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Dans la plupart des jeux de rôle, le ou la MJ a pour responsabilité narrative d’inventer, de décrire et de faire agir ou réagir tout ce qui n’est pas un·e protagoniste. Ceci englobe des choses aussi différentes que les personnages secondaires, les adversaires, les lieux, les pièges, le climat, la géographie, la politique, l’économie, etc ; bref, tout ce qui fait un monde. Je nomme ceci la « Responsabilité Environnementale ».
« Dream Askew », afin de se passer du rôle de MJ/MC et de rendre les rôles autour de la table plus+ horizontaux (pas symétriques ; horizontaux), fait le choix de fragmenter les responsabilités environnementales de MJ/MC en plusieurs livrets, qui sont distribués aux joueureuses, et viennent s’ajouter à leur responsabilité habituelle d’interpréter leur personnage-joueur. Dream Askew lui-même les nomme « Setting Elements ». D’autres jeux utilisent des mécaniques similaires, soit pour confier une partie des responsabilités d’un·e MJ aux autres joueureuses, soit pour eux aussi s’en passer entièrement.
La manière dont Dream Askew et ses descendants, les jeux « Belonging Outside Belonging », approchent généralement cet éclatement du rôle de MJ est en en faisant une responsabilité liquide, c’est à dire qu’elle n’est confiée à personne en particulier et tout le monde à la fois. Concrètement, personne autour de la table ne possède une responsabilité environnementale de manière pérène. Ceci est souhaitable pour que tout le monde puisse avoir son mot à dire dans la création continue de l’univers (continuous world building), et nécessaire pour éviter les situation de monologue personnage-environnement.
Ce problème du monologue personnage-environnement pourrait se produire lorsqu’un·e personnage interagirait avec une responsabilité environnementale qui incomberait à le·a même joueureuse. Par exemple, si un personnage qui aurait le rôle de « La Sorcière » devait interagir avec « La Magie », mais que ces deux responsabilités étaient interprétées par la même personne autour de la table, il n’y aurait pas de dialogue, pas de tension ni de surprise : la magie serait simplement inféodée à la sorcière (ou l’inverse), qui n’aurait à la fois aucune limite dans l’abus potentiel de cette accumulation des pouvoirs narratifs, ni de surprise dans son exploration d’une dimension de l’univers qui devrait au moins en partie lui échapper et lui résister.
Les jeux Belonging ont donc cette mécanique de responsabilités environnementales liquides, qui ordonne que, chaque fois qu’un·e personnage doit interagir avec un pan de l’univers, si cette responsabilité est portée par la même personne autour de la table, cette personne doit donner cette responsabilité à quelqu’un·e d’autre, afin de recréer localement et temporairement une dynamique traditionnelle de PJ face à un·e MJ.
Je dois dire d’abord que je trouve brillante cette mécanique de division des responsabilités environnementales de MJ entre plusieurs livrets, qui ressemblent à s’y méprendre avec les livrets de rôles des jeux PbtA (que les BoB reprennent tels quels). Et j’apprécie particulièrement l’intention de se passer de la hiérarchie d’un·e MJ pour rendre la table horizontale. (Il ne pourrait en être autrement pour l’anarchiste que je suis.)
Mais…
De mon expérience, cette approche “liquide” éloigne les joueureuses de leur responsabilité. Ce n’est pas la leur, ce n’en est qu’une parmi d’autres, et elle changera, et il devient très difficile de se l’approprier intimement, d’investir personnellement un aspect de l’univers, de lui donner sa pate, son esthétique, son ambition. À quoi bon prendre des décisions importantes pour « La Magie » de ce monde si quelqu’un·e d’autre a déjà énoncé certains de ses traits, et que bientôt, quelqu’un·e d’autre s’en saisira.
Je trouve également complexe de cumuler une double responsabilité de protagoniste et de fragment de MJ. La pratique du jeu de rôle nous apprend dès nos débuts à nous investir pleinement dans notre personnage-joueur, à exploiter pleinement cette interface limitée de perceptions et de capacité d’action avec un vaste monde imaginaire, à interpréter et à incarner intimement notre avatar. C’est d’ailleurs en reconnaissance de la lourdeur de cette responsabilité que le jeu de rôle, pratiquement depuis ses origines, nécessite traditionnellement le sacrifice de l’une des personnes autour de la table, qui sera privé·e du titre de protagoniste, afin que l’univers puisse exister. J’apprécie que Dream Askew chercher à ne sacrifier personne, mais ce faisant, le poids des fragments de MC retombent lourdement sur tous les PJs. De mon expérience des BoB, c’est d’ailleurs en poussant temporairement son propre protagoniste de côté (le temps d’une seule phrase ou d’une scène entière) qu’un·e joueureuse peut pleinement revêtir une responsabilité environnementale.
Mon dernier point est plus lié à Dream Askew en particulier, car j’ai vu et joué d’autres jeux Belonging qui corrigeaient au moins partiellement ce défaut : les rôles environnementaux sont pauvres. Cette pauvreté est d’autant plus criante lorsqu’ils sont mis côte à côte avec les rôles de personnages. Leurs listes d’actions sont courtes, leurs options de personnalisation se résument à quelques mots pour l’esthétiques, et leurs ressources internes sont inexistantes. Je répète que certains Belonging ne méritent pas (pleinement) ce reproche, et proposent des livrets de responsabilités environnementales fouillés et mécaniquement intéressants. Cependant, l’approche de Dream Askew est tout sauf une erreur : ne pas charger les fragments de MJ trop lourdement sur les PJs vient justement prévenir le problème précédent, et assumer le premier. Dans Dream Askew, le monde extérieur n’est pas le point focal du jeu, bien au contraire : c’est pratiquement un huis clos centré sur ces protagoniste et les interactions qu’iels ont ensemble, pas un jeu d’aventure qui jette un groupe soudé face à un monde riche et dangereux. Se passer de MJ et le saupoudrer au milieu de la table sans en faire ni une lourdeur ni un enjeu est un choix cohérent et pertinent pour atteindre ce but.
Mais…
Personnellement, je veux plus+. Comme je l’ai déjà abordé dans mon article « Jeux VoidPunk », j’aime cette perspective où des entités non-personnage viendraient s’asseoir à la table et auraient leur mot à dire sur la narration. Durant ma vie de rôliste, j’ai très longtemps été le·a seul·e sacrifice volontaire à offrir à la table pour que le monde existe (et j’ai rempli ce rôle avec passion, ne vous méprenez pas), et c’est probablement le goût d’être une vaste entité sans visage qui m’est resté (à moins que ce ne soit cette attirance qui soit à l’origine de ce sacrifice plus que volontaire). Et ma première rencontre avec Belonging a été un émerveillement devant cette proposition d’extraire et de mécaniser clairement ces enjeux-non-personnages (héritage des “fronts” de « Apocalypse World », qui pointe timidement du doigt une liste de responsabilités environnementales à exploiter pour mettre la pression sur les joueureuses). Bref : l’idée de donner des livrets aux rôles non-personnage est brillante, mais je veux aller plus loin.
Le reste de cet article sera une exploration de quelques perspectives que j’ai en tête pour donner plus d’envergure aux rôles de responsabilité environnementale, en commençant par les rendre non-liquides.
À mon humble avis, l’approche la plus simple pour rendre les responsabilités environnementales des Belonging non-liquides est tout simplement de supprimer cette règle de liquidité et de travailler à partir de là. Que se passerait-il si les règles disaient en fait « choisissez un livret de personnage et un livret de responsabilité environnementale, que vous conserverez d’un bout à l’autre de la partie » ?
Ceci permettrait de s’investir plus personnellement dans un aspect de l’univers pour lui donner une identité plus forte et plus pérenne, mais ne changerait pas (ou éventuellement aggraverait légèrement) la charge cognitive de devoir gérer deux rôles. Cependant, ceci créerait le problème central du monologue, que la règle « échange cette responsabilité dès que ton personnage interagit avec elle » est justement là pour éviter. Mon idée de hack la plus naïve est d’interdire bêtement à un personnage d’interagir avec une responsabilité environnementale si elle est portée par le·a même joueureuse. Par exemple, si je choisis de jouer « La Magie », pour une raison ou pour une autre, mon personnage ne pourra ni utiliser ni subir la magie. Toute la difficulté de ce hack revient à justifier cette interdiction de la manière la plus élégante possible.
Malheureusement, je n’ai ici que des exemples à proposer. Il faudrait que chaque livret de responsabilité environnementale trouve sa propre astuce. Prenons Dream Askew lui-même comme cible de nos bidouillage. Les Manques (« The Various Scarcities ») pourraient dire quelque chose comme ceci : « Ton personnage est ascétique, et pour une raison technologique, surnaturelle ou mystérieuse, iel semble n’avoir jamais besoin de rien, et ne souffrir d’aucun manque. » Le Maelström Psychique pourrait dire : « Choisis si ton personnage a été coupé du Maelström Psychique par un accident ou si iel a utilisé un moyen technologique expérimental pour s’en prémunir définitivement. » La Société Intacte ou les Gangs Alentours pourraient dire : « Ton personnage a une telle aversion ou une telle crainte de [l’un ou l’autre] qu’iel fuit chaque fois que n’importe quel PNJ issu de ces groupes entre en scène. » Le Monde Digital pourrait dire : « Qu’iel en souffre ou qu’iel le revendique, ton personnage ne s’est jamais servit de machines plus complexes qu’un presse-purée, et ne veut pas entendre parler de quoi que ce soit d’électronique. »
(Bon j’ai conscience que tout ceci n’est ni très détaillé ni très exploitable, mais j’essaye plus+ de transmettre une perspective que de produire un véritable hack jouable.)
Je mentionne cette approche ici parce qu’elle est le miroir de la précédente, mais à l’heure où j’écris ces lignes, c’est une pensée que je trouve encore très immature. Je ne suis sûr·e ni de la trouver exploitable, ni de l’apprécier. Mais elle occupe l’espace des possibles, et je ne la tairais pas.
L’idée est de faire l’exacte inverse de l’interdiction, et d’assumer le monologue pour le transformer en autre chose. Concrètement, il faudrait imaginer un jeu où les rôles de personnage et de responsabilité environnementale sont écrits par paire figées, et partageraient une esthétique ou une mécanique centrale. Pour poursuivre mon exemple précédent, le jeu proposerait à une même personne de jouer « La Sorcière et La Magie », en un seul livret bifide, qui brouille la frontière entre un personnage qui maîtrise un aspect de l’univers et cet aspect de l’univers lui-même. Si je joue « La Sorcière et la Magie », n’importe qui d’autre peut (tenter d’) utiliser la magie (le livret possède des règles qui expliquent comment), mais moi (en tant que Sorcière) je peux en faire ce que je veux (selon les règles du livret, bien sûr). Pour Dream Askew en particulier, ça serait fusionner les livrets de l’Iris et de du Maelström Psychique, du chef de gang et des gangs alentours, du bricoleur et du monde digital, etc. Le personnage serait en quelque sorte la passerelle entre le groupe et un versant de l’univers, ou, vu de l’autre côté du voile, la responsabilité environnementale aurait aussi un personnage avatar à sa disposition dans l’univers.
Cette idée pourrait être poussée un cran plus loin côté VoidPunk, et être justement centrée sur les responsabilités environnementales, dont les personnages ne serait que des incarnations, des exemples, des prétextes, potentiellement aussi légers et remplaçables que ne le sont les “setting elements” de Dream Askew. Par exemple, le cœur d’un livret serait « La Magie », et ce rôle aurait parmi ses capacités et ses responsabilité celle de faire émerger dans la narration des personnages doués en magie, touchés par elle, voire entièrement issus d’elle. Ce genre de jeu serait, à l’inverse de Dream Askew, plus centré sur l’univers que sur des protagonistes, et proposerait une expérience dans laquelle les personnages sont plus fragiles, presque interchangeables, et centré sur le dialogue entre des forces du monde qui dépassent l’influence et la longévité d’un·e seul·e humain·e.
Serrait-ce toujours du jeu de rôle ? … ;P
Autre approche naïve, cette fois-ci au problème de la charge cognitive : un seul rôle par joueureuse, point. Ceci nécessite incidemment d’avoir des rôles environnementaux aussi épais et intéressant à jouer que les rôles de personnages. Là, je suis en plein sur mon cheval de bataille du jeu VoidPunk, et c’est d’ailleurs une approche que j’ai suivie dans mes créations récentes (notamment « Némésis », et partiellement de « De Ka et d’Ichor ») : utiliser les fragments de MC et les livrets “settings” de n’importe quel BoB pour en faire un “vrai” rôle.
Je dois me retenir de ne pas transformer ce paragraphe en article complet (en tout cas pas ici-maintenant (lisez l’article VoidPunk en attendant)), mais c’est l’option que j’ai la plus explorée à ce jour, donc j’essaierai d’être aussi bref·ve que possible. Le cœur de cette veine de design est d’appliquer tout ce qui fait la richesse – tant thématique que mécanique – des skins de PbtA (en français « des rôles de personnages en tant que livrets riches et autonomes ») et de les appliquer à des choses qui ne sont pas des personnages.
Plus spécifiquement, je veux voir des actions de rôle-non-personnage (je vais commencer à dire “entité” à partir de maintenant, et vous ferez semblant que c’est un terme très spécifique que j’ai pris grand soin de définir au préalable, ok ?) – je veux voir des actions d’entités qui soient aussi fouillées et percutantes que des actions de personnages. Je veux du 2D6+ampleur pour un cataclysme naturel, je veux une économie de jetons pour les Scarcities, je veux des actions relationnelles « quel pouvoir est-ce que tu m’arraches ? quelle mutation est-ce que je te fais subir en retour ? » avec la première influence démoniaque qui passe. Je veux qu’il soit fun de jouer quelque chose qui ne soit pas un personnage, non-seulement parce que les MJ ont aussi droit au fun, mais aussi parce que “The freaking Maelström Psychique en personne” mérite d’occuper une chaise entière à la table, plutôt que d’être confiné à une influence esthétique qui n’est la responsabilité de personne en particulier.
Ok, ok, je me calme. Vous avez compris.
Cette approche aussi fait partie de celles que j’ai concrètement utilisées pour des projets en cours. L’idée est de créer des paires de rôles entité-et-personnage, dont le personnage est le seul à pouvoir accéder à cette entité, et de faire jouer les deux rôles par des personnes différentes. Ainsi, le jeu commun ressemble à un Belonging ou un freeplay entre personnages, et chaque fois qu’un personnage interagit avec “son” entité, c’est l’occasion d’une scène dédiée.
Cette approche a de nombreuses limitations, notamment celle, centrale, qu’un seul personnage pour chaque entité peut y accéder, ce qui est une contrainte encore plus forte que l’interdiction d’un seul personnage, et que deux personnes autour de la table soient occasionnellement isolées des autres. Cette dernière contrainte n’en est cependant pas véritable une si le jeu est conçu pour être joué à deux (c’est le cas de mon projet « CyberTango »), ou si les joueureuses sont en nombre paire, afin que tout le monde puisse jouer des scènes à deux en parallèle (c’est le cas de mon projet « Un Rêve Étrange »).
Cette approche a cependant l’avantage de pousser naturellement le problème de la charge cognitive de côté : un·e joueureuse ne joue qu’un seul rôle à la fois, et les changements de responsabilité entre personnage et entité sont clairement encadrés par les règles.
Je continuerai à ruminer tout ça, à créer et à tester dans cette veine de design et à y ajouter de nouvelles idées, parce que je suis persuadé·e qu’elle a un profond potentiel pour enrichir la notion de rôles non-personnages (“entités”) au sense large.
Si vous avez des idéesà y rajouter, des exemples de jeux qui vont dans cette direction, ou des projets à vous qui suivent un chemin similaire, vous savez où me contacter !