Multiples Chemins de Divergences

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Le Continuum

Singlet et plural ne sont que deux points sur un même continuum. Il y a de grandes différences entre un système coopératif dont les alters partagent librement leurs souvenirs, et un système où la mémoire, par cause de trauma ou de dissensions internes, n’est pas partagée. Il y a tout autant de différences entre un esprit qui s’analyse et voit ses propres cheminements de pensée basculer d’une modalité à l’autre, et une personne qui n’a jamais interrogé même ses changements d’humeur.

Il existe une vaste portion, au milieu de ce continuum, dans lequel un cerveau ne se partitionne que partiellement, plus ou moins volontairement, et où, sans fracturer le cœur de son « sens de soi », il devient néanmoins capable de fonctionner dans différents contextes clairement ségrégés, et de choisir consciemment de passer de l’un à l’autre, voire de faire coexister ces contextes, et d’écouter le dialogue qui naît de cette cohabitation entre des façons de penser divergentes.

J’ai conscience que la métaphore qui suit est très grossière, mais peut-être une image un tant soit peu plus concrète serait bienvenue. Un esprit serait comme un objet, mettons comme une pierre, qui pourrait être entière ou brisée en morceaux. Cette métaphore nous permet de comprendre le continuum en imaginant ces états intermédiaires : une pierre peut avoir des lignes de fractures partielles mais toujours tenir en un seul morceau, ou être composée de fragments indépendants mais qui peuvent s’assembler sans laisser apparaître leurs discontinuités. (Le discours anti-psychiatrisant s’immiscerait dans cette métaphore en proclamant que chaque fragment doit être considéré comme une pierre à part entière, et vouloir recoller les morceaux ou assumer cette fragmentation ne doit dépendre que de la volonté de la pierre elle-même.)

Le Dialogue Interne

Avant toute chose, je me permets d’insister sur l’usage du terme « dialogue ». De nombreuses personnes pratiquent le monologue interne, processus dans lequel les pensées sont plus verbales qu’intuitives, même si elles ne s’oralisent pas. Je parle bien ici de dialogue interne, qui peut se voir comme une variation du monologue lorsque la parole intérieure alterne entre deux (ou plus) côtés d’une hésitation, voire d’un profond dilemme.

Il n’est pas nécessaire d’être un système plural traumagénique pour entretenir un dialogue interne. Il suffit de peser le pour et le contre d’une question complexe pour observer son propre esprit chercher des arguments à chacun des deux camps. Il n’y a aucune « pluralité » ici, rien de plus que la capacité d’un réseau de neurones à explorer plusieurs aspects d’un même sujet, quitte à partir brièvement dans des directions opposées, avant de choisir quelle branche de l’arbre des possibles a le plus de mérites.

Ces dialogues internes peuvent parfois prendre une certaine ampleur, et s’étaler sur une certaine durée, en particulier pour les profonds dilemmes moraux, ou les doutes qui concernent les grands tournants d’une existence. Lorsque le dilemme dépasse la durée d’une journée, le pour et le contre prennent alors une certaine identité, construite autour d’arguments centraux sur lesquels ils s’appuient régulièrement pour contredire les arguments de l’autre. Il n’est pas rare qu’ils prennent un surnom, plus ou moins allégorique : la prudence recommande ceci, mais le désir cherche cela ; mon devoir me dicte une chose, mais mes émotions me poussent à une autre ; une intuition a déjà compris, mais la raison peine à expliquer le chemin qu’elle a pris ; etc.

Les choses deviennent réellement intéressantes lorsque ces allégories survivent à la résolution du dilemme qui les a fait naître, lorsque le cerveau les réutilise telles qu’elles pour le dilemme suivant. Petit à petit, il y a le sens du devoir qui s’invite à toutes les conversations ; il y a la colère qui parle, et parfois elle est raisonnable ; il y a les désirs qui ne veulent plus être écartés… Et sous les pieds de toutes ces allégories, il y a cette glaise informe dont toutes sont issues, cette matière opaque mais agitée de mouvements internes que l’on nomme, faute de mieux, l’inconscient.

Et plus on donne la parole à cet inconscient, et plus les figures de glaise en sortent et s’expriment par elles-mêmes.

Les Masques Intentionnels

Un autre processus de quasi-pluralité (je n’avais pas envie de dire « pseudo-pluralité ») est celui du masque social. Sans tomber immédiatement dans le masking autistique ni le passing de genre (j’y viens, promis), il y a un ensemble de mécanismes, notamment le mimétisme social, la narration de soi, etc, qui créent une très légère discontinuité entre ce que l’on présente, consciemment ou non, et cette chose indéfinissable, que l’on ne voit pas mais qui doit bien exister quelque part, qui serrait le véritable soi. L’extérieur (le rôle social, le para-verbal et le non-verbal, la posture, autant physique que symbolique) et l’intérieur (les réactions émotionnelles, les avis, les décisions et tous les processus derrière) peuvent largement changer d’un contexte à l’autre, et créer ce qui peut ressembler de loin à une légère pluralité.

On peut aussi, en de rares occasions, remarquer des dissonances entre cet extérieur et cet intérieur, qui viennent révéler d’autant plus le fait que chaque individu a de nombreuses facettes. On voit parfois notre « moi » passer brusquement d’un contexte à l’autre lorsque se juxtaposent les différents rôles que l’on assume : être une mère, une amie, une cheffe, une amante… Ces rôles peuvent aussi être en conflit, en coopération, en hiérarchie, et leurs négociations, parfois pas toujours explicites, ni même conscientes, peuvent être similaires (si ce n’est précurseurs) à de la pluralité.

Bien sûr, il y a des masques bien plus lourds que d’autres, bien plus factices, bien plus intentionnels. J’évoquais l’autisme et la transidentité, qui sont des exemples de contextes dans lesquels porter un masque est parfois quelque chose d’incontournable, et qui peut devenir conscient : réaliser que l’on se force à correspondre à un rôle, à un genre, à une personne toute entière que l’on n’est pas est un choc profond causé à son identité. Qu’advient-il de celui ou celle que l’on a été, de son habitus, de ses aspirations, même factices, même empruntées à des modèles que l’on en vient à rejeter ? Que deviennent les masques lorsqu’on les retire enfin ?

Il est des masques que l’on conserve, parfois même que l’on accepte, bon gré mal gré, de porter à nouveau, brièvement. Il est aussi des masques que l’on se fabrique sciemment : du fameux « fake it till you make it » aux personas sociales que l’on se construit laborieusement, parfois par nécessité de survie sociale. Le dialogue interne, cité précédemment, peut également dériver en véritable agora mentale, et aller jusqu’à produire de nombreux masques qui sont autorisés à s’exprimer devant des personnes qui sont extérieures à leur… oserais-je dire « système » ?

Ces allégories peuvent devenir si quotidiennes qu’elles en acquièrent une certaine autonomie, tout du moins un droit de cité, et lorsqu’une décision va dans leur sens, la mettre elles-mêmes en application, dans ce qui ressemble fortement à un switch d’alter, sans en être un. Un individu peut être entier dans son « sens de soi », tout en assumant explicitement ses facettes et les changements parfois un peu secs entre ces facettes ; un esprit peut avoir un « je » sans ambiguïté, mais laisser s’exprimer occasionnellement une de ces allégories intérieures. Quelle différence alors avec un host entouré d’alters ? Il en existe pourtant beaucoup, des différences, mais on serrait bien en mal d’édicter de grandes règles qui séparent clairement « singlet » et « plural », en particulier lorsqu’un fonctionnement peut lentement dériver vers un autre. (Par exemples : un monologue interne peut évoluer en dialogue, en agora ; une persona sociale ou genrée peut progressivement gagner en indépendance ; etc.)

Partant de ce constat, il devient possible d’être très intentionnel dans la fabrication de ce type de masques, voire dans le partitionnement de son propre esprit. C’est même l’un des premiers pas possibles vers la tulpamancie…

Mnémoniques Anthropomorphes

… Mais avant de poursuivre ce cheminement, j’aimerais prendre un autre point de départ, et montrer un chemin différent vers une destination similaire. L’article « Objets Mnémoniques Intérieurs » avait choisi de ne pas trop développer le concept de mnémonique anthropomorphe (on pourrait dire « personnage imaginaire », mais ça serrait perdre quelque chose de significatif dans la traduction) pour le laisser justement à cet article-ci.

Dans le processus de création d’objets mnémoniques intérieurs, il est possible de leur donner une forme humaine (ou au moins l’aspect d’un personnage). Les objets intérieurs peuvent avoir des réactions plus ou moins inattendues lorsqu’on les manipule, étant chacun une porte vers l’inconscient. Donner à un mnémonique l’aspect d’un personnage peut se révéler une porte bien différente, qui confère beaucoup plus d’agentivité à l’inconscient, lui permettant de s’exprimer spontanément (si tant est que le mnémonique anthropomorphe soit consulté).

Selon ce qu’il représente et l’utilisation qui en est faite, un tel mnémonique peut évoluer jusqu’à déborder de sa fonction allégorique initiale, voire appliquer son agentivité à sa propre transformation. De plus, il est possible d’inviter une allégorie anthropomorphe à s’exprimer directement, soit dans un cadre proche de la drama-thérapie, soit « à chaud », lorsque le mnémonique est consulté et est autorisé à s’exprime à voix haute. Inviter régulièrement un mnémonique anthropomorphe à s’exprimer directement, à passer personnellement par l’oral (voire le gestuel) au lieu que son discours soit rapporté, est un entraînement qui entre d’ores et déjà dans la pratique de la tulpamancie.

Personnages Pervasifs

Les personnages créés à l’occasion de jeux de rôle ou d’écriture de fiction ont une existence intérieure, qui peut plus ou moins échapper à leurs contextes de création. Les personnages de jeu de rôle ont cette longueur d’avance qu’ils ont déjà été incarnés verbalement, et les personnages de GN ayant deux fois cette longueur d’avance, puisqu’ils sont incarnés physiquement (ce qui, de loin, peut être indiscernable d’un switch – mais bref).

Un personnage fictionnel ne prendra pratiquement jamais d’autonomie à moins d’y être consciemment invité, c’est-à-dire que la personne qui l’ait créé ne lui donne l’occasion de sortir de sa diégèse et d’exister, même si ce n’est qu’intérieurement, hors du prétexte de sa création. Ce processus peut commencer par de brèves excursions extra-diégétiques, comme se demander que ferait tel personnage de fiction dans telle situation de la vie courante, et se complexifier progressivement jusqu’à créer un véritable « ami imaginaire ». Il peut être problématique qu’un personnage de fiction acquiert cette capacité de conscience diégétique, car il peut devenir compliqué de lui faire réintégrer sa narration d’origine sans qu’il ne se mette à briser régulièrement le quatrième mur. Mais il se peut que le personnage accepte de « jouer le jeu », ou bien que cet effet secondaire ne soit pas considéré comme un problème…

Il arrive, dans certains systèmes déjà formés, que ce processus de pervasion (qu’un personnage imaginaire échappe à sa diégèse d’origine et commence à agir dans la diégèse d’au-dessus) soit un peu trop automatique, et que maintenir n’importe quel personnage dans l’ignorance de sa nature fictionnelle devienne difficile. Dans ce genre de circonstance, créer un personnage de fiction, quel qu’il soit, n’est plus un acte à considérer à la légère, car tout personnage conscient de son existence peut devenir capable de se battre pour sa « survie », pour ne pas être écarté ni oublié, comme on froisserait un brouillon. (Que les aspirant·es tulpamancien·nes se rassurent, ce cas de figure est loin d’être la norme, et ne se produit généralement que dans les cerveaux suffisamment entraînés… ou brisés.)

Tulpamancie

Ça fait maintenant plus d’un article que je pose ce mot ici et là, et il est grand temps d’en dire formellement quelque chose. Cependant, je dois d’abord avouer un gros syndrome d’imposteur : je ne me sens absolument pas légitime à en parler. Je vais donc me dédouaner de cette charge et définir ce terme de la manière la plus vague possible : notre système nomme « tulpa » tout·e alter dont l’origine est intentionnelle (contrairement aux alters d’origine spontanée). Nous approchons la tulpamancie (c’est-à-dire la création de tulpa) de manière très empirique et intuitive. Il se pourrait que la plasticité de ce réseau de neurones que nous habitons, en ne nous opposant aucune résistance à une fragmentation volontaire, ne nous permette pas de dégager de principes ni de méthodes exploitables par d’autres. Bref : je suis sincèrement navrée, mais ce n’est pas ici que vous trouverez un manuel de tulpamancie. (J’espère que vous n’avez pas lu tout ça pour rien…) Je sais cependant que d’autres recoins d’internet recèlent de méthodes et d’exercices qui permettent d’aller dans ce sens. Après tout, cet article n’a que vocation de témoignage, et n’est que notre humble (et non-exhaustif) inventaire des divers chemins qui nous ont ammené·es ici.

En guise de conclusion : la pluralité est un vaste spectre, et il n’est pas nécessaire de le parcourir d’un bout à l’autre pour y trouver une expérience qui fasse écho. N’importe qui peut entretenir un dialogue interne occasionnel sans y perdre son « sens de soi » ; n’importe qui peut créer des objets mnémoniques intérieurs à forme humaine sans être immédiatement envahi de personnages fictionnels autonomes ; n’importe qui peut intentionnellement se créer un ami imaginaire qui le suivra pendant un temps sans que cette période ne définisse profondément l’entièreté de sa vie.

Mais ces chemins peuvent aussi s’arpenter un peu plus loin, voire « jusqu’au bout » (mais puisque chacun·e trace son propre chemin, chacun·e est libre de décider où s’en situe la fin). « Plural » n’est qu’une étiquette, que l’on peut revendiquer ou décliner, peu importe où l’on se trouve sur ce vaste spectre.