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En préambule, je tiens à préciser que ceci est mon point de vue personnel. Je n’ai pas vocation à dire aux gens ce qu’iels doivent faire ou ne pas faire. Je répèterai “personnellement” plusieurs fois tout au long de cet article, j’explorerai des idées qui me conviendraient mieux, je suis prêt·e à ouvrir le débat et à discuter des détails, mais si votre position est “non, telle manière de faire est mieux”, ça ne sera pas une discussion, mais une simple divergence de besoins. Et ça sera entièrement ok pour moi.
En outre, considérez ceci comme un brouillon. Rien de ce que je semble affirmer ici ne doit être pris comme une Vérité, ni même comme mon avis définitif et immuable. Je suis tout à fait prêt·e à nuancer voire à réviser entièrement mon point de vue à la lumière d’un argument pertinent ou d’un angle que je n’aurais pas envisagé.
J’ai un problème avec les outils de sécurité émotionnelle. Et j’ai la vive conscience que les personnes qui disent ce genre de choses sont rarement des personnes que j’ai envie de voir à ma table. Et pourtant…
Je pars du postulat que la sécurité émotionnelle est une chose importante à établir à une table de jeu (et c’est en ceci que je diverge des mascus bas-du-front qui ont un problème non pas avec les outils, mais avec le concept de sécurité émotionnelle lui-même (et c’est avec eux que je ne veux pas parler)). Mon problème est spécifiquement avec les outils. Personnellement, je les trouve lourds et inefficaces. Je ne rentrerai pas dans les détails parce que je ne veux pas transformer ceci en pinaillage, et que de toute façon, tout le monde a des fonctionnements et des besoins différents. Je rappelle que je respecte les personnes qui ont besoin de ces outils, et je les utiliserai et les respecterai chaque fois qu’on me le demandera.
Je vais commencer par les contextes dans lesquels je pense que les outils de sécurité émotionnels sont entièrement pertinents.
Les outils de sécurité émotionnel ont une vertu totémique, et je trouve ceci effectivement très utile. Par totémique, j’entends que leur présence suffit à créer un effet bénéfique, même s’ils ne sont directement utilisés à aucun moment dans la partie (hormis leur présentation en début de partie). Plus spécifiquement, ils peuvent être indirectement utiles ainsi :
Je ne nie pas que l’utilisation concrète (non-totémique) des outils de sécurité émotionnelle soit nécessaire pour les néophytes (néophytes du jeu de rôle en général, mais aussi néophytes de la notion de sécurité émotionnelle en jeu). Mais à mon avis, ces cas ne sont pas utiles pour les personnes qui ont l’habitude à la fois de la dynamique d’un jeu de rôle (notamment la notion de distinction en-jeu/hors-jeu) et de la notion de sécurité émotionnelle. Je surnomme cette utilité “les roulettes”, celles utilisées pour apprendre à faire du vélo, et qu’on enlève une fois que l’on a pris confiance. (Cependant, je ne veux pas qu’on utilise cette notion comme moquerie, ni pour le vélo ni pour le jeu de rôle. Si une personne a besoin de roulettes, quelle qu’en soit la raison, il est important de respecter ce besoin sans jugement.)
Maintenant que tout ceci est dit, voici le vrai début de cet article : la sécurité émotionnelle n’est pas une affaire d’outils.
Le plus gros défaut que je trouve à ces outils, c’est qu’ils ne garantissent rien (même si leur rôle de totem n’est pas à négliger). Je peux poser tous les outils que je veux en début de partie, mais si une personne à ma table décide au mauvais moment de finalement n’en avoir rien à faire… someone will get hurt. Mais le secret de la sécurité émotionnelle (et du mythe des “safe spaces”), c’est que rien ne peut garantir la sécurité émotionnelle. Rien. Pas même ce que je m’apprête à proposer.
Ce que je propose, c’est la confiance émotionnelle. Et la confiance, ça ne se décrète pas, ça ne se fabrique pas avec des outils… ça se construit avec le temps, avec la connaissance progressive de l’autre. Je vais dire quelque chose qui vous paraîtra peut-être choquant, peut-être drôle, mais je vous assure que je suis sérieux·se : je considère le jeu de rôle plus+ intime que le sexe. Non pas parce que je considère le sexe comme peu intime, au contraire : parce que je considère le jeu de rôle encore plus+ intime. J’ai conscience que je diverge de la vaste majorité de mes contemporains sur cet aspect (et d’autres, mais bref), mais de ceci je tire un éclairage que je trouve intéressant : je n’utilise aucun outil de sécurité émotionnelle dans mon intimité physique, et je n’en éprouve aucun besoin. Le besoin que j’éprouve, c’est celui de la confiance. Et cette confiance ne se construit sur rien d’autre que savoir que ce que je dirai sera écouté et respecté, et que la moindre de mes manifestations de déplaisir (y compris un silence un tout petit peu trop long) sera perçue, questionnée, et reçue avec bienveillance.
Penser que des gens font du jeu de rôle avec plusieurs inconnu·es en publique… C’est vous que je trouve indécents ! ;P Mais plus sérieusement, c’est d’ailleurs pour ça que j’ai tant de mal à jouer avec des personnes que je ne connais pas (même si ça ne se voit pas). C’est pour ça que j’ai plus+ besoin d’ami·es que de joueureuses. C’est pour ça que lorsque je me pousse à jouer avec des personnes que je ne connais pas (encore), ce ne sont pas les outils de sécurité émotionnelle qui m’intéressent.
Bon. Rassurez-vous, je n’ai pas que des “vibes” à apporter à cette conversation. Au fil des réflexions, j’ai assemblé cette liste de ce qui, selon moi, instaure concrètement une confiance émotionnelle. Je la détaille juste après.
La métacommunication est selon moi la plus cruciale, et celle sur laquelle reposent en grande partie toutes les suivantes. Ce n’est pas seulement la capacité à parler hors-jeu lors d’une partie, c’est la capacité (utile également hors-jeu et en non-jeu) de communiquer à propos de la communication elle-même (un jeu de rôle étant une conversation). Demander à parler moins fort et plus lentement, c’est de la métacommunication. De même que demander si ce que l’on compte faire est ok pour tout le monde, si telle remarque doit-être comprise hors-jeu, si telle blague est en fait une manifestation d’inconfort, si tel silence est une manifestation d’ennui ou de contemplation, etc. De ceci découle pratiquement tout le reste.
Le respect mutuel signifie de prendre honnêtement en compte ce que l’autre dit, sans jugement, sans minimisation, même lorsqu’on ne comprend pas le pourquoi d’une réaction. Mes limites ne sont pas celles des autres, et inversement. Personne ne ment, personne ne joue la comédie, personne n’exagère, lorsqu’il s’agit de manifester son inconfort, lorsque le but de chacun·e est de s’amuser. C’est en sachant que les manifestations de mon inconfort vont être reçues avec respect que je peux les exprimer honnêtement.
Il est normal, et même désirable, qu’une partie de jeu de rôle soit un enchaînement enthousiaste de prises de paroles, de rebondissement fluide d’une idée sur une autre. Mais ceci laisse souvent peu de place à des silences propices à de la métacommunication, et à l’expression d’un inconfort. C’est pourquoi il est tout autant crucial d’oser interrompre, surtout lorsque la situation est grave ou urgente, que de se laisser interrompre avec grâce pour accueillir ce qui a besoin de place et d’écoute. (C’est d’ailleurs, à mon sens, également important lorsqu’il n’y a aucun problème, juste des idées qui se bousculent.) Et la métacommunication à propos des interruptions elles-mêmes (« Pardon, est-ce que je peux t’interrompre un instant ? ») permet la distribution fluide et non-hiérarchique de la parole.
La vigilance envers soi-même est cruciale, car elle est en première ligne pour éviter les problèmes. Même lorsque personne d’autre ne fait attention à moi, il faut que moi, au moins, je fasse attention à moi. C’est sur ce socle que repose la capacité à interrompre, puis à métacommuniquer sur un problème. Si je ne fais pas attention à mes propres limites, si je laisse les autres les franchir sans s’en rendre compte, sans les prévenir, tout le reste peut s’effondrer. Toute la bienveillance et le respect de l’entièreté de la table peuvent s’avérer impuissants si la personne concernée néglige son propre inconfort. Nous nous devons à nous-mêmes de respecter nos valeurs, nos sensibilités, nos vulnérabilités, et de ne pas être le ou la première à les silencier.
Bien sûr, ceci ne dédoine absolument pas de la vigilance envers autrui. Ce sont d’ailleurs les marques de cette attention, de cette délicatesse, de cette écoute qui construisent la confiance. C’est en me sentant considérée dans ma vulnérabilité que je peux me sentir en confiance. C’est pourquoi il est important de régulièrement s’assurer brièvement que ce que l’on s’apprête à faire, ou que ce que l˚on a commencé à faire avec enthousiasme est ok pour tout le monde. C’est ni plus ni moins que la vérification régulière du consentement, et c’est un concept tout aussi important en jeu qu’au pieu. ;P
Je mentionne la distinction entre la réalité et la fiction tardivement, peut-être parce qu’elle me paraît naturelle, mais peut-être est-ce un biais de ma part. Cette distinction me semble aussi importante pour se protéger soi-même que pour protéger les autres : accepter de revoir ses propres enjeux, prendre du recul, ne rien forcer. Mais paradoxalement, je suis un·e très mauvais·e élève pour cette distinction, pas parce que j’ai du mal à la faire, mais parce que j’accorde beaucoup d’importance à la fiction (j’en ai déjà parlé dans un autre article). Je pense que d’autres personnes seraient bien plus+ pertinentes que moi à développer ce paragraphe. (Ceci est une conversation.)
Ceci est une invitation (métaphorique!) à se dévétir. Les outils de sécurité émotionelle m’encombrent, me limitent, me rigidifient. Attention, je le répète : ce ne sont pas les limites des autres personnes à ma table qui m’encombrent ! C’est qu’on me demande à moi quelles sont mes limites, très longtemps avant qu’elles ne soient approchées, et qu’on me les demande systématiquement, y compris en intro d’un jeu qui bannis la violence jusque dans ses règles.
Je veux pouvoir me laisser surprendre, et me surprendre moi-même, à approcher une situation émotionnellement difficile, et à me sentir en confiance pour la traverser sans la fuir. Je veux pouvoir me sentir suffisamment en “sécurité” pour accépter des propositions de jeu audacieuses, des émotions dérangeantes, des inspirations étranges. J’aimerais ne pas me coincer moi-même, parce que j’ai dit a priori que je ne voulais pas ceci ou cela, et passer à côté d’une opportunité en or d’affronter mon inconfort dans un cadre bienveillant, et d’attraper même les inspirations les plus audacieuses.
(Je répète que si les autres posent leurs limites, a priori, par des outils ou des manifestations d’inconfort à chaud, je les respecterai, ce n’est pas ça qui me limite.)
Je veux pouvoir commencer une partie de jeu wholesome avec des inconnu·es, et à mon tour de parole pour définir mes lignes et voiles, dire « surprenez-moi ; venez flirter avec mes limites ; faites-moi confiance pour crier “safeword” si ça me va pas ; moi, je vous fais confiance pour prendre soin de moi. »
Mais je comprends que ça ne soit pas la cam de tout le monde, un jeu qui commence par “vous n’avez pas le droit d’utiliser d’outil de sécurité émotionnelle”, en vous mettant au défi de le prendre au sérieux.
Prenez soin de vous, prenez soin des autres, utilisez tous les outils que vous voudrez si vous en avez besoin, je les respecterai chaque fois qu’on me le demandera… Mais personnellement, je crois que je vais m’autoriser à m’en passer, et commencer à plutôt aller chercher de la confiance.
Coeur sur vous.