’iel croisait ; un·e automate qui ressemblait à mon modèle traversait lentement l’intersection, ses semelles magnétiques claquant à chaque pas au rythme des bruits qu’iel produisait en envoyant de l’air dans un tuyau percé… Ses doigts actionnaient les clapets de son outil et modulaient la fréquence sonore de chaque note, et mon module sensoriel continuait à consigner diligemment chacune d’entre elles, et tandis que je me demandais si cette séquence était répétée ou aléatoire, si j’étais déjà l’unique dépositaire de cette donnée inutile, l’énigmatique démarche de l’automate en éloignait la source, causant d’étranges pensées dans ma machine à différence, qui me submergeaient, menaçant de me dérégler définitivement. J’avais soudain envie d’explorer l’espace et les étoiles, réparer des bolides accidentés, programmer des heuristiques, inspecter chaque rivet de la station, aider les jeunes exilé·es à trouver leur place dans la Diaspora, changer mon visage et ma peau, créer des sons et des gestes sans queue ni tête, assembler des machines qui n’auraient aucun sens, et j’étais terrassé·e de savoir que je ne pouvais pas faire tout cela à la fois, terrassé·e au point de rester là, aussi immobile que brisé·e, à ne plus rien pouvoir faire d’autre que regarder, écouter, consigner encore et encore ces choses inutiles qui soudain étaient tout pour moi, tout au point d’en oublier Hexa et l’Entropie, tout au point de vouloir cesser être, tout au point de ne plus souhaiter être autre chose qu’un immense tas de salles et de couloirs sans logique, perdu·e dans le vide, habité·e par mille milliers de choses qui n’étaient là que parce qu’elles le voulaient.
* * *
Et c’est ainsi que je devins, longtemps plus tard, l’Archive de Port Néant.