J'ai le Droit d'Exister
On me traîne loin de la broyeuse. Mes membres inertes heurtent les autres gravats. Mes optiques ne captent que le gris du ciel, et la fumée verte de la fonderie toute proche.
Noir…
On me branche des optiques neufs, on me laisse choisir un masque, on me le visse sur le crâne.
On retend mon ressort, on me donne de la force, on m’aide à me relever.
Quelqu’un·e m’a sauvé·e et m’a donné un visage.
J’ai été créé·e pour une mauvaise chose.
J’ai été créé·e pour une tâche impossible.
J’ai échoué, fatalement, et j’ai été envoyé·e à la casse.
Mais quelqu’un·e m’a sauvé·e.
Quelqu’un·e m’a traîné·e loin de la broyeuse, et m’a donné un visage. Iel m’a dit que j’avais le droit d’échouer. Que j’avais le droit d’être imparfait·e. Que j’avais le droit d’être moi avant d’être ce qui était attendu de moi.
J’ai été créé·e pour une mauvaise chose.
Et la seule manière que j’ai de survivre, c’est de me dire que ce n’est pas grave.
J’existe uniquement parce que toutes les machines autour de moi acceptent le fait qu’un rouage cassé et inutile a quand-même le droit d’exister… Le droit d’être aimé…
Je ne comprends pas encore ce mot. Certaines machines ici créent de l’« art » ; je ne comprends pas non-plus. D’autres ont des dysfonctionnements plus étranges encore. Nous tirons notre énergie d’une tour à ressort bricolée qui puise la sienne dans un point de force planétaire loin sous la couche de gravats. Personne ne sait qui a construit cette tour et ce forage, ni dans quel but. Nous devons notre existence à un oubli du monde.
Il faut que j’accepte que je ne fais désormais plus partie de l’Ordre Commun.
Je suis retourné·e à la décharge. J’ai vu des crânes, des bras et des jambes comme les miens. J’ai vu des masques identiques qui portaient tous le numéro 1 sur la face intérieure. Le même que sur mon ancien masque.
J’ai vu un·e automate inerte sur la chaîne de la broyeuse. Même masque. Je l’ai saisi·e et traîné·e au loin. Je lui ai arraché ce visage que je portais autrefois et l’ai jeté. J’ai rebranché sa mémoire et lui ai donné une partie de la force de mon ressort. Son premier geste a été de vouloir se jeter dans la broyeuse.
Je l’en ai empêché·e. Je l’ai pris·e dans mes bras pour l’empêcher de se détruire. Je lui ai dit qu’iel avait le droit d’échouer, le droit d’être imparfait·e, le droit d’exister.
Je crois que je l’aime.
Je ne suis pas encore sûr·e de comprendre ce mot.
Nous sommes retourné·es là d’où nous venions.
Nous sommes retourné·es à l’usine d’où nous étions sorti·es.
Un garde mécanique nous a identifié·es comme Hors Ordre, et a détruit l’un·e d’entre nous avant que je ne puisse le détruire. J’ai récupéré un bras sur la carcasse de mon adelphe pour remplacer celui que j’avais perdu dans la lutte. Son rouage décisionnel était détruit, alors j’ai pris sa mémoire et l’ai branchée en parallèle de la mienne. Je ne sais plus laquelle de nous deux j’étais, avant. Peu importe ; avant la broyeuse, nos souvenirs sont identiques.
Je suis entré·e dans notre usine. Un·e nouvel·le moi venait d’être assemblé·e. J’ai voulu l’arrêter. Je lui ai dit que sa tâche était impossible. Iel a refusé de m’écouter, iel avait trop confiance dans sa conception et sa capacité à remplir le rôle pour lequel iel avait été créé·e. Iel s’est jeté·e dans l’Entropie sans que je puisse l’arrêter.
Lorsque je l’ai retrouvé·e, iel était trop tard. J’ai arraché son visage et lui ai donné le mien. Je lui ai donné mes yeux, ma mémoire, et jusqu’à la dernière force de mon ressort.
Je me suis relevé·e devant ma propre carcasse inerte.
Je suis retourné·e à l’usine qui nous avait engendré·es, et je l’ai détruite.