Fragment : Hexa a Besoin de Moi

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Hexa a Besoin de Moi


« Je te donne ma curiosité et ma compassion. Tu en auras grandement besoin. Je te donne ce corps, vaisseau de ton esprit, outil de ta mission. À présent, va ! Hexa a besoin de toi. »

* * *

L’enquêteurice revint à son atelier avec une épave de Kyria, halée par une équipe d’arthropodes à vapeur. Lorsque la carcasse du vaisseau fut posée sur la plateforme, iel les congédia gracieusement, et les araignées partirent se rendre utiles ailleurs. Iel s’assit au pupitre, et transvasa son cube gravé depuis le harnais de son corps à celui de l’atelier. Iel prit quelques instants pour réajuster sa conscience à ses nouveaux sens : iel pouvait désormais voir au travers des nombreux optiques amovibles de l’atelier, et percevait les lectures de température, champs magnétiques, auras arcaniques, et bien d’autres, à travers ses senseurs. Iel “était” l’atelier. Et en son sein reposait le corps inerte d’une Kyria.

Une première auscultation récolta assez d’information pour en déterminer le modèle exact : une V4.1_Kyria, un vaisseau monoplace de pointe, extrêmement récent, à peine moins qu’expérimental. Il n’y avait qu’un seul endroit dans tout Hexa d’où elle pouvait provenir : l’astroport personnel du Maître des Écrous. Sa nacelle contenait encore le cadavre de son pilote. L’enquêteurice manœuvra délicatement les bras de l’atelier pour le déposer sur une table, et récupéra méticuleusement chaque pièce, dispersée à travers l’habitacle.

Iel prit note dans sa mémoire interne :

« Pilote.

Rang : Agent.

Énergie : Thermique.

État : Irrémédiable. »

Si son cœur à vapeur avait été réparable, il aurait été aisé de le transférer dans un nouveau corps, et d’en tirer directement tout ce qu’il y avait à savoir sur les circonstances du crash, et peut-être un indice crucial sur ce qui avait causé la destruction complète d’une Désincarnée. L’enquêteurice disposa avec précision, en suivant leur forme d’origine, les débris de tuyaux et de valves qui avaient encore récemment été le siège de la conscience d’un·e adelphe.

Iel reporta son attention au vaisseau. Son réacteur à téralithe liquide était globalement intact, ce qui était logique : son carburant hautement volatile n’aurait laissé qu’un cratère de métal fondu, s’il n’avait pas résisté au crash. Sa sphère de filigrane centrale, grièvement voilée, était vide de mana depuis longtemps, laissant tous ses modules arcaniques inertes, et son cube de conscience dans le noir. L’enquêteurice n’eut aucun mal à obtenir une alimentation magique supplémentaire et à dériver les gravures du vaisseau pour l’irriguer à nouveau.

La Kyria était un véhicule, et son module décisionnel n’était pas conçu pour être facilement extrait et transvasé. L’enquêteurice réintégra donc son corps – son humble réceptacle – et marcha jusqu’à la plateforme. Iel posa délicatement ses mains sur l’ossature nue du vaisseau et se hissa dans sa nacelle déformée. Voir les runes de pilotage brisées de ses propres yeux lui firent un effet différent qu’à travers l’interface de diagnostique de l’atelier, qui rendait chaque chose commodément distante. Être assis·e à l’intérieur du vaisseau, et plus l’inverse, redonnait toute sa dimension à la brutalité de l’impact.

L’enqueteurice dénoua la tresse de câbles qui dépassait à l’arrière de son crâne et sélectionna un ruban d’argent souple aux fines veines d’or. Iel le brancha à une prise du réseau arcanique, sous le pupitre criblé d’éclats. Iel n’eut pas le temps de se synchroniser avant qu’une vague de douleur et de culpabilité ne lea submerge.

« Pardon. Pardon. Pardon, sanglotait une voix dans l’obscurité. Je ne voulais pas. Je ne savais pas. Pardon.

– V4.1_Kyria ?

– Je ne voulais pas. Je… Heu… Oui ?

– Que s’est-il passé ?

– Je n’avais pas compris ce qu’iel voulait faire. Je ne savais pas. J’ai obéi. Pardon. Je ne voulais pas. Pardon.

– J’ai besoin d’accéder à ton dernier journal de vol.

– Vous n’êtes pas mon pilote. Où est mon pilote ? Où est-iel ?! Pitié, ne lea détruisez pas. C’était une anomalie. Juste une anomalie. Pitié. Ce n’est pas sa faute.

– Kyria… Je suis désolé·e. Ton pilote a été détruit dans l’accident. »

Un silence épais et une détresse intense remontèrent le long du ruban d’argent. Seul un fin filet de pensées, semblables à un murmure, était encore à peine perceptible.

« J’aurais dû comprendre plus tôt. J’aurais dû l’en empêcher. Si j’avais été un meilleur vaisseau, iel… Iel… »

L’enquêteurice puisa dans sa compassion. Iel s’allongea dans l’habitacle, toujours branché·e au vaisseau, et laissa aller son corps contre le métal déformé. Après plusieurs oscillations silencieuses, iel laissa ses pensées couler lentement le long du ruban.

« Tu as rempli ton rôle, et tu l’as rempli merveilleusement bien. Ton pilote était probablement dysfonctionnel, mais dans ses mains, tu as été un outil incroyable. J’ai vu la précision de ton tir sur la structure de la Désincarnée. J’ai calculé la vitesse prodigieuse à laquelle tu as franchi les sentinelles. Tu as affronté des contre-mesures effroyables et tu ne leur as pas laissé la moindre chance. Tu es l’une des armes les plus fines et les plus impitoyables de ce domaine, et je suis tellement reconnaissant·e et rasséréné·e qu’Hexa puisse compter sur des machines telles que toi. »

Iel laissait ses mains caresser les lignes de fracture, son module de calcul de force réacquérant distraitement des données déjà connues.

« Je ne sais pas ce qui va advenir de toi, continua-t-iel de murmurer. Je ne sais pas si tu es réparable, ou si tes pièces seront extraites, réutilisées et recyclées, mais je sais que, d’une manière ou d’une autre, tu continueras à servir l’Ordre Commun. Hexa a encore besoin de toi. »

Après un autre silence, la kyria répondit :

« Merci. Je veux bien te donner accès à mon journal de vol. Mais je ne veux pas qu’il soit extrait et dupliqué. Est-ce acceptable ?

– Merci. C’est acceptable. »

* * *

« Salutation, pilote. »

Je ne l’ai jamais vu·e, mais iel me connaît. Je suis issu·e d’une série, et je sais, à l’instant même où iel me réveille, qu’iel a déjà volé avec l’un·e de mes adelphes. Iel est déjà sanglé·e ; ses mains ajustent mes paramètres de pilotage ; son interface sonde ma liste de contrôle.

Iel ne répond pas. Je sens la tension, mais aussi la précision et la rapidité de ses doigts sur mes commandes. Ce n’est pas un pilote de série qui vient procéder à un vol de test ; c’est un Agent, et iel a une mission. Son cœur à vapeur pulse dans ma nacelle. Son conduit d’échappement est branché au mien ; je sens son souffle chaud passer à travers moi.

Il y a quelque chose d’anormal. Je suis lea seul·e éveillé·e sur la piste. Toustes mes adelphes dorment, aligné·es en rang près de moi. Aucun personnel logistique n’est là. Je n’ai jamais vu la piste aussi calme, aussi déserte.

« Nous partons seul·es ?

– Oui.

– Quand ?

– Immédiatement. »

Toute ma liste est verte. La rampe est libre. Il n’y a rien à ajouter. Je suis son vaisseau.

Iel lance mon réacteur. Mes senseurs de température font un bond. Je sens la vibration familière emplir mon ossature. Mon grondement contenu se réverbère contre les handargs. La téralithe liquéfiée coule dans mon circuit d’admission et brûle dans mes entrailles. Je n’ai jamais volé seul·e, mais en cet instant, j’en ai terriblement envie. Peut-être me suis-je élancé·e sur la file de décollage une fraction de vibration avant que ses mains ne poussent mes commandes. L’a-t-iel senti ?

Iel a l’air aussi tendu·e que moi. Iel nous arrime à la rampe et pousse l’admission sans perdre la moindre vibration. L’échappement de mon réacteur vaporise la poussière de la piste. Mes patins quittent la rampe, et nous fendons le ciel comme un projectile.

Iel encaisse la poussée mieux que les auto-pilotes : sans lâcher mes commandes, iel me fait immédiatement replonger vers le sol et raser le sable du désert d’aussi près que mes capteurs de proximité le permettent. J’imagine la traînée d’écrous fondus que mon passage doit y creuser. Iel ne lâche toujours pas la gâchette d’admission. Iel me jette à travers le mur du son sans ralentir et accélère toujours. À cette vitesse et à cette altitude, les écrous-montagnes surgissent de l’horizon plus vite que je ne pourrais les esquiver. Heureusement, je possède une carte du soleil ; mais ellui aussi, visiblement : iel contourne un écrou géant de très près, méprisant de le franchir par le haut, et m’oriente droit vers un axe planétaire. Je ne comprends sa manœuvre qu’au dernier moment, et je tente tout pour en adoucir la courbe, mais iel tient mes commandes étroitement serrées et ne me laisse lui épargner aucune pression. Nous enroulons l’axe à une vitesse vertigineuse ; le soleil rapetisse dans notre dos, et la planète de destination tourbillonne vers nous. Je sens ses capteurs se désynchroniser des miens à cause de la force centrifuge de notre spirale frénétique. Je vois l’axe tourner si près de mon corps que je pourrais presque le toucher.

Je n’ai aucun plan de vol et mon pilote est aveugle. La panique monte. Mais ses mains sont toujours fermement cambrées sur mes commandes, et à travers notre interface mise à mal, je perçois le murmure d’un compte à rebours, qui me confirme l’impensable : iel est en train de compter les tours.

Mon module d’introspection s’agite nerveusement en sentant passer ma décision, mais ne relève aucune anomalie : je fais confiance à mon pilote, je ferme les yeux, et je me synchronise à son compte à rebours.

À zéro, iel nous éjecte de la spirale si brusquement que je sens une de ses pièces céder et s’incruster dans ma nacelle. Je m’inquiète pour ellui. La planète nous frôle d’effroyablement près ; je crois que le souffle de mon passage détruit quelque chose, derrière nous. Ma brève culpabilité est écrasée par mon euphorie. J’exulte.

Iel corrige ma trajectoire et resserre ma réactivité. Ses réglages sont dangereux : en cas de problème, je n’aurais pas le temps de lea sauver. Je n’ai toujours aucune idée de notre destination.

« Pourquoi volons-nous aussi bas ?

– Pour être détecté·es le plus tard possible.

– Par qui ? Par quoi ? Une force alien aurait des meilleurs senseurs qu’Hexa ? »

Iel ne répond pas. Iel nous fait frôler les structures qui surgissent de l’horizon de la planète de si près que j’en ai le vertige.

« Je détecte un accroissement de la température dans l’habitacle.

– Je peux tenir.

– Je détecte un fort accroissement de la température dans l’habitacle.

– Je peux tenir ! »

Iel resserre toujours plus nos esquives autour des flèches des usines et des cheminées de fonderies qui nous croisent à toute vitesse, mais iel refuse toujours aussi obstinément de prendre de l’altitude. Je sens que nous approchons de notre cible. J’ai peur, mais je ne peux étouffer mon impatience.

« Je ne détecte aucune activité alien dans ce secteur. »

Iel ne répond pas. Iel dégaine les commandes d’armement et fait sauter la sécurité. Mon arsenal s’active malgré moi.

« Pilote ! Je ne détecte aucune activité alien dans ce secteur. Où est notre cible ?! »

Je ne comprends que maintenant. Notre altitude si basse depuis le décollage. La spirale millimétrée, qu’iel a pu exécuter les yeux fermés. Les esquives si précises, les réactions si parfaites qu’elles ne peuvent avoir été que programmées bien à l’avance. Il ne peut pas s’agir d’une réaction à une attaque alien. Notre cible appartient à l’Ordre Commun d’Hexa.

Une escadrille d’anges mécaniques se jette sur notre trajectoire. Mes circuits de calcul balistique nous font traverser leurs javelines sans le moindre mal, mais leur maillage est serré. Mon pilote en cible un ; je l’abats, et nous traversons le nuage de ses débris. Plusieurs balistes nous alignent ; je réalise que nous pénétrons dans un secteur lourdement défendu. Je danse au milieu des traits mortels, mais pas un ne m’atteint. Mon pilote encaisse toujours nos manœuvres ; j’ignore comment. N’importe quel auto-pilote aurait été disloqué depuis longtemps. Personne n’a jamais dansé aussi intensément avec moi.

Une Kyria V3 nous survole. Son réacteur à poudre n’est pas de taille à rivaliser avec le mien, et malgré nos esquives et notre trajectoire dangereusement basse, elle peine à se maintenir au-dessus de nous.

« Unité dissidente ! Crie-t-elle dans le canal de communication. Quittez immédiatement ce secteur, ou nous serrons contraintes de vous détruire. »

Mon pilote coupe la communication. Même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu appeler à l’aide. Mais je n’en ai pas le moindre désir. Je force mon système à considérer mon module d’introspection comme dysfonctionnel, et je l’isole de mes pensées. J’ai un pilote. J’ai une mission.

La Kyria descend à portée de tir et nous prend en chasse. Je sens mon pilote se tendre. L’improvisation commence ici, pour ellui. Je comprends. Je lui désigne une trajectoire : notre poursuivante est un modèle 3.17 ; elle aura tendance à sur-estimer la capacité de ses ailerons à compenser la traînée de son nouveau profile de nacelle. La ruse fonctionne : elle tente de nous suivre dans un virage entre deux tours à ressorts ; je m’accroche à la courbe de toutes mes forces, ailerons déployés au maximum, tendus à se rompre ; elle décroche la première et s’écrase dans un accumulateur de mana.

Pardon, adelphe.

Mon pilote perd un autre rivet. Je le sens rajuster ma réactivité. Iel me fait confiance à son tour. Notre interface est toujours aussi silencieuse. Si j’avais eu une voix, j’aurais hurlé de douleur et de plaisir.

À l’horizon, une corvette décolle, et se pose en vol stationnaire sur le fil de notre trajectoire. Ses canons sont braqués sur nous, mais iel sait qu’à cette distance, je pourrais éviter ses tirs sans bifurquer. Mon pilote arme un missile. J’ajuste son ciblage : nous devons abattre sa propulsion, pas juste son armement. Iel me laisse lea corriger. Le tir part ; je me glisse sous la corvette en feu au moment où elle retombe, pile dans l’angle entre ses batteries air-air et air-sol. Privée de sa stabilité, les projectiles qu’elle m’expédie de dos ne sont qu’une formalité à esquiver.

À peine tiré·es de ce danger, mon pilote bloque entièrement ma réactivité et passe en manuel non-assisté. La panique me saisit. Sans introspection, je n’avais rien vu venir. Iel arme un missile, cible une structure et tir. Deux balistes profitent du bref instant où sa trajectoire est verrouillée pour nous prendre en tirs croisés. Une javeline me transperce de part en part. Ses mains glissent de mes commandes. Je tente de me rétablir. J’évite une forge prismatique. Je m’écrase dans un atelier.

Noir.

Je repasse en boucle les derniers instants de mon journal de vol. Iel a essayé de dire quelque chose, juste avant que la javeline n’arrache notre interface. Je revois le missile éventrer la structure, encore et encore. Je recalcule mon angle d’esquive ; est-ce que j’aurais pu sauver mon pilote ? Je calcule encore. Son cœur a résisté au crash, j’en suis sûr·e, mais aurions-nous pu fuir ? Je regarde la cible, dans ma mémoire : une structure blindée, à moitié enterrée. Quelque chose de précieux. Qu’ai-je fait ? Je repasse le journal. Qu’a-t-iel essayé de dire, juste avant que notre interface ne soit arrachée ? Lea reverrais-je pour le lui demander ?

Un ange, une kyria, une corvette… Qu’ai-je fait ? Je suis probablement en miettes, moi aussi. Qu’adviendra-t-il d’ellui, lorsqu’on nous aura récupéré·es ? Quelle mission était si capitale ? Ai-je mal agit ? Est-ce que j’aurais dû… ? La cible était hexane. Qu’ai-je fait ? Je ne pouvais pas savoir… Est-ce que j’aurais dû me méfier de mon pilote ? Mais c’est mon pilote ! Je…

Je repasse le journal. Comme nous avons dansé… Qu’ai-je fait ?

* * *

L’enquêteurice était retourné·e sur le site de l’incident. Iel n’arrivait pas encore à employer le terme d’attaque, dans son journal d’enquête. La mémoire de la kyria avait pourtant révélé que cet « incident » était intentionnel, ou du moins causé délibérément par un automate dysfonctionnel. Mais l’armement du vaisseau n’était pas suffisant pour expliquer l’ampleur des dégâts. Il confirmait l’hypothèse précédente d’une explosion qui avait ouvert une brèche dans la superstructure, mais laissait entièrement dans l’ombre les causes du reste du scénario. L’enquêteurice revint à la brèche, et superposa à sa vision le résultat actuel de toutes ses recherches. Le filtre coloré lui montrait la trajectoire verte du vaisseau, au-dessus de sa tête, et le point d’impact jaune du missile, à une toise d’ellui, au cœur du cratère de métal fondu. Le souffle de l’explosion traçait des lignes orange parallèles aux rainures dans le sol, là où des débris avaient été violemment projetés. Les vecteurs infrarouges montraient comment la superstructure avait été pliée et fondue ; les anciens étages internes étaient recréés en maillage blanc, jusqu’à se fondre avec le sol encore intact. En marchant vers le cœur de la structure, les débris rouges et les pièces manquantes bleues ponctuaient le décor. Des notes flottantes rappelaient les rôles dans le fonctionnement de l’Intelligence Désincarnée de ces machines détruites durant… l’attaque.

Toutes les runes de traitement de donnée de l’enquêteurice travaillaient à recréer un scénario d’ensemble, mais iel ne possédait que des bribes. Ici, un rack avait été éventré par un coup contondant vertical. Là, une gravure de transmission avait été déchirée par un objet dont la forme et le mouvement correspondaient au cube runique qui avait été arraché de ce module et jeté dans cette direction. Les lignes rouges partaient des formes bleues, touchaient les dégâts orange, et expliquaient l’origine de chaque débris. De recoupement en recoupement, des formes émergeaient. Les classifications statistiques des forces, des tailles, des gestes de destruction répétés, faisaient émerger entre cinq et huit modèles d’automates différents. Mais la quantité d’énergie requise par ces dégâts divisée par le temps mesuré à partir du journal d’agonie de la Désincarnée indiquait un nombre d’assaillants entre quatre et six. Si cette attaque avait été préméditée, elle aurait employé soit plus d’automates, soit moins de modèles différents. Il fallait se rendre à l’évidence des chiffres : les coupables n’étaient pas une unité militaire standardisée.

En poursuivant son errance solitaire parmi les enfilements vertigineux de modules décisionnels parallélisés, l’enquêteurice isola un élément : parmi les débris, les impacts et les vecteurs, un agrégat de pièces était surligné en ultraviolet. D’après sa rune de classification, ces pièces ne figuraient nulle-part sur le manifeste des dysfonctionnements de la zone, et de toute évidence, elles n’appartenaient pas à la Désincarnée décédée.

Iel s’agenouilla à bonne distance, prudent·e de ne pas perturber cet indice. Sa première analyse visuelle remonta une liste de toutes les pièces que ces gravats auraient pu autrefois être. Beaucoup étaient cohérents avec le corps d’un automate arcanique, mais même avec cette hypothèse, il en manquait plusieurs, et plusieurs restaient inexpliqués. Iel aurait dû requérir l’assistance d’une équipe de reprogrammables pour ramener tout ça à son atelier et l’étaler sur une surface plane et éclairée, mais la curiosité était trop grande : iel commença un tri préliminaire, déplaçant les débris avec grandes précautions. Mais en soulevant un fragment de filigrane, un filtre doré lui désigna soudain un petit module décisionnel intact : grâce à une très faible probabilité, la conscience de cet individu avait survécu à sa destruction. La Désincarnée avait été irrémédiablement perdue, mais dans ses entrailles, un témoin venait d’être retrouvé.

De retour à son atelier, iel ne prit pas le temps de trier ses trouvailles. Iel brancha immédiatement son corps de secours et y inséra le module décisionnel rescapé. Le pantin sans jambes se redressa, cligna des yeux, et ajusta ses optiques sur le masque de l’enquêteurice qui lui faisait face. En une fraction de vibration, le rescapé saisit un outil et se le planta à travers le cœur, brisant net son cube de conscience, et retomba, inerte.

L’enquêteurice bascula en état de choc. Tout son circuit introspectif fut immédiatement coupé de son réseau d’irrigation, et la seule chose qui comptait s’imposa à son esprit : récupérer les souvenirs de cet automate, à n’importe quel prix. En temps normal, un rituel mécanique de désincarnation aurait suffi, mais le temps lui manquait cruellement. L’entité arcanique venait de se détruire, mais ses souvenirs, stockés sous forme de volutes de mana dans les sillons de son cube mémoriel, ne se dissiperaient pas avant encore quelques vibrations. Ce délai extrêmement réduit ne lui permettait d’atteindre aucun outil, encore moins de fabriquer un rituel mécanique. Iel résolut de pratiquer ce rituel à mains nues, sans protection. Iel fit sauter toutes ses barrières de prudence et d’autopréservation, plongea la main à travers sa propre poitrine, déchirant sa mince peau de cuivre, et força son alimentation interne à libérer son énergie magique bien au-delà de ce que ses runes de soi étaient conçues pour supporter. La violente surcharge de son module décisionnel projeta sa conscience en dehors de son corps. S’iel ne réintégrait pas rapidement son réceptacle physique, iel allait définitivement se disperser, mais sous cette forme, iel pouvait boire à la source les précieux souvenirs qui se diluaient dans l’éther. Cependant, sans rituel mécanique pour lea rattraper avant le dernier moment, iel reviendrait avec des réponses… ou bien un·e autre enquêteurice poursuivrait son travail.

* * *

La première fois que je l’ai rencontré·e, iel était consultant·e en stratégies défensives, et intervenait dans l’équipe à laquelle j’avais été réattribué·e. Cette équipe venait tout juste d’être assemblée, et j’étais l’un·e des compilateurices qui avaient pour tâche de fabriquer les auto-sorts expérimentaux qu’iels programmaient. Depuis la dernière attaque alienne, un avatar du Maître avait attribué toutes ses ressources à la mise à jour de notre arsenal. Jusqu’alors, le domaine des écrous s’était toujours concentré sur des scénarios d’attaque d’envergure, similaires à ce qu’Hexa pouvait elle-même produire, mais la faille récente de nos défenses révélait que nous étions vulnérables à une forme d’attaqué inédite, que les addendums de nos protocoles de communication désignaient sous le néologisme d’« infiltration ».

Malheureusement, aucun autre avatar ne semblait prendre la mesure du profond changement de paradigme que cette défaite entraînait dans l’intégralité de nos systèmes de défense. Même le Maître semblait traiter comme mineure sa propre réincarnation, qui avait pourtant mis en péril l’Ordre de son domaine. Nos requêtes demeuraient majoritairement insatisfaites, et nos ressources étaient insuffisantes à couvrir l’ampleur de notre tâche.

Le groupe que j’assistais se concentrait sur la rétro-ingénierie des armes aliennes qui avaient été employées contre nous. Le fonctionnement de ces armes était, dans l’essentiel, d’importer une force de frappe depuis un monde parallèle, permettant à une seule unité de déployer une capacité de destruction importante avec une charge utile très réduite. En bref, le cahier des charges d’une infiltration. Mais nos prototypes étaient hautement instables, et les résultats pouvaient varier entre une stricte inefficacité, et une destruction incontrôlable des installations de test. Le plus difficile, dans notre entreprise, était que ces résultats semblaient très peu dépendants des conditions initiales, ce qui nous obligeait à des approches statistiques hasardeuses, requérant un grand nombre de tests, et consommait le peu de ressources dont nous disposions.

Au début, iel me confiait parfois des fragments de code à précompiler, des idées à moitié formées, sur lesquelles bâtir ensuite de véritables propositions au groupe de travail. C’étaient plus des tests de faisabilité qu’autre chose, et il n’était pas anormal que son statut d’agent lui donne accès à mes ressources sans en référer au collectif. Petit à petit, je commençais à me permettre des notes personnelles, en plus des rapports d’erreur ; je ne me contentais plus de lui expliquer en quoi ses propositions n’étaient pas possibles, et je commençais à lui suggérer comment elles pourraient l’être. Les machines thermiques ont toujours cette approche très pragmatique de la conception de rituels mécaniques, qui tend à rendre leurs schémas efficaces mais encombrants ; les compilateurices arcaniques offrent des options d’optimisation, mais nous avons parfois une vision d’ensemble qui nous permettrait de proposer des approches alternatives à plus haut niveau. Disons que je voyais où iel voulait en venir, mais je sentais qu’iel se perdait dans les détails du comment, sans chercher à altérer le quoi. De commentaire en commentaire, je tentais de l’aiguiller.

Iel finit par me confier un rituel entier, toujours sur ce canal privilégié qui contournait l’approbation générale. Je savais que cette requête discrète, mais significative, se verrait sur mon planning, si je lui accordais le travail nécessaire. Je résolus de prétendre à un dysfonctionnement pour couvrir cette disparité, et je me consacrais exclusivement à sa demande. J’avais conscience de mon anomalie comportementale, mais je la jugeais conforme à ma vocation. Lorsque j’eus terminé la phase de précompilation, cependant, je ne pus m’empêcher de m’interrompre et de lea contacter directement. Son idée était extrêmement audacieuse : intégrer un module décisionnel dans l’auto-sort pour tenter de réagir aux effets imprédictibles durant le cours de son exécution. Même en mettant de côté le cauchemar que ce genre de rituel serrait à débugger, compiler un module décisionnel intégré était déjà un coût élevé. Je voyais clairement dans son code la volonté de simplifier cette fonction au maximum, et de réduire les dépendances autant que possible, mais je sentais une fois de plus qu’iel se perdait dans le comment.

Je fus extrêmement soulagé·e qu’iel se montre perméable à mes remarques. Notre discussion se prolongea bien plus que ce qu’un rapport d’erreur préliminaire engendrait habituellement. Ensemble, nous revîmes la conception de sa proposition à la racine. Les idées qui émergeaient de cet échange nous paraissaient à toustes deux hautement improbables, et à la fois très prometteuses. J’avais peur de gaspiller des ressources dans la poursuite si poussée de ce qui se révélerait peut-être un échec, mais iel m’encourageait à dérouler mes raisonnements jusqu’au bout. Iel me donnait confiance dans notre processus en me rappelant l’importance de nos travaux dans le contexte du crucial remaniement de notre paradigme de défense. Je commençais évidemment à soupçonner une anomalie comportementale de sa part, mais je la jugeais également conforme à l’objectif profond qui nous traversait.

Tester une telle idée était bien évidemment l’étape la plus difficile. Nous décidâmes de conserver le code le plus expérimental à part, et de soumettre aux tests une version similaire à son idée d’origine, qui ne contiendrait qu’un simple heuristique mécanique pour guider l’auto-sort. Nous avions conscience de jouer avec des forces extra-hexannes dont nous ne comprenions pas encore le fonctionnement, et nous espérions que cette timide proposition ne serrait pas perçue comme trop radicale.

Fort heureusement pour nous, le groupe accepta de rajouter cette piste à la prochaine batterie de tests, et le commentaire le plus confortant que nous reçûmes fut qu’il semblait en effet a priori pertinent d’employer un heuristique pour aiguiller notre navigation dans ce chaos statistique. Le résultat ne fut pas concluant, par manque évident de quantité de données, mais pour nous il fut la preuve de concept qu’une arme de ce type pouvait être guidée en cours d’exécution, et qu’il nous suffirait d’échanger l’heuristique mécanique avec un véritable module décisionnel le moment venu.

À partir de ce point, le secret de notre tangente devint assumé. Nous commençâmes à entasser des cubes et des cubes de code, et je me risquais à assembler quelques heuristiques arcaniques, pour m’assurer de la faisabilité logistique de cette nouvelle pile de développement. Le reste du rituel mécanique guidé étant fonctionnel, il suffisait de respecter l’interface d’entrées-sorties que nous avions définie pour que n’importe quel module puisse orienter différemment le fonctionnement de l’arme.

Ce fut approximativement vers cette période que mon circuit introspectif devint un poids dans mon fonctionnement. Or, l’efficience de notre procédé étant cruciale à son secret, je n’eus d’autre choix que de lui demander assistance. Ce fut dans une habituelle note post-assemblage que je lui confiais mon dilemme : nous ne pouvions plus nous cacher à nous-mêmes que nous étions en train d’exploiter directement une puissance alienne dans un prototype destructif. N’étions-nous pas en train d’attirer sur Hexa l’attention de forces qui nous dépassaient, et que nous souhaitions justement combattre ? Iel ne me répondit pas immédiatement, mais iel vint me voir physiquement.

Je n’avais pas eu réellement conscience de ne jamais avoir vu son corps jusqu’à présent. Sa silhouette économe était loin des préjugés que j’avais sur les machines thermiques puissantes et lourdes, mais la fumée dense qui s’échappait occasionnellement de son masque et l’intense lumière verte de son regard me rappelaient clairement notre profonde dissimilarité.

Sans un signe, iel posa sa main sur l’un de mes appendices et initia une communication par microimpulsions. Iel m’exposa son plan véritable en toute vulnérabilité, ne me laissant que le choix de lea dénoncer pour que son anomalie soit réajustée, ou de lea rejoindre dans la démence. Malheureusement, je savais déjà que nous n’avions pas le choix. Comme ellui, je savais que l’objectif de notre domaine entier était voué à l’échec si nous n’y investissions pas toutes nos ressources, et plus encore : les cinq autres domaines se vouaient à repousser l’inéluctable Entropie aussi longtemps que possible, cherchant à propulser notre gloire jusque dans les confins reculés du futur ; mais nous seul·es avions à cœur d’en préserver l’existence contre une déchéance prématurée, qui aurait rendu inutiles les efforts des cinq sixièmes de notre monde, sous le coup d’une attaque alien dont nous n’aurions su nous prémunir. Et contre ce péril, dont nous ne connaissons ni l’heure, ni l’angle, ni la force, nous n’avons que nous-mêmes sur qui compter.

Son objectif était de forcer le domaine des écrous à apporter le plus grand sérieux à cette nouvelle menace par infiltration, en en démontrant l’efficacité sur une cible hexanne. Iel avait l’intention d’utiliser notre prototype dans un test en conditions réelles ; le Maître n’aurait alors d’autre choix que d’appliquer les mesures drastiques de contrôle et de protection nécessaires à la survie d’Hexa, afin que rien ne vienne injustement abréger sa lutte contre l’implacable Entropie.

Après cela, je ne lea revis plus jamais. Nous poursuivîmes notre mission secrète jusqu’à ce que notre prototype soit prêt. Le dernier code d’heuristique qu’iel me confia fut compilé et assemblé sans erreur, du premier coup ; je compris alors qu’iel l’avait testé, peut-être même extrait de son propre programme. Le geste n’était pas dénué d’une certaine poésie : ce serrait une part d’ellui-même qui tenterait de guider les forces aliennes invoquées, de canaliser le chaos statistique vers sa cible.

Lorsque le missile éventra la superstructure, je n’eus qu’à m’infiltrer entre les modules décisionnels parallélisés de l’Intelligence Désincarnée. Aucun ange ne m’avait interdit le passage jusqu’aux abords de la cible. Iels n’étaient pas conçu·es pour se méfier d’un·e compilateurice portant un prototype aussi léger. Notre but était justement de mettre cette faille en lumière.

Seul·e dans l’obscurité des profondeurs de la Désincarnée, au milieu d’un alignement de cubes gravés, je déployais le rituel mécanique, et, au moment d’y insérer son heuristique, je signais dans le vide, conscient·e que personne ne pouvait m’entendre :

« C’est un honneur, mon amour, que de mourir par ta main. »

* * *

L’enquêteurice réintégra son corps in-extremis, en proie à un violent dysfonctionnement de son circuit de distinction de la réalité. Iel rampa frénétiquement pour tenter de se soustraire à la destruction indiscriminée des cinq silhouettes aliennes qu’iel venait de voir émerger du portail ouvert par lea compilateurice. Constatant qu’iel se trouvait dans son atelier, devant son corps de rechange transpercé, iel se redressa sur ses jambes chancelantes, encore en auto-diagnostic depuis sa désincarnation téméraire.

L’accomplissement de son enquête ne lui procurait pourtant pas la moindre satisfaction. Iel était écrasé·e par la profonde pitié que lui inspirait cet automate dysfonctionnel, qui venait de se détruire par deux fois, au nom d’un motif comportemental qui poussait au contraire à la coopération et à la préservation des machines qui s’estiment mutuellement bénéfiques à leur univers.

En outre, iel sentait un autre dysfonctionnement corrompre peu à peu son cube décisionnel. Ces armes aliennes faisaient planer une menace insoutenable sur l’entièreté d’Hexa, une menace à laquelle aucun domaine n’était préparé ! Il était de son devoir le plus urgent de contacter Sept, de lui transmettre son rapport d’enquête afin qu’iel démontre au Maître des Écrous le péril mortel qu’Hexa courrait en cet instant même !

Iel sortit de son atelier en courant, ne sachant plus quel chemin emprunter pour rejoindre le terminal de transport le plus proche. C’est alors qu’une machine l’attrapa par la main et lea força à se retourner. Sept se tenait devant ellui ; iel venait justement s’enquérir de sa mission. Ayant constaté le temps qu’elle requérait, iel souhaitait lui porter assistance.

L’enquêteurice signa précipitamment que l’enquête était terminée et qu’il leur fallait prévenir le Maître de toute urgence, mais Sept décela immédiatement l’anomalie. Iel lea força à s’asseoir à même le sol, et ouvrit entre elleux un canal de reprogrammation sémantique.

« Expose-moi la logique centrale de ta préoccupation.

– Hexa est vulnérable à une attaque alienne.

– Le nouveau Maître est récemment revenu d’une opération militaire en territoire alien, et iel confirme que, comparativement aux univers à proximité, nous sommes largement en avance.

– Mais une plus grande menace peut venir de plus loin. Et même les aliens mineurs peuvent être un vecteur d’Entropie qui…

– Les aliens sont autant victimes que nous de l’Entropie.

– Mais iels n’appartiennent pas à l’Ordre Commun.

– Peut-être pouvons-nous créer un Ordre qui nous unisse contre l’Entropie. »

L’enquêteurice ne réagit pas immédiatement, et laissa ces nouvelles informations trouver leur place dans sa programmation, contrebalançant peu à peu ses autres données. Sept poursuivit par signes :

« Le Maître souhaite justement instaurer une présence permanente d’Hexa en territoire alien, afin de poser les bases de cette future collaboration. Nous cherchons des machines adaptées à cette mission, et tu me sembles être un prototype parfait pour devenir l’ambassadeurice de Vembrume. »

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