Objets Mnémoniques Intérieurs

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Définitions

Mnémonique signifie, au sens strict, « qui a un rapport avec la mémoire ». Ce mot désigne parfois les méthodes par lesquelles on grave quelque chose en mémoire, ou les souvenirs eux-mêmes.

Le terme d’objet mnémonique pourrait désigner tout objet tangible qui sert à se souvenir de quelque chose (comme un pense-bête) ou qui charrie la mémoire d’un événement qui lui est lié (un objet que l’on appellerait, par une quasi-métonymie, « un souvenir »).

Si je prends le temps d’expliciter ceci, alors que ce n’est pas ce dont cet article va parler, c’est pour qu’il n’y ait aucune confusion. Je veux parler ici d’objets mnémoniques intérieurs : des objets imaginaires, qui n’ont aucune réalité tangible, mais qui portent une charge émotionnelle ou symbolique.

La différence entre un objet mnémonique intérieur et un simple souvenir ou une émotion est que l’objet intérieur a sa propre persistance : il peut être saisi par l’imaginaire, déplacé, altéré, et il conserve les changements qu’on lui applique. De plus, le cerveau humain a bien plus de facilités à convoquer l’image mentale d’un objet qu’un souvenir complexe (créer un objet imaginaire comme « clef » d’une pensée abstraite est d’ailleurs la base de nombreuses techniques de mémorisation).

Par souci de brièveté, j’utilise souvent le terme « mnémonique » seul pour désigner plus spécifiquement un objet mnémonique intérieur. C’est d’ailleurs ce que je ferai dans le reste de cet article.

Pour donner un exemple pratique, j’ai dans mon imaginaire une épée qui représente ma colère : bien qu’elle n’existe pas « réellement », je connais sa forme, j’évoque son nom, et lorsque je sens une colère monter en moi, je me vois poser la main sur son pommeau. C’est aussi cette image mentale que je convoque pour apaiser un accès de colère : face à une personne que je ne veux pas blesser, avoir cette épée en main entraîne immédiatement la volonté de la lâcher, la rengainer, la planter dans son rocher, ce qui m’aide à respirer un grand coup, baisser le ton, et chercher à résoudre le problème autrement que par la violence. Ce mnémonique me permet aussi de l’employer volontairement : bien que je répugne à m’en servir, il y a des circonstances où je me trouve dans le besoin de protéger mes limites face à une situation qui n’entendra que l’expression de la colère. Je sais aussi que ma colère est une source de force dans les situations difficiles, par exemple face à l’injustice, et imaginer sortir cette épée de son rocher et la porter à ma ceinture me permet de puiser dans ma détermination.

Fabriquer une Allégorie

Ces mnémoniques peuvent être intentionnellement fabriqués, mais leur création suit souvent une intuition ou une inspiration, parfois une évidence qui surgit sur le moment. Il est important, pour créer des objets mnémoniques intérieurs, d’être attentif·ve à ses propres émotions ou concepts que l’on mobilise, et à ce qui peut porter ce verni d’imaginaire et qui peut venir les incarner. Il est tout aussi important de leur donner autant d’éléments significatifs que possible (forme, couleur, poids, détails anecdotiques, défauts et embellissements, etc), voire même un nom propre, un « titre », plus ou moins poétique ou évocateur, afin de renforcer leur crédibilité, leur « épaisseur narrative », pour que notre cerveau s’en saisisse, leur donne de la cohérence, et garantisse leur longévité dans notre mémoire.

Les mnémoniques les plus évidents, les premiers que l’on crée, incarnent généralement les traits que l’on assume déjà, qu’ils soient positifs ou négatifs. (Par exemple : je sais que je suis colérique, et cette épée incarne mon rapport complexe à cette colère.) D’autres, souvent plus tardivement créés, sont des choses en nous que nous peinons à assumer, ou avec lesquelles nous cherchons laborieusement à nous reconnecter ; ce sont parfois des choses que des personnes extérieures pointent du doigt, et qui nécessitent humilité et clairvoyance à attraper. (Par exemple : j’essaye d’admettre que je suis colérique, et je crée intentionnellement cette épée pour en avoir conscience, et pour essayer de travailler ma capacité à la rengainer pour ne pas blesser mon entourage.)

Les manières dont un trait s’incarne en objet imaginaire peuvent être très variées. Tout peut servir à représenter une émotion : outils, vêtements, effigies, plantes, etc. Un mnémonique peut également s’incarner en quelque chose de plus vaste, comme un lieu : une pièce en particulier ou une maison toute entière, un bâtiment, un quartier, voire un biome (un bureau, un manoir, une école, un port, une forêt, une montagne…). L’imaginaire peut également puiser dans des sources qui nous sont familières, potentiellement issues des fictions qui nous habitent déjà, comme des thèmes, des univers, etc (science-fiction, médiéval fantastique, polar, steampunk, etc, etc).

Il est également possible, mais plus complexe, notamment dans ses implications, de créer des mnémoniques anthropomorphes, c’est-à-dire des personnages. Cette méthode peut être à double tranchant, car donner de l’agentivité à un mnémonique peut servir à l’interroger, mais peut conduire à être surpris·e par ce que l’inconscience fait faire, voire dire à ces personnages intérieurs. Ce chemin peut ne pas aller beaucoup plus loin que n’importe quel autre objet intérieur, mais il peut également se poursuivre vers des sujets qui dépassent largement le cadre de cet article, notamment la tulpamancie.

Outre ce par quoi on incarne une pensée, il n’y a pas que les émotions au sens strict qui peuvent servir à créer un mnémonique. Des concepts beaucoup plus vastes peuvent prendre une forme imaginaire. Il peut s’agir de ressources (le temps dont je dispose, l’amour que je partage, le courage dont je m’arme…), d’intentions (mes projets, mes ambitions, ce que je veux être…), de véritables allégories (la mort, la justice…), des mécanismes plus complexes (une tendance à créer des attachements insécures, des problèmes avec la notion de hiérarchie en général, une sensibilité à ceci ou un évitement de cela…) ou des choses encore plus vastes, comme une relation, un deuil, sa propre enfance, le rapport à la parentalité, etc, etc.

J’essaye de donner un panorama aussi vaste que possible des applications de cet outil, mais il n’y a aucune règle stricte sur ce qui peut ou ne peut pas être un mnémonique, ni sur la manière « correcte » d’incarner un mnémonique. L’imagination, l’intuition, la recherche laborieuse, la divination, etc ; n’importe quelle méthode peut être la bonne, du moment qu’elle fonctionne. De plus, rien n’est jamais figé, et il est toujours possible de revisiter une décision : les objets mnémoniques peuvent se transformer, s’abandonner, se redécouvrir, se détruire, se réparer, voire même fusionner ou se scinder en plusieurs idées plus spécifiques, qui à leur tour pourront être raffinées et transformées à nouveau.

Jeu Intérieur

Il est possible de peupler ainsi son imaginaire personnel – son monde intérieur – d’objets, de personnages et de lieux qui représentent chacun une émotion, une intention, un fonctionnement, et de les faire dialoguer entre eux, de les employer au quotidien, silencieusement ou explicitement. Il est possible d’aller plus loin, et d’assumer de créer une sorte de perma-larp dans ce monde intérieur. La différence avec une simple utilisation de mnémoniques (évocation mentale en cas de besoin), commence par donner un temps dédié à ce « jeu » : des moments plus ou moins ritualisés dédiés à entretenir ce monde intérieur en fonction des changements « extérieurs », et à y créer et poursuivre des objectifs conscients.

Par exemple, vouloir se reconnecter à une émotion pourra se traduire par une quête pour aller chercher un artefact ou atteindre un lieu qui représente cette émotion ; chercher à affronter une peur, qui peut être représentée par un monstre imaginaire, peut se faire en s’armant de courage (où en trouver ?) ou en regardant cette peur en face (en comprenant qu’elle n’est qu’une illusion, si tel est le cas).

Se souvenir de l’élément central d’une quête (le lieu qui représente un projet, le personnage qui incarne une intention, etc) peut être l’occasion de revisiter cet objectif et d’actualiser sa progression. Quelles graines ai-je apportées à ce jardin ce mois-ci ? Que me manque-t-il encore pour me rapprocher de cette personne que je vois dans le miroir et que je souhaite devenir ? Ai-je toujours envie d’accomplir ce projet, ou est-ce le moment de l’abandonner et de faire de la place pour autre chose ?

Un jeu intérieur est également l’occasion de faire dialoguer ces concepts entre eux. Qu’il s’agisse d’une démarche consciente, d’une intuition, voire d’une action spontanée de l’inconscient, des liens peuvent se former entre plusieurs mnémoniques : poser un objet dans un lieu, confier quelque chose à un personnage, etc, peut avoir un sens plus grand que ne peut en porter un seul mnémonique. (Par exemple : poser l’objet qui représente les sentiments que j’ai pour une personne dans le lieu qui représente ma tristesse ont été une étape cruciale dans un deuil.)

Faire vivre ainsi un jeu intérieur peut aussi ouvrir une porte à l’inconscient et lui permettre de s’exprimer plus librement : les mnémoniques (en particulier les mnémoniques anthropomorphes) peuvent parfois agir ou réagir de manière inattendue. Être attentif·ve à ces brefs moments où l’imaginaire devance l’intention peut parfois apporter des éclairages importants sur nos vies. Questionner ces intuitions sans les rejeter immédiatement ni les tordre trop intentionnellement est un exercice qui peut amener une immense richesse de sens, et avec la pratique peut également augmenter la fréquence de ces inspirations limpides qui parfois nous frappent par leur clarté.

Pervasion

Échec du challenge « ne pas prononcer le mot pervasion pendant 24 h ».

La première forme de magie est de se transformer soi-même ; la seconde est de transformer le monde.

La pervasion de l’imaginaire vers le « réel » peut commencer par la fabrication d’un objet mnémonique intérieur en un objet tangible. Tenir ainsi un mnémonique dans ses mains peut alors servir d’objet rituel, permettant de canaliser de manière beaucoup plus forte une émotion, une intention, etc. Il est possible de faire l’inverse : utiliser un objet existant comme base à un mnémonique intérieur – et de faire l’aller-retour complet entre monde extérieur et intérieur : utiliser un objet tangible qui a intentionnellement reçu une charge émotionnelle. Tout processus de ritualisation, personnel ou collectif, peut venir encadrer, ou servir de prétexte à cette pervasion vers le réel, de la simple fabrication consciente d’un objet-souvenir jusqu’à l’action cathartique proche de la drama-thérapie (pratique qui elle aussi dépasse largement le cadre de cet article). Les rituels de coton vont également dans ce sens.

Il est également possible de pousser une pervasion non pas vers le « réel » mais vers le monde intérieur de quelqu’un d’autre. Un objet mnémonique imaginaire peut se donner, se recevoir, se dupliquer. Une personne peut être inspirée par le mnémonique de quelqu’un et vouloir en créer un plus ou moins similaire dans son propre monde intérieur. En écoutant le récit d’une personne, il est possible de lui proposer un point de vue, une attitude face à un problème, etc, sous forme du don d’un mnémonique imaginaire. Ceci passe par une parole performative (oserais-je parler d’incantation ?) qui commencerait par « je te donne cet objet qui… » et porterait à la fois l’intention profonde de ce que ce mnémonique représente, ainsi qu’une suggestion plus ou moins précise de ce à quoi l’objet ressemble (en mobilisant les mêmes outils qu’une création de mnémonique évoqués plus haut : une représentation visuelle, des détails, éventuellement un nom, etc). Ce processus est bien évidemment collaboratif : l’imaginaire qui reçoit un tel objet se l’approprie, autant dans sa forme que dans son fond, et exprime en retour l’incarnation qu’il fabrique à partir de ce qui lui est proposé. Cette pervasion-là ne doit jamais s’imposer, au risque de devenir une invasion, voire une manipulation.