Fragment : Plongeon d'Hirondelle

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Vembrume

Fragment

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Plongeon d'Hirondelle


Iel était surnommé·e Hirondelle en raison de ses très longues ailes, dont la pointe traînait derrière ses talons. Pourtant, le reste de son anatomie tenait plus de celle du lézard : ses épaules, sa mâchoire et sa nuque ne formaient qu’une seule coure lisse, et sa peau, d’un noir de jais, avait une luisance qui rappelait celle des écailles. Mais ce qui choquait le plus, chez ce démon en liberté — plus que cette peau goudronneuse, cette maigreur irréelle, ces côtes saillantes et ce bassin squelettique — c’était son regard. Outre la mince zébrure de sa bouche, son visage n’avait d’autre trait que deux immenses orbites vides. Deux vastes cavités obscures dont se détournaient les honnêtes vembriotes ; un regard aveugle et omniprésent qui ressuscitait les cauchemars chassés par le réveil.

Iel se dirigeait vers l’hospice de Vembrume, dont le parc jouxtait sans barrière le Marias de Craie. Les grandes colonnes de pierre et le bas relief monumental du fronton attestaient de l’ancienne fonction religieuse du bâtiment. La robe blanche de l’infirmier qui faisait nerveusement les cent pas en haut des quelques marches lui donnait l’allure d’un prêtre dédié à une divinité oubliée. Lorsqu’il aperçut le démon aux longues ailes, il s’immobilisa et se composa une expression aussi neutre que possible.

« Vous n’avez pas eu d’ennui avec la garde, j’espère. » Dit-il lorsqu’iel fut à portée de voix.

La fine bouche du démon s’étira en un sourire poli.

« Pas plus que sa scrupuleuse méfiance. »

Au son de sa voix, l’infirmier ne put réprimer un frisson d’angoisse. Paradoxalement, si la créature avait eu une voix grave et rauque comme dans les livres de contes, il n’aurait rien laissé paraître. Mais entendre ce murmure angélique émaner de ce cauchemar ambulant lui causait une horrible dissonance. Il déglutit, chercha quoi dire, puis se contenta finalement de désigner l’entrée, à travers laquelle il précéda l’étrange invité·e.

À l’intérieur, le silence feutré n’était troublé que par de rares conversations à voix basses, de brèves instructions échangées entre soignants, des sanglots lointains, des paroles compatissantes. L’ancienne ossature du temple saillait occasionnellement de la chair vivante de l’hospice : des rideaux blancs masquant les motifs des vitraux sans cacher leurs couleurs, des draps propres empilés dans une alcôve, les cellules monacales hébergeant la patientèle.

C’est devant l’une de ces chambres que l’infirmier s’arrêta. Il toqua, échangea deux mots à travers la porte en vieux chêne, l’ouvrit et s’effaça pour laisser passer le démon aux ailes traînantes. À l’intérieur l’attendait la docteure : une dame en veste blanche, aux longs cheveux noirs emprisonnés dans un étroit chignon. Elle se tenait légèrement derrière un fauteuil d’osier, rare mobilier de la pièce, où était assise une jeune femme à la chevelure pâle et aux yeux cernés. En découvrant la créature attendue, cette dernière ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux, mais la main paisible posée sur son épaule la rasséréna.

« Merci d’avoir accepté de venir. » Déclara la docteure en guise de salutation. Hirondelle hocha distraitement la tête ; son regard absent semblait dévisager quelqu’un, sans que nulle ne puisse savoir exactement qui.

« Je vous demande pardon, ajouta-t-elle, mais je ne pense pas connaître votre nom.

– Vous seriez incapable de le prononcer, répondit-iel de sa voix anormalement douce. Les humains m’appellent généralement Hirondelle. C’est vous qui avez besoin de mes services, n’est-ce pas ? »

Personne n’osa répondre, avant que sa main ne désigne explicitement la jeune femme dans le fauteuil. En voyant cette fine patte de lézard charbonneuse se tendre vers elle, sa réponse se mua en un couinement timide. Hirondelle s’agenouilla devant elle ; ses ailes drapaient le sol ; son visage cauchemardesque s’approchait du sien.

« Avez-vous été instruite de la nature de ce service ? »

La pensionnaire frissonna, ferma les yeux et inspira profondément. Elle pouvait ainsi s’imaginer que c’était un ange qui venait de lui poser cette question.

« On m’a dit que je perdais chaque jour les souvenirs de la veille…

– Amnésie chronique intégrale, confirma la docteure.

– … Et que j’avais accepté de recevoir de l’aide de… votre aide.

– Mais vous n’avez aucun souvenir de cet engagement, intervint l’ange imaginaire. Renouvelez-vous ce consentement ? »

Elle ouvrit les yeux et soutint le regard creux.

« Qu’allez-vous me faire ? »

Elle ne put empêcher sa voix de prendre un ton défensif. Hirondelle ne sembla pas s’en formaliser, et s’assit en tailleur sur le sol.

« Je suis un cauchemar. » Dit-iel comme s’il s’était agi du sujet le plus banal du monde. « Je suis en mesure d’explorer vos pensées et vos csouvenirs. Nous espérons que je puisse retrouver votre mémoire perdue, ou au moins apprendre la cause de votre amnésie.

– Je sais que les démons exigent toujours un payement pour leurs services… Allez-vous prendre mon âme ? »

Le cauchemar émit un long rire cristallin.

« Non, répondit-iel très sérieusement. Je serai payé·e d’une heure de liberté dans la Grande Bibliothèque. Je ne vous ferai aucun mal, rassurez-vous. »

La cicatrice de sa bouche s’étira en un sourire bienveillant. Étrangement, ses grandes orbites creuses semblèrent un tout petit peu moins effrayantes.

« Est-ce si précieux que ça ?

– Une heure dans la Bibliothèque ? Oui, c’est très important pour moi.

– Qu’y cherchez-vous ? »

Le sourire d’Hirondelle se fit songeur.

« Je souhaite ne pas répondre à cette question, si ça ne vous ennuie pas. »

Le teint de son interlocutrice rosit lorsqu’elle réalisa qu’elle venait de se montrer impertinente envers un cauchemar. Elle changea de sujet :

« Qu’allez-vous me faire, exactement ?

– Je vais poser mes mains sur vos tempes ; vous allez sentir un léger vertige, puis vous allez tomber dans un sommeil léger. Ne vous inquiétez pas, nous veillerons sur vous. »

La docteure ne put retenir une inspiration sèche en entendant le démon s’inclure dans ce « nous », mais iel n’y prêta pas attention.

« Lorsque vous vous réveillerez, vous n’aurez probablement aucun pas conscience du temps écoulé, et peut-être même pas de vous être assoupie, même si ma “visite” peut durer plus d’une heure. »

L’emphase que la créature prit pour prononcer le mot « visite » arracha un frisson à la pensionnaire.

« Si, au moment de votre endormissement, vous sentez une vague angoisse, ou une inquiétude, même déraisonnable, surtout, manifestez-le. De mon côté, si je sens un raidissement ou une accélération de votre respiration, je retirerais mes mains, et nous ne reprendront qu’avec votre consentement. Entendu ? »

La jeune femme déglutit et hocha la tête.

« Vous avez mon consentement. » Affirma-t-elle.

Hirondelle la gratifia d’un nouveau sourire, puis se remit à genoux devant elle, et approcha lentement ses serres de son visage. Elle ne put s’empêcher de fermer les yeux, et respira profondément pour calmer son cœur qui menaçait de s’emballer. Le contact la fit tressaillir, mais elle réalisa avec étonnement combien les paumes du démon étaient douces et fraîches, comme une pierre lisse. Elle laissa aller son dos contre le dossier d’osier, relâcha sa mâchoire, détendit sa nuque, laissa sa respiration s’allonger, abandonna la lourdeur de son crâne à la tendre étreinte du cauchemar… Elle entendit un gémissement au loin et força ses yeux à s’ouvrir ; ses paupières papillonnèrent et la vision de sa chambre lui revint avec la force d’un seau d’eau froide. Les ombres s’étaient étirées et le soleil avant changé de teinte.

Hirondelle était recroquevillé·e dans un coin de la pièce, réduit·e à un tas de membres goudronneux agités de spasmes, d’où s’échappaient des gémissements décousus. L’infirmier était entré et se penchait au-dessus d’ellui. La docteure n’avait pas bougé, mais sa main était crispée sur l’accoudoir.

Après plusieurs longues secondes de stupeur, les sanglots d’Hirondelle devinrent partiellement intelligibles. Certains fragments répétés convulsivement et noyés dans la mosaïque de sa langue natale composaient la phrase : « Il n’y a aucun chaos fertile en ça ; les humains sont pires que les démons. »

La jeune fille se leva de son siège ; la docteure voulut la retenir, mais son geste s’échoua sur son épaule, et ne l’empêcha pas de s’agenouiller auprès de la créature.

« Que s’est-il passé ? »

Sa voix portait une sincère compassion, une fragrance d’innocence, et un liseré d’angoisse.

« J’ai vu… » Coassa le démon, pointant une griffe tremblante vers le front de la patiente, sans cesser de couvrir son propre visage.

Elle prit la serre dans ses mains ; elle lui sembla comme un animal blessé qui se tortille de douleur. Hirondelle se redressa à peine, ses gémissements mués en une respiration erratique, ses doigts crispés sur son visage et à l’intérieur de ses orbites creuses.

Sa voix, auparavant angélique, n’était plus qu’un vitrail brisé, aux voyelles éparpillées, et aux consonnes tranchantes.

« Ne cherchez jamais à savoir, souffla-t-iel. Votre amnésie est une bénédiction. »