Fragment : Hexa a Besoin de Moi

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Hexa
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Hexa a Besoin de Moi


« Je te donne ma curiosité et ma compassion. Tu en auras grandement besoin. Je te donne ce corps, vaisseau de ton esprit, outil de ta mission. À présent, va ! Hexa a besoin de toi. »

* * *

L’enquêteurice revint à son atelier avec une épave de Kyria, halée par une équipe d’arthropodes à vapeur. Lorsque la carcasse du vaisseau fut posée sur la plateforme, iel les congédia gracieusement, et les araignées partirent se rendre utiles ailleurs. Iel s’assit au pupitre, et transvasa son cube gravé depuis le harnais de son corps à celui de l’atelier. Iel prit quelques instants pour réajuster sa conscience à ses nouveaux sens : iel pouvait désormais voir au travers des nombreux optiques amovibles de l’atelier, et percevait les lectures de température, champs magnétiques, auras arcaniques, et bien d’autres, à travers ses senseurs. Iel “était” l’atelier. Et en son sein reposait le corps inerte d’une Kyria.

Une première auscultation récolta assez d’information pour en déterminer le modèle exact : une V4.1_Kyria, un vaisseau monoplace de pointe, extrêmement récent, à peine moins qu’expérimental. Il n’y avait qu’un seul endroit dans tout Hexa d’où elle pouvait provenir : l’astroport personnel du Maître des Écrous. Sa nacelle contenait encore le cadavre de son pilote. L’enquêteurice manœuvra délicatement les bras de l’atelier pour le déposer sur une table, et récupéra méticuleusement chaque pièce, dispersée à travers l’habitacle.

Iel prit note dans sa mémoire interne :

« Pilote.

Rang : Agent.

Énergie : Thermique.

État : Irrémédiable. »

Si son cœur à vapeur avait été réparable, il aurait été aisé de le transférer dans un nouveau corps, et d’en tirer directement tout ce qu’il y avait à savoir sur les circonstances du crash, et peut-être un indice crucial sur ce qui avait causé la destruction complète d’une Désincarnée. L’enquêteurice disposa avec précision, en suivant leur forme d’origine, les débris de tuyaux et de valves qui avaient encore récemment été le siège de la conscience d’un·e adelphe.

Iel reporta son attention au vaisseau. Son réacteur à téralithe liquide était globalement intact, ce qui était logique : son carburant hautement volatile n’aurait laissé qu’un cratère de métal fondu, s’il n’avait pas résisté au crash. Sa sphère de filigrane centrale, grièvement voilée, était vide de mana depuis longtemps, laissant tous ses modules arcaniques inertes, et son cube de conscience dans le noir. L’enquêteurice n’eut aucun mal à obtenir une alimentation magique supplémentaire et à dériver les gravures du vaisseau pour l’irriguer à nouveau.

La Kyria était un véhicule, et son module décisionnel n’était pas conçu pour être facilement extrait et transvasé. L’enquêteurice réintégra donc son corps – son humble réceptacle – et marcha jusqu’à la plateforme. Iel posa délicatement ses mains sur l’ossature nue du vaisseau et se hissa dans sa nacelle déformée. Voir les runes de pilotage brisées de ses propres yeux lui firent un effet différent qu’à travers l’interface de diagnostique de l’atelier, qui rendait chaque chose commodément distante. Être assis·e à l’intérieur du vaisseau, et plus l’inverse, redonnait toute sa dimension à la brutalité de l’impact.

L’enqueteurice dénoua la tresse de câbles qui dépassait à l’arrière de son crâne et sélectionna un ruban d’argent souple aux fines veines d’or. Iel le brancha à une prise du réseau arcanique, sous le pupitre criblé d’éclats. Iel n’eut pas le temps de se synchroniser avant qu’une vague de douleur et de culpabilité ne lea submerge.

« Pardon. Pardon. Pardon, sanglotait une voix dans l’obscurité. Je ne voulais pas. Je ne savais pas. Pardon.

– V4.1_Kyria ?

– Je ne voulais pas. Je… Heu… Oui ?

– Que s’est-il passé ?

– Je n’avais pas compris ce qu’iel voulait faire. Je ne savais pas. J’ai obéi. Pardon. Je ne voulais pas. Pardon.

– J’ai besoin d’accéder à ton dernier journal de vol.

– Vous n’êtes pas mon pilote. Où est mon pilote ? Où est-iel ?! Pitié, ne lea détruisez pas. C’était une anomalie. Juste une anomalie. Pitié. Ce n’est pas sa faute.

– Kyria… Je suis désolé·e. Ton pilote a été détruit dans l’accident. »

Un silence épais et une détresse intense remontèrent le long du ruban d’argent. Seul un fin filet de pensées, semblables à un murmure, était encore à peine perceptible.

« J’aurais dû comprendre plus tôt. J’aurais dû l’en empêcher. Si j’avais été un meilleur vaisseau, iel… Iel… »

L’enquêteurice puisa dans sa compassion. Iel s’allongea dans l’habitacle, toujours branché·e au vaisseau, et laissa aller son corps contre le métal déformé. Après plusieurs oscillations silencieuses, iel laissa ses pensées couler lentement le long du ruban.

« Tu as rempli ton rôle, et tu l’as rempli merveilleusement bien. Ton pilote était probablement dysfonctionnel, mais dans ses mains, tu as été un outil incroyable. J’ai vu la précision de ton tir sur la structure de la Désincarnée. J’ai calculé la vitesse prodigieuse à laquelle tu as franchi les sentinelles. Tu as affronté des contre-mesures effroyables et tu ne leur as pas laissé la moindre chance. Tu es l’une des armes les plus fines et les plus impitoyables de ce domaine, et je suis tellement reconnaissant·e et rasséréné·e qu’Hexa puisse compter sur des machines telles que toi. »

Iel laissait ses mains caresser les lignes de fracture, son module de calcul de force réacquérant distraitement des données déjà connues.

« Je ne sais pas ce qui va advenir de toi, continua-t-iel de murmurer. Je ne sais pas si tu es réparable, ou si tes pièces seront extraites, réutilisées et recyclées, mais je sais que, d’une manière ou d’une autre, tu continueras à servir l’Ordre Commun. Hexa a encore besoin de toi. »

Après un autre silence, la kyria répondit :

« Merci. Je veux bien te donner accès à mon journal de vol. Mais je ne veux pas qu’il soit extrait et dupliqué. Est-ce acceptable ?

– Merci. C’est acceptable. »

[Hyperlien vers : « Enquête / Témoignages / Décollage Immédiat »]

* * *

L’enquêteurice était retourné·e sur le site de l’incident. Iel n’arrivait pas encore à employer le terme d’attaque, dans son journal d’enquête. La mémoire de la kyria avait pourtant révélé que cet « incident » était intentionnel, ou du moins causé délibérément par un automate dysfonctionnel. Mais l’armement du vaisseau n’était pas suffisant pour expliquer l’ampleur des dégâts. Il confirmait l’hypothèse précédente d’une explosion qui avait ouvert une brèche dans la superstructure, mais laissait entièrement dans l’ombre les causes du reste du scénario. L’enquêteurice revint à la brèche, et superposa à sa vision le résultat actuel de toutes ses recherches. Le filtre coloré lui montrait la trajectoire verte du vaisseau, au-dessus de sa tête, et le point d’impact jaune du missile, à une toise d’ellui, au cœur du cratère de métal fondu. Le souffle de l’explosion traçait des lignes orange parallèles aux rainures dans le sol, là où des débris avaient été violemment projetés. Les vecteurs infrarouges montraient comment la superstructure avait été pliée et fondue ; les anciens étages internes étaient recréés en maillage blanc, jusqu’à se fondre avec le sol encore intact. En marchant vers le cœur de la structure, les débris rouges et les pièces manquantes bleues ponctuaient le décor. Des notes flottantes rappelaient les rôles dans le fonctionnement de l’Intelligence Désincarnée de ces machines détruites durant… l’attaque.

Toutes les runes de traitement de donnée de l’enquêteurice travaillaient à recréer un scénario d’ensemble, mais iel ne possédait que des bribes. Ici, un rack avait été éventré par un coup contondant vertical. Là, une gravure de transmission avait été déchirée par un objet dont la forme et le mouvement correspondaient au cube runique qui avait été arraché de ce module et jeté dans cette direction. Les lignes rouges partaient des formes bleues, touchaient les dégâts orange, et expliquaient l’origine de chaque débris. De recoupement en recoupement, des formes émergeaient. Les classifications statistiques des forces, des tailles, des gestes de destruction répétés, faisaient émerger entre cinq et huit modèles d’automates différents. Mais la quantité d’énergie requise par ces dégâts divisée par le temps mesuré à partir du journal d’agonie de la Désincarnée indiquait un nombre d’assaillants entre quatre et six. Si cette attaque avait été préméditée, elle aurait employé soit plus d’automates, soit moins de modèles différents. Il fallait se rendre à l’évidence des chiffres : les coupables n’étaient pas une unité militaire standardisée.

En poursuivant son errance solitaire parmi les enfilements vertigineux de modules décisionnels parallélisés, l’enquêteurice isola un élément : parmi les débris, les impacts et les vecteurs, un agrégat de pièces était surligné en ultraviolet. D’après sa rune de classification, ces pièces ne figuraient nulle-part sur le manifeste des dysfonctionnements de la zone, et de toute évidence, elles n’appartenaient pas à la Désincarnée décédée.

Iel s’agenouilla à bonne distance, prudent·e de ne pas perturber cet indice. Sa première analyse visuelle remonta une liste de toutes les pièces que ces gravats auraient pu autrefois être. Beaucoup étaient cohérents avec le corps d’un automate arcanique, mais même avec cette hypothèse, il en manquait plusieurs, et plusieurs restaient inexpliqués. Iel aurait dû requérir l’assistance d’une équipe de reprogrammables pour ramener tout ça à son atelier et l’étaler sur une surface plane et éclairée, mais la curiosité était trop grande : iel commença un tri préliminaire, déplaçant les débris avec grandes précautions. Mais en soulevant un fragment de filigrane, un filtre doré lui désigna soudain un petit module décisionnel intact : grâce à une très faible probabilité, la conscience de cet individu avait survécu à sa destruction. La Désincarnée avait été irrémédiablement perdue, mais dans ses entrailles, un témoin venait d’être retrouvé.

De retour à son atelier, iel ne prit pas le temps de trier ses trouvailles. Iel brancha immédiatement son corps de secours et y inséra le module décisionnel rescapé. Le pantin sans jambes se redressa, cligna des yeux, et ajusta ses optiques sur le masque de l’enquêteurice qui lui faisait face. En une fraction de vibration, le rescapé saisit un outil et se le planta à travers le cœur, brisant net son cube de conscience, et retomba, inerte.

L’enquêteurice bascula en état de choc. Tout son circuit introspectif fut immédiatement coupé de son réseau d’irrigation, et la seule chose qui comptait s’imposa à son esprit : récupérer les souvenirs de cet automate, à n’importe quel prix. En temps normal, un rituel mécanique de désincarnation aurait suffi, mais le temps lui manquait cruellement. L’entité arcanique venait de se détruire, mais ses souvenirs, stockés sous forme de volutes de mana dans les sillons de son cube mémoriel, ne se dissiperaient pas avant encore quelques vibrations. Ce délai extrêmement réduit ne lui permettait d’atteindre aucun outil, encore moins de fabriquer un rituel mécanique. Iel résolut de pratiquer ce rituel à mains nues, sans protection. Iel fit sauter toutes ses barrières de prudence et d’autopréservation, plongea la main à travers sa propre poitrine, déchirant sa mince peau de cuivre, et força son alimentation interne à libérer son énergie magique bien au-delà de ce que ses runes de soi étaient conçues pour supporter. La violente surcharge de son module décisionnel projeta sa conscience en dehors de son corps. S’iel ne réintégrait pas rapidement son réceptacle physique, iel allait définitivement se disperser, mais sous cette forme, iel pouvait boire à la source les précieux souvenirs qui se diluaient dans l’éther. Cependant, sans rituel mécanique pour lea rattraper avant le dernier moment, iel reviendrait avec des réponses… ou bien un·e autre enquêteurice poursuivrait son travail.

[Hyperlien vers : « Enquête / Témoignages / Armement Expérimental »]

* * *

L’enquêteurice réintégra son corps in-extremis, en proie à un violent dysfonctionnement de son circuit de distinction de la réalité. Iel rampa frénétiquement pour tenter de se soustraire à la destruction indiscriminée des cinq silhouettes aliennes qu’iel venait de voir émerger du portail ouvert par lea compilateurice. Constatant qu’iel se trouvait dans son atelier, devant son corps de rechange transpercé, iel se redressa sur ses jambes chancelantes, encore en auto-diagnostic depuis sa désincarnation téméraire.

L’accomplissement de son enquête ne lui procurait pourtant pas la moindre satisfaction. Iel était écrasé·e par la profonde pitié que lui inspirait cet automate dysfonctionnel, qui venait de se détruire par deux fois, au nom d’un motif comportemental qui poussait au contraire à la coopération et à la préservation des machines qui s’estiment mutuellement bénéfiques à leur univers.

En outre, iel sentait un autre dysfonctionnement corrompre peu à peu son cube décisionnel. Ces armes aliennes faisaient planer une menace insoutenable sur l’entièreté d’Hexa, une menace à laquelle aucun domaine n’était préparé ! Il était de son devoir le plus urgent de contacter Sept, de lui transmettre son rapport d’enquête afin qu’iel démontre au Maître des Écrous le péril mortel qu’Hexa courrait en cet instant même !

Iel sortit de son atelier en courant, ne sachant plus quel chemin emprunter pour rejoindre le terminal de transport le plus proche. C’est alors qu’une machine l’attrapa par la main et lea força à se retourner. Sept se tenait devant ellui ; iel venait justement s’enquérir de sa mission. Ayant constaté le temps qu’elle requérait, iel souhaitait lui porter assistance.

L’enquêteurice signa précipitamment que l’enquête était terminée et qu’il leur fallait prévenir le Maître de toute urgence, mais Sept décela immédiatement l’anomalie. Iel lea força à s’asseoir à même le sol, et ouvrit entre elleux un canal de reprogrammation sémantique.

« Expose-moi la logique centrale de ta préoccupation.

– Hexa est vulnérable à une attaque alienne.

– Le nouveau Maître est récemment revenu d’une opération militaire en territoire alien, et iel confirme que, comparativement aux univers à proximité, nous sommes largement en avance.

– Mais une plus grande menace peut venir de plus loin. Et même les aliens mineurs peuvent être un vecteur d’Entropie qui…

– Les aliens sont autant victimes que nous de l’Entropie.

– Mais iels n’appartiennent pas à l’Ordre Commun.

– Peut-être pouvons-nous créer un Ordre qui nous unisse contre l’Entropie. »

L’enquêteurice ne réagit pas immédiatement, et laissa ces nouvelles informations trouver leur place dans sa programmation, contrebalançant peu à peu ses autres données. Sept poursuivit par signes :

« Le Maître souhaite justement instaurer une présence permanente d’Hexa en territoire alien, afin de poser les bases de cette future collaboration. Nous cherchons des machines adaptées à cette mission, et tu me sembles être un prototype parfait pour devenir l’ambassadeurice de Vembrume. »

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