Accueil > Non-Fiction > Créativité > Pervasion Paisible
Punaisé au-dessus de mon bureau, il y a ce bout de papier avec écrit dessus :
« Écrivons des jeux lyriques, sérieusement ; des expériences de pensée qui nous feraient regarder les choses différemment ; écrivons des “make-believe” et jouons-y sérieusement, à l’intérieur de notre quotidien, pour l’embellir… ou le briser. Prétendons sérieusement être autre, et, peut-être, autorisons-nous réellement à le devenir. »
Par “jeu lyrique”, j’entends un jeu qui est déjà intéressant juste à envisager, ou pour lequel juste le lire est déjà un exercice de pensée, un questionnement de soi, une invitation à l’imagination, avant même – voire sans même nécessiter de le mettre en pratique. Un jeu lyrique peut être lui-même, dans son texte, dans la manière dont ses règles sont formulées, poétique, plus ou moins abstrait, (oserais-je dire) “beau”.
Il semble naturel d’en déduire qu’un jeu lyrique devrait plus se concentrer sur le quoi de ce qui est “mis en jeu” que sur le comment.
Par “perma-larp” (“jeu-de-rôle grandeur-nature permanent”), j’entends un jeu qui se joue en temps réel, plus ou moins tout le temps, par-dessus, voire à l’intérieur de la vie de tout les jours, comme un sous-texte à tous les autres jeux (sociaux, genrés, logistiques) auxquels on joue déjà. Une sorte de faire-comme-si auquel jouer en parallèle du faire-comme-si “je suis un adulte” auquel on joue déjà.
(Je déteste le terme ARG (Alternate Reality Game), mais peut-être que ce que je déteste, c’est juste ce que certaines personnes en ont fait, et pas le mot, ni absolument tout ce qui a été fait sous ce mot. Bref.)
Par “pervasion paisible”, j’entends tout ce qui brouille les frontières entre jeu et non-jeu sans brutaliser ni l’un ni l’autre. Je déteste la gamification et ce qu’elle a de profondément capitaliste, mais je pense qu’il est possible de regarder le monde avec un prisme différent, un prisme ludique (oserais-je dire), tout en regardant certains jeux avec un prisme très sérieux, en les laissant entrer pervasivement dans le quotidien.
Par exemple, je trouve qu’acheter des cartes Magic sur Internet possède ceci de très pervasif que des décisions de jeu (le choix des cartes qui vont dans un deck) et des décisions financières entièrement hors-jeu (à quoi l’on dépense l’argent dont on dispose) s’influencent mutuellement. Et je trouve que cet exemple montre bien que (à un capitalisme près) les deux domaines ne se brutalisent pas, mais dialoguent. (À l’inverse, la gamification d’un espace de travail a ceci de brutal qu’elle masque la brutalité déjà existante du salariat capitaliste et instrumentalise les ressorts ludiques pour son seul profit, et pas au profit du jeu. (Ne me lancez pas sur les jeux éducatifs, j’ai un article à finir !))
Pour moi, une pervasion paisible doit respecter la fiction d’au-dessus (pardon, la “réalité”) en ne lui imposant rien (le consentement !), mais plutôt en lui proposant de modifier très légèrement son déroulement normal pour permettre à la fiction d’en dessous (“le jeu”) de déployer son prisme. (Exemple : acheter une carte Magic / acquérir un nouveau sort.) Ce respect mutuel des deux “niveaux de lecture”, où le jeu ne vient pas faire dérailler la réalité, et où celle-ci ne vient pas étouffer le jeu, a pour objectif de faire advenir cette “paisible” cohabitation, dans laquelle des actions peuvent avoir du sens dans les deux diégèses à la fois.
Une suggestion de perma-larp paisiblement pervasif (splendide allitération) serait de dire « je suis une fée, et le baiser d’une fée est mortel aux humains ; mon amour est fugace, et si tu m’embrasses, tu te laisseras dépérir de chagrin… à moins de me suivre au pays féerique et de devenir une créature magique à ton tour. » (Si cette phrase n’est pas déjà un jeu lyrique en soi…) Dans cet exemple, la performativité de « mon amour est fugace » se lit légèrement différemment depuis le point de vue de la “réalité” (comprendre « ceci est un jeu et ne doit pas être pris au sérieux ») ou du jeu (comprendre « je suis une créature magique et ma temporalité n’est pas celle des humains »). Les deux diégèses suivent un parcours parallèle, dans lesquels les actions suivantes ont elles aussi ces deux lectures superposées : refuser d’entrer dans le jeu ou jouer la peur de ce funeste destin annoncé ; jouer le jeu (littéralement) et « devenir une créature magique ». Partant de là, il suffirait de brouiller la frontière entre le jeu et l’anarchie relationnelle (voire abolir cette frontière) et il n’y aurait plus de jeu, mais une simple métaphore, qui n’aurait plus aucun écart tangible avec la “réalité”.
Un “rituel de coton”, c’est une forme de jeu que j’essaye de formaliser ici (et depuis quelque temps déjà). Un rituel de coton ne serait peut-être pas un perma-perma-larp (quoi que plusieurs rituels pourraient constituer un perma-larp), peut-être pas un jeu entièrement lyrique (mais avec au moins un certain lyrisme), mais aurait clairement une intention de pervasion paisible.
Mon exemple de travail (work in progress) est « comment réparer un cœur brisé » ; ce jeu utiliserait un véritable objet brisé, qui serait défini par lea joueureuse, et pas nécessairement brisé spécifiquement pour l’occasion (par exemples : une assiette ou un bol, une photo déchirée) ; le jeu ne serrait techniquement rien de plus que recoller l’objet, mais les instructions seraient comme une métaphore par-dessus cette réalité simple. Les morceaux seraient nommés “émotions”, et la colle ou le scotch serrait nommé “compassion”. La préparation ferait elle-même partie du jeu ; par exemple “aller dans un monde cruel et en ramener la précieuse compassion” pourrait être le prisme par-dessus “sortir acheter de la loctite” ; “choisir son armure” pour “prendre un manteau”, etc. Des actions attendues pourraient faire ainsi partie du jeu, comme dégager un coin de table et apporter une lampe de bureau ; des actions moins attendues pourraient être une légère concession demandée à la “réalité”, comme fermer les portes et éteindre son téléphone.
La temporalité serait également un point de négociation entre jeu et non-jeu : est-ce que les trajets demandés par le jeu sont toujours en jeu ? Si différentes étapes doivent se faire à différents moments, le jeu est-il interrompu entre-temps, ou le quotidien au milieu est-il discrètement recouvert par le jeu en suspens ? Que signifie cette attente, dans l’univers ludique ? Comment est-elle justifiée, ou interprétée ? Certains rituels de coton pourraient même jouer avec cette temporalité, forcer des étapes à se dérouler sur différents jours, pour intentionnellement créer cette pervasion discrète. À quelle fin ? Dans le but de créer quelle émotion ? (Faut-il laisser l’objet “cicatriser” pendant une nuit ?)
Un rituel de coton aurait un versant clairement lyrique, où l’énoncé des actions requises se feraient dans la langue du jeu (c’est-à-dire à l’intérieur du cadre du jeu lui-même, dans son propre prisme ludique), et par nécessité un versant plus pragmatique, qui expliquerait clairement comment décider la signification concrète de « aller dans un monde cruel pour en ramener la précieuse compassion ». S’agit-il de sortir au supermarché du coin, ou d’aller fouiller dans le tiroir de la cuisine ? Bien moins lyrique, tout d’un coup. À moins que la règle du jeu ne soit extérieure au jeu lui-même ; « Rituel de Coton » ferait office de système de jeu (comme D20-system, Fudge ou PbtA), et chaque jeu / chaque rituel serait réduit à sa dimension lyrique. Pour y jouer, il suffirait de suivre l’esprit du système en créant sa propre interprétation concrète de ce que le rituel demande.
Bon, j’ai conscience de prendre un peu cet article en otage pour mon propre brainstorming, mais promis j’arrête.
On pourrait facilement, partant de tout ceci, imaginer un “méta-jeu”, où tout pourrait être jeu. Plus spécifiquement : on pourrait envisager de considérer que chaque chose, chaque acte, chaque parole a le potentiel de devenir prétexte à ce genre de métaphore ludique, de venir sans s’altérer s’inscrire dans un cadre différent. Faire la cuisine deviendrait de l’alchimie, le ménage deviendrait un rituel de purification, les interactions sociales un jeu de cour, etc, etc.
Beaucoup de pratiques néopaïennes partagent des similarités avec cette intuition (que je développe ici en temps réel) ; j’irais même jusqu’à dire qu’elles ne sont pas différentes de ce que je nomme “jeu”, ou plutôt que “sorcellerie” et “rituels de coton dans un perma-larp paisiblement pervasif” sont deux vocabulaires différents pour parler de la même chose. Mais attention : ce n’est pas le sérieux de la magie que je remets en cause, au contraire. C’est la soi-disante “réalité” que j’attaque frontalement. La question n’est pas de savoir si je crois ou non à la magie, mais de questionner si je crois à la “réalité”.
J’estime qu’il suffit d’un simple pas de côté pour considérer un rituel de coton comme de la sorcellerie “sérieuse”, et qu’il suffit du même pas de l’autre côté pour considérer tout rituel néopaïen très premier-degré comme une fiction pervasive (dont la réelle magie réside très certainement, imho, dans cette pervasivité, et cette capacité à subvertir la réalité (oh les gros mots)). Qu’est-ce que la vraie magie, si ce n’est s’appuyer sur la fiction pour transformer la réalité ? Qu’est-ce qu’un sort, si ce n’est une parole prononcée avec assez de conviction pour que la réalité en soit altérée ? Et que devient un jeu, lorsqu’il est pratiqué avec beaucoup de sérieux ?
Bon, bref. Concrètement.
Là où le larp de coton peut devenir “perma”, c’est à mon sens dans l’improvisation quotidienne des fameuses règles d’interprétation dont je parle plus haut, mais à l’envers. C’est-à-dire que, au lieu de partir du rituel lyrique « pour réparer un cœur brisé, allez dans un monde cruel pour en ramener la précieuse compassion » et de l’interpréter comme « aller acheter de la colle au supermarché pour recoller un bol », il faudrait tout le temps improviser le chemin inverse. Par exemple, ce serrait remplacer mentalement « choisir quelles boucles d’oreille je mets pour aller voir ma mère » par « choisir le bon talisman qui me donnera la force de rester honnête envers moi-même ». Répété quotidiennement, ce jeu peut devenir un vernis omniprésent, capable de recouvrir chaque recoin de nos réalités domestiques et sociales.
Les règles d’un tel jeu ne peuvent être que personnelles, voire intimes, puisqu’il s’agit d’une improvisation permanente, d’un monologue interne et quotidien face au monde alentour. Mais ce serrait se priver de la dimension multijoueur déjà existante de notre fiction partagée (pardon : de “la réalité”). Il faut alors que la pervasion se fasse d’un individu à l’autre, tout en restant aussi paisible que d’une diégèse à l’autre. Par “paisible”, j’entends toujours l’absence de brutalisation d’une fiction par une autre : la réalité d’une personne ne devrait jamais s’imposer à celle de quelqu’un d’autre. (Plus facile à dire qu’à faire ; j’en sais quelque chose : je me rends régulièrement coupable de cette brutalisation, même si j’y travaille.) Concrètement, il faudrait rendre nos propres perma-larp invitants, explicites, participatifs. Il faudrait proposer à d’autres de jouer le jeu, de temporairement suspendre leur incrédulité pour se laisser devenir des ingrédients, voire des participant·es de nos rituels de coton. Puis il faudrait encourager ciels qui en ont la curiosité à créer leur propre prisme, à écrire mentalement les règles de leur propre perma-larp, puis à nous y inviter à leur tour.
Le mot “queer” est en train de faire un trou dans ma feuille de brouillon tellement il brûle d’être écrit depuis le début de cet article. Mais je vais être raisonnable et laisser cette dimension de la discussion à une autre catégorie, et l’écriture de cet autre article à un moment futur.
Ici, je ne dirai que ceci : en tant que torsion des règles de la norme dominante, toute identité queer peut d’ores et déjà être vue comme un verbe performatif, comme un perma-larp pervasif, comme une magie transformative et subversive.
Drop the mic.