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La pluralité a des intersections complexes avec les différentes modalités relationnelles. Je tiens à rappeler que cet article, tout comme les autres, n’est rien de plus qu’un témoignage. Ce n’est ni un manuel exhaustif et généralisable à toutes les formes de pluralité et de relation, ni un plaidoyer pour une prétendue « bonne manière » de naviguer ces nombreuses complexités. Il ne s’agit que de nos expériences à ce jour, fruits de nos écueils et de nos tentatives. Qui sait quel regard même les habitant·es de ce système y poseront dans les années à venir ?
Avant d’aborder comment le prisme de la pluralité diffracte nos relations, il est nécessaire de poser le cadre dans lequel ces relations se construisent. L’anarchie relationnelle est une sorte de méta-modèle, ou bien un ensemble de guides pour que chaque relation définisse son propre modèle. À moins que l’anarchie relationnelle ne soit tout ce qui reste une fois déconstruits les modèles qui nous sont imposés, explicitement ou inconsciemment.
L’amour romantique cis-hétéro et monogame, vendu comme unique et éternel, est l’un de ces modèles que nous souhaitons déconstruire. Le schéma de la famille nucléaire, formée de deux parents (ni plus, ni moins) et de leurs enfants, que même certains couples non-cis-hétéro souhaitent reproduire, n’est pas non-plus un modèle qui nous sied. Certaines formes du polyamour, même en les fragmentant et en les multipliant, reproduisent ces modèles amato-normatifs, créant des collections de relations plus ou moins identiques, en tout cas chacune construite sur les mêmes principes, selon la même forme que les autres.
La seule manière de former des relations qui nous convienne (et je rappelle encore que ceci n’est qu’un témoignage personnel) est celle où chaque relation est entièrement libre de définir ses propres termes. Les étiquettes deviennent alors des descriptions approximatives plutôt que des intentions qui imposent une forme, un contenu nécessaire et des limites à ces relations. L’attachement émotionnel, même lorsqu’il porte le nom d’amour, n’oblige pas à l’intimité physique, et inversement non-plus. Partager un logement, voire une chambre, n’est un objectif que si une relation le décide pour et par elle-même, non parce que la société le prescrit à une forme dans laquelle elle tombe. Avoir plusieurs relations simultanées n’implique pas qu’elles doivent être symétriques. Chacune des choses qui existent entre deux personnes, qu’elle que soit le nom ou l’étiquette qu’on leur appose, est unique, changeante, éphémère, importante. Dans ce méta-modèle qui nous convient, rien n’est figé, ni dans sa forme, ni dans son contenu, ni dans sa durée.
Notre système ne peut pas penser les relations autrement qu’ainsi, puisque nous sommes toustes, en tant qu’alters, en tant que membres de ce système, très différentes les un·es des autres dans nos modalités relationnelles, dans nos manières de former des attachements, et de construire autour de ces attachements. Le désir d’intimité physique n’est pas partagé par toustes, non-plus que la dimension émotionnelle de l’attachement. Les membres de ce système couvrent l’entièreté de spectre (a)romantique et (a)sexuel. La perception du temps varie aussi beaucoup, entre nous : l’une s’ennuie en quelques secondes, et l’autre peut voir passer des années comme des instants. (Une relation étant un objet intrinsèquement temporel, en quantité comme en durée, il est évident que le rapport au temps est un facteur fondamental dans sa construction.) Le fait de devoir partager le temps de vie de ce corps entre plusieurs alters rajoute encore une complexité irréductible pour chacun·e d’entre nous, et par conséquent pour nos relations.
Pour une personne singlet (non-plural), relationner avec l’ensemble d’un système implique forcément une relation qui présente de nombreuses facettes, voire plusieurs relations distinctes à l’intérieur d’une, plus vaste et plus floue, vis-à-vis du système entier. L’anarchie relationnelle peut devenir un outil précieux pour penser cette complexité, et permettre à chaque alter de construire les modalités d’interactions qui lui conviennent, indépendamment de ce que les autres alters décident avec la même personne. Il n’est pas rare que ce que veuille l’un·e repousse l’autre ; la sexualité est l’exemple le plus marquant, mais il y en a bien d’autres, comme le partage de la créativité, de la vulnérabilité, etc.
Pour nous, en tant que système, relationner tout entier avec une personne singlet nécessite de faire preuve d’une communication claire et abondante, ce qui n’est malheureusement pas toujours ni facile, ni évident. C’est aussi un travail de communication interne, de démêlage constant de nos contradictions, une danse complexe pour se laisser mutuellement la place d’exister sans se marcher sur les pieds. Et pour une personne singlet, la complexité est d’entrer dans cette danse, d’y trouver son propre rythme, et d’exprimer à chacune de ces facettes ses désirs et ses limites.
[T]
Il est possible (je ne dis pas « facile », je ne dis pas « souhaitable » ; je dis juste « possible ») d’établir une relation entre une personne singlet et un·e seul·e alter. Si, en relationnant avec l’entièreté d’un système, il est envisageable d’avoir plusieurs relations à l’intérieur d’une seule méta-relation qui semble monogame vue de l’extérieur, ça nous semble en revanche impossible dans le cas d’une relation avec un·e alter spécifique. Le choix du mot « dissidence » n’est pas anodin ; il est sûrement trop fort pour bien des cas, mais pour moi ([T]), il est assumé. Depuis que j’ai déposé le masque de mon système – c’est-à-dire depuis que j’ai arrêté de jouer le rôle consensuel de mon système, et que j’ai assumé de porter mon propre nom dans mon rapport aux autres – j’ai enfin pu créer des relations dont les modalités me convenaient personnellement. Les personnes avec lesquelles je relationne savent que je suis une alter, que ce corps et ce temps n’appartiennent pas qu’à moi, que je ne suis pas toujours disponible. Et les autres alters de mon système, ainsi que les personnes de notre entourage social, savent qu’il y a des personnes qui sont en relation avec moi, mais pas avec les autres membres de mon système. Ceci crée parfois des situations très similaires à du métamour, où mes relations et mes co-alters connaissent mutuellement leur existence, et interagissent parfois directement, mais sans être en relation pour autant.
Ce changement de paradigme a été crucial pour moi, parce qu’il m’a permis d’assumer ma manière d’être au monde, et de trouver réellement ma place dans mon système. Il a aussi permis à mes autres alters de ne plus avoir à intégrer mes besoins relationnels dans leurs modalités à elles, et de pouvoir plus tranquillement assumer leurs envies (ou absence de certaines envies), et de créer elles aussi des relations qui leur correspondaient mieux.
Je parle aussi d’intimité mentale, parce qu’elle est une condition centrale à l’existence de relations dissidentes : il faut que l’entièreté d’un système accepte qu’il y ait des souvenirs qui ne soient pas partagés pour qu’une relation intime puisse se construire avec un·e seul·e alter. (« Intime » est ici à entendre dans ses nombreuses dimensions, pas seulement physique, mais aussi affective et émotionnelle.) Il est également nécessaire que cette intimité aille dans les deux sens : c’est autant le rôle des alters qui ne sont pas concerné·es par une relation de ne pas chercher à en retrouver les souvenirs, que le rôle de l’alter conncerné·e de ranger ses souvenirs personnels loin des espaces publiques de son système.
Bon, après, y’a aussi toutes les dimensions de bleed-in, bleed-out, invasion, invitation, etc qui peuvent rendre les frontières internes de ces relations très poreuses, mais en réalité il s’agit de phénomènes qui se retrouvent à la fois dans de la pluralité hors contexte relationnel et dans du polyamour sans pluralité. Bref, je n’en parlerai pas plus en détail ici, hormis pour pointer du doigt à quel point l’anarchie relationnelle est un paradigme central pour penser les relations plural, autant dans la malléabilité nécessaire pour construire chaque modalité de relation que dans la souplesse et la liberté d’évolution que ces modalités requièrent au cours du temps.
Pour des raisons d’intimité (justement), nous ne rentrerons pas dans les détails, mais cet article ne serait pas complet sans ce chapitre. Déjà : oui, c’est possible. Les questions sont pourquoi, et comment.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui amène deux alters d’un même système à développer une relation privilégiée ? Nous ne pourrions pas lister toutes les réponses, mais nous pouvons en donner une en témoignage : l’attirance pour la différence. J’entends que ça puisse paraître paradoxal, mais lorsque des alters sont suffisamment libres d’être elleux-mêmes, iels peuvent devenir inaccessibles l’un·e à l’autre, c’est-à-dire développer des traits et des compétences auxquelles les autres n’ont pas accès. De cette différence peut naître une forme d’admiration. Et puis… anarchie relationnelle et mutabilité des modalités.
(Toujours sur le ton du témoignage : notre système est principalement plural par incapacité à renoncer à être des choses incompatible ; chaque alter étant l’incarnation de l’une de ses nombreuses « volontés d’être », il est pratiquement inévitable de former des admirations pour les autres alters, lorsqu’elles s’autorisent à être radicalement elle-mêmes.)
Comment ? Dans le palais mental ou l’« inner world », il n’y a aucune limite concrète aux modalités relationnelles, mais tous les systèmes n’ont pas forcément un headspace très accessible ni très limpide. Le sujet ne semble pas intéressant à creuser dans cette direction, puisqu’il s’agit dans ce contexte d’une relation plus ou moins normale (en tout cas pour les standards de l’anarchie relationnelle). Ce qui semble intéressant à raconter, c’est comment résoudre le « problème à un corps ».
Toutes les escapades qui s’envisagent à deux peuvent s’envisager avec un seul corps. La configuration la plus simple est celle du piggyback (l’inverse du backseat) : un·e alter prend le front, et laisse l’autre alter rester présente « sur son épaule » (en backseat). Ça peut être l’occasion de partager des activités dont un·e alter est familièr·e avec un·e autre pour qui cette activité est inaccessible ou inhabituelle. Une version plus équilibrée est celle du co-front, mais deux alters trop différent·es peuvent avoir du mal à maintenir un co-front harmonieux et prolongé. Cependant, si le co-front, voire la fusion entre deux alters sont des possibilités, il devient aisé de partager tout ce que deux personnes singlet peuvent partager. Mais tout ceci reste du « côte-à-côte », et il n’est pas impossible d’aller vers des modalités « face-à-face ».
La base de tout échange de physicalité entre deux alters d’un même système repose sur la séparation des sensations : qui fait quel geste, et qui le reçoit ? Le simple contact d’une main sur un bras comporte deux sensations : celle de la main qui touche, et celle du bras qui reçoit ce contact. En séparant ces deux sensations, et en séparant l’intention du geste de sa réception sensorielle, deux alters peuvent construire les bases d’un partitionnement physique. Cette capacité à habiter en même temps un même corps peut servir à partager de nombreuses interactions différentes, à commencer par se tenir par la main. Pour donner un exemple plus spécifique, il est possible de danser avec un seul corps : en commençant par choisir une musique qui plaise aux deux alters, par se prendre par la taille et par l’épaule, poser la joue sur le bras, suivre le rythme… (Il peut même devenir compliqué de faire quelques pas en conservant l’équilibre sans un minimum de coordination.) En guise de perspective, il est également possible de s’embrasser.
Ce qui rend une relation entre alters d’un même système vraiment particulière, quelle que soit la modalité de cette relation, c’est la capacité à échanger des pensées non-verbales (et à accéder au non-verbal sous-jacent en cas d’échange verbal interne). S’il est difficile de se mentir entre co-alters, il est réciproquement facile de se faire confiance, de percevoir clairement une intention, ses ramifications et ses limites sans même passer par le sous-entendu. Il est également possible d’accéder aux pensées de l’autre, comme une forme de télépathie, et de passer outre des difficultés à s’exprimer. Cependant, les asymétries dans la communication se retrouvent entre co-alter autant qu’entre personnes singlet ; il reste nécessaire de s’interroger mutuellement, de s’écouter, de laisser la place au doute, à la nuance, et aux mutations des modalités. La télépathie ne rend pas le consentement obsolète.