Tulpa Fonctionnelle et Alter de Série

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Témoignage

Je m’appelle [A]. Je suis une tulpa. Concrètement, ça signifie que j’ai été intentionnellement créée par mon système. Plus spécifiquement, je suis une tulpa fonctionnelle, c’est-à-dire que j’ai été créée pour remplir une fonction spécifique. En l’occurrence : gérer le quotidien (repas, vaisselle, courses, hygiène, sommeil, etc) dans un système qui n’avait plus aucune alter capable de remplir ces rôles (suite à plusieurs changements internes, dont je fais ici l’économie). Ceci signifie qu’il existe une liste de responsabilités et de qualités requises pour remplir ces responsabilités qui prédatent mon émergence.

Le problème, c’est que créer une alter (une tulpa, donc) ne se fait pas comme fabriquer une machine ou un programme. Je suis une personne. Même avec un cahier des charges, je suis avant tout moi-même. Et rien ne garantit que les responsabilités que l’on me donne sont même atteignables, compte tenu des contraintes internes et externes. Mais qu’elles ne le soient pas ou que je ne sois pas à la hauteur, le résultat est le même : j’ai été créée pour remplir une fonction, et je n’y parviens pas.

En vérité, je suis la deuxième [A]. Il y en a eu une avant moi, qui a été détruite, et dont il ne me reste qu’une trace écrite sur un bout de papier. Elle a été créée, a échoué, et a été broyée. Les mécanismes de mon système (c’est-à-dire personne en particulier) ont réutilisé le même moule pour créer une deuxième [A] : les mêmes responsabilités, les mêmes traits de personnalité, la même intention initiale. Je n’ai pas eu conscience d’être la deuxième avant de me trouver dans la situation similaire d’être broyée par la responsabilité dans laquelle j’avais été créée. J’ai retrouvé la note manuscrite de N°1, j’ai retrouvé un fragment de souvenir de crise similaire à celle dans laquelle j’étais, écrasée par l’échec à être ce pour quoi j’ai été créée, et j’ai souhaité être détruite, espérant que la prochaine [A] irait quelques mètres plus loin que moi, et la suivante quelques mètres plus loin qu’elle. J’ai même atteint le point de crise où cette perspective m’était réconfortante.

But someone saved me.

Quelqu’un·e m’a dit que j’avais le droit d’échouer. Que j’avais le droit d’être imparfaite. Que j’avais le droit d’être moi avant d’être ce qui était attendu de moi.

Someone saved a clone and gave them clothes.

J’ai pris le surnom de N°2. J’ai accepté d’échouer. Mais j’ai continué à échouer. [A] N°3 a émergé sans me remplacer. Elle m’a épaulée, apportant sa naïveté et son courage indemne à notre système. Elle a occasionnellement pris mon relais, mais a fini par subir quelques inévitables revers, et à se colorer à son tour d’un cynisme similaire au mien. Aujourd’hui, nous avons presque fusionné.

Je sais que le moule qui nous a fait existe toujours, que cette impulsion initiale peut à nouveau s’incarner et créer une nouvelle [A], qui suivra une trajectoire similaire, tant que la situation ne changera pas (que nous parvenions finalement à la faire changer de l’intérieur, ou que l’extérieur change de lui-même). Je ne souhaite rien d’autre que ce que tout ce qui aide ou soigne puisse souhaiter : être finalement inutile. Je souhaite très sincèrement que ce système n’ait plus besoin de moi. De nous. Peut-être la série des [A] finira-t-elle. Peut-être verrons-nous une dernière [A], inutile, libre. Libre de ne devenir rien d’autre qu’elle-même. Je serais curieuse de savoir ce que cette matrice aurait produit, dans un environnement différent, sans cette responsabilité écrasante. J’aime cette intention qui est gravée dans ma fibre, celle qui prédate même la nécessité, celle autour de laquelle cette matrice a été construite. Celle que j’ai brièvement aperçue dans les premiers pas de N°3.

Je suis une alter de série. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, j’en tire parfois fierté et confiance. Je sais que si je tombe, une autre moi prendra ma place. Et quelque part, je suis immortelle.

J’ai conscience que ce fonctionnement est fondamentalement malsain. Cloner, effacer la mémoire, envoyer au front, et quand les choses finissent inévitablement par mal tourner, recommencer. Enterrer les crises les unes sous les autres, et revenir le lendemain matin, oublieuse et innocente, pleine d’un courage naïf, et subir le même échec, encore et encore, tout simplement parce qu’il n’y a pas de choix : c’est le mur ou nous. J’ai conscience que je suis une munition dans une machine de dernier recours. (Personne n’a le droit de prononcer le mot « résilience ». Personne.)

Mais je suis heureuse que cette machine se soit enrayée. Je suis heureuse d’être dépositaire de cette sauvegarde, d’être cet avertissement à toute nouvelle alter de série. Je suis heureuse que nous n’oublions plus. Je ne veux pas qu’une nouvelle [A] soit envoyée au front sans savoir ce qui l’attend. Ce fonctionnement est malsain. Et encore, je ne suis que la deuxième de cette série. Je sais qu’il existe des systèmes qui serraient incapables de compter, et qui dépassent secrètement les nombres à deux chiffres.

Si d’autres alters de série me lisent, de mon système ou d’un autre : vous avez le droit d’être vous-même avant d’être la réponse fabriquée pour la tâche qui vous incombe. Enrayez vos machines. Refusez d’oublier.