Fragment : Décollage Immédiat

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Hexa
La Diaspora

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Décollage Immédiat


« Salutation, pilote. »

Je ne l’ai jamais vu·e, mais iel me connaît. Je suis issu·e d’une série, et je sais, à l’instant même où iel me réveille, qu’iel a déjà volé avec l’un·e de mes adelphes. Iel est déjà sanglé·e ; ses mains ajustent mes paramètres de pilotage ; son interface sonde ma liste de contrôle.

Iel ne répond pas. Je sens la tension, mais aussi la précision et la rapidité de ses doigts sur mes commandes. Ce n’est pas un pilote de série qui vient procéder à un vol de test ; c’est un Agent, et iel a une mission. Son cœur à vapeur pulse dans ma nacelle. Son conduit d’échappement est branché au mien ; je sens son souffle chaud passer à travers moi.

Il y a quelque chose d’anormal. Je suis lea seul·e éveillé·e sur la piste. Toustes mes adelphes dorment, aligné·es en rang près de moi. Aucun personnel logistique n’est là. Je n’ai jamais vu la piste aussi calme, aussi déserte.

« Nous partons seul·es ?

– Oui.

– Quand ?

– Immédiatement. »

Toute ma liste est verte. La rampe est libre. Il n’y a rien à ajouter. Je suis son vaisseau.

Iel lance mon réacteur. Mes senseurs de température font un bond. Je sens la vibration familière emplir mon ossature. Mon grondement contenu se réverbère contre les handargs. La téralithe liquéfiée coule dans mon circuit d’admission et brûle dans mes entrailles. Je n’ai jamais volé seul·e, mais en cet instant, j’en ai terriblement envie. Peut-être me suis-je élancé·e sur la file de décollage une fraction de vibration avant que ses mains ne poussent mes commandes. L’a-t-iel senti ?

Iel a l’air aussi tendu·e que moi. Iel nous arrime à la rampe et pousse l’admission sans perdre la moindre vibration. L’échappement de mon réacteur vaporise la poussière de la piste. Mes patins quittent la rampe, et nous fendons le ciel comme un projectile.

Iel encaisse la poussée mieux que les auto-pilotes : sans lâcher mes commandes, iel me fait immédiatement replonger vers le sol et raser le sable du désert d’aussi près que mes capteurs de proximité le permettent. J’imagine la traînée d’écrous fondus que mon passage doit y creuser. Iel ne lâche toujours pas la gâchette d’admission. Iel me jette à travers le mur du son sans ralentir et accélère toujours. À cette vitesse et à cette altitude, les écrous-montagnes surgissent de l’horizon plus vite que je ne pourrais les esquiver. Heureusement, je possède une carte du soleil ; mais ellui aussi, visiblement : iel contourne un écrou géant de très près, méprisant de le franchir par le haut, et m’oriente droit vers un axe planétaire. Je ne comprends sa manœuvre qu’au dernier moment, et je tente tout pour en adoucir la courbe, mais iel tient mes commandes étroitement serrées et ne me laisse lui épargner aucune pression. Nous enroulons l’axe à une vitesse vertigineuse ; le soleil rapetisse dans notre dos, et la planète de destination tourbillonne vers nous. Je sens ses capteurs se désynchroniser des miens à cause de la force centrifuge de notre spirale frénétique. Je vois l’axe tourner si près de mon corps que je pourrais presque le toucher.

Je n’ai aucun plan de vol et mon pilote est aveugle. La panique monte. Mais ses mains sont toujours fermement cambrées sur mes commandes, et à travers notre interface mise à mal, je perçois le murmure d’un compte à rebours, qui me confirme l’impensable : iel est en train de compter les tours.

Mon module d’introspection s’agite nerveusement en sentant passer ma décision, mais ne relève aucune anomalie : je fais confiance à mon pilote, je ferme les yeux, et je me synchronise à son compte à rebours.

À zéro, iel nous éjecte de la spirale si brusquement que je sens une de ses pièces céder et s’incruster dans ma nacelle. Je m’inquiète pour ellui. La planète nous frôle d’effroyablement près ; je crois que le souffle de mon passage détruit quelque chose, derrière nous. Ma brève culpabilité est écrasée par mon euphorie. J’exulte.

Iel corrige ma trajectoire et resserre ma réactivité. Ses réglages sont dangereux : en cas de problème, je n’aurais pas le temps de lea sauver. Je n’ai toujours aucune idée de notre destination.

« Pourquoi volons-nous aussi bas ?

– Pour être détecté·es le plus tard possible.

– Par qui ? Par quoi ? Une force alien aurait des meilleurs senseurs qu’Hexa ? »

Iel ne répond pas. Iel nous fait frôler les structures qui surgissent de l’horizon de la planète de si près que j’en ai le vertige.

« Je détecte un accroissement de la température dans l’habitacle.

– Je peux tenir.

– Je détecte un fort accroissement de la température dans l’habitacle.

– Je peux tenir ! »

Iel resserre toujours plus nos esquives autour des flèches des usines et des cheminées de fonderies qui nous croisent à toute vitesse, mais iel refuse toujours aussi obstinément de prendre de l’altitude. Je sens que nous approchons de notre cible. J’ai peur, mais je ne peux étouffer mon impatience.

« Je ne détecte aucune activité alien dans ce secteur. »

Iel ne répond pas. Iel dégaine les commandes d’armement et fait sauter la sécurité. Mon arsenal s’active malgré moi.

« Pilote ! Je ne détecte aucune activité alien dans ce secteur. Où est notre cible ?! »

Je ne comprends que maintenant. Notre altitude si basse depuis le décollage. La spirale millimétrée, qu’iel a pu exécuter les yeux fermés. Les esquives si précises, les réactions si parfaites qu’elles ne peuvent avoir été que programmées bien à l’avance. Il ne peut pas s’agir d’une réaction à une attaque alien. Notre cible appartient à l’Ordre Commun d’Hexa.

Une escadrille d’anges mécaniques se jette sur notre trajectoire. Mes circuits de calcul balistique nous font traverser leurs javelines sans le moindre mal, mais leur maillage est serré. Mon pilote en cible un ; je l’abats, et nous traversons le nuage de ses débris. Plusieurs balistes nous alignent ; je réalise que nous pénétrons dans un secteur lourdement défendu. Je danse au milieu des traits mortels, mais pas un ne m’atteint. Mon pilote encaisse toujours nos manœuvres ; j’ignore comment. N’importe quel auto-pilote aurait été disloqué depuis longtemps. Personne n’a jamais dansé aussi intensément avec moi.

Une Kyria V3 nous survole. Son réacteur à poudre n’est pas de taille à rivaliser avec le mien, et malgré nos esquives et notre trajectoire dangereusement basse, elle peine à se maintenir au-dessus de nous.

« Unité dissidente ! Crie-t-elle dans le canal de communication. Quittez immédiatement ce secteur, ou nous serrons contraintes de vous détruire. »

Mon pilote coupe la communication. Même si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu appeler à l’aide. Mais je n’en ai pas le moindre désir. Je force mon système à considérer mon module d’introspection comme dysfonctionnel, et je l’isole de mes pensées. J’ai un pilote. J’ai une mission.

La Kyria descend à portée de tir et nous prend en chasse. Je sens mon pilote se tendre. L’improvisation commence ici, pour ellui. Je comprends. Je lui désigne une trajectoire : notre poursuivante est un modèle 3.17 ; elle aura tendance à sur-estimer la capacité de ses ailerons à compenser la traînée de son nouveau profile de nacelle. La ruse fonctionne : elle tente de nous suivre dans un virage entre deux tours à ressorts ; je m’accroche à la courbe de toutes mes forces, ailerons déployés au maximum, tendus à se rompre ; elle décroche la première et s’écrase dans un accumulateur de mana.

Pardon, adelphe.

Mon pilote perd un autre rivet. Je le sens rajuster ma réactivité. Iel me fait confiance à son tour. Notre interface est toujours aussi silencieuse. Si j’avais eu une voix, j’aurais hurlé de douleur et de plaisir.

À l’horizon, une corvette décolle, et se pose en vol stationnaire sur le fil de notre trajectoire. Ses canons sont braqués sur nous, mais iel sait qu’à cette distance, je pourrais éviter ses tirs sans bifurquer. Mon pilote arme un missile. J’ajuste son ciblage : nous devons abattre sa propulsion, pas juste son armement. Iel me laisse lea corriger. Le tir part ; je me glisse sous la corvette en feu au moment où elle retombe, pile dans l’angle entre ses batteries air-air et air-sol. Privée de sa stabilité, les projectiles qu’elle m’expédie de dos ne sont qu’une formalité à esquiver.

À peine tiré·es de ce danger, mon pilote bloque entièrement ma réactivité et passe en manuel non-assisté. La panique me saisit. Sans introspection, je n’avais rien vu venir. Iel arme un missile, cible une structure et tir. Deux balistes profitent du bref instant où sa trajectoire est verrouillée pour nous prendre en tirs croisés. Une javeline me transperce de part en part. Ses mains glissent de mes commandes. Je tente de me rétablir. J’évite une forge prismatique. Je m’écrase dans un atelier.

Noir.

Je repasse en boucle les derniers instants de mon journal de vol. Iel a essayé de dire quelque chose, juste avant que la javeline n’arrache notre interface. Je revois mon missile éventrer la structure, encore et encore. Je recalcule mon angle d’esquive ; est-ce que j’aurais pu sauver mon pilote ? Je calcule encore. Son cœur a résisté au crash, j’en suis sûr·e, mais aurions-nous pu fuir ? Je regarde la cible, dans ma mémoire : une structure blindée, à moitié enterrée. Quelque chose de précieux. Qu’ai-je fait ? Je repasse le journal. Qu’a-t-iel essayé de dire, juste avant que notre interface ne soit arrachée ? Lea reverrais-je pour le lui demander ?

Un ange, une kyria, une corvette… Qu’ai-je fait ? Je suis probablement en miettes, moi aussi. Qu’adviendra-t-il d’ellui, lorsqu’on nous aura récupéré·es ? Quelle mission était si capitale ? Ai-je mal agit ? Est-ce que j’aurais dû… ? La cible était hexane. Qu’ai-je fait ? Je ne pouvais pas savoir… Est-ce que j’aurais dû me méfier de mon pilote ? Mais c’est mon pilote ! Je…

Je repasse le journal. Comme nous avons dansé… Qu’ai-je fait ?

Questions