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Accepter notre pluralité n’a pas été simple, au début, pour nous. Mais avec le temps, et grâce à de la médiation extérieure, nous avons réussi à nous parler, à nous accepter, et à devenir un système coopératif. Aujourd’hui, nous nous faisons mutuellement confiance, nous arrivons à minimiser les pertes de mémoire, et nous respectons l’intimité mentale de chacun·e. Voici les outils que nous utilisons.
Nous avons plusieurs moyens concrets de communication asynchrone, mais le principe de base est vital pour notre bon fonctionnement. C’est utile lorsqu’un·e alter a un avis sur une question, ou une ambition qui n’est pas nécessairement partagée par tout le monde, et qu’il faut en parler aux autres. Par exemple, on a eu des discussions asynchrones à propos de coupe de cheveux et de piercing : des choses qui impactent notre image, et sur lesquelles tout le monde peut vouloir s’exprimer.
Les méthodes utilisées peuvent être diverses. Par exemple, un fichier texte sur le téléphone, où chacun·e écrit son avis sur la question, précédé de son nom, et éventuellement la date. Des notes manuscrites dans des endroits visibles pour les informations éphémères. J’ai déjà eu une grosse note manuscrite sur un bout de brouillon au milieu de mon bureau avec « […] a dit qu’il voulait jouer à […] un de ces quatre ». Je connais une alter qui a cartographié une partie de son système en laissant sur sa table de salon une pile de questionnaires vierges.
Ça permet aussi de lutter contre le déni, et de constater que les avis du système « changent » énormément.
Ça ressemble à une méthode de communication asynchrone, mais ça va plus loin dans la logistique. Ça peut prendre la forme d’un journal intime (style bullet-journal, par exemple) ou d’un gros fichier numérique en plein milieu du bureau. Celui de notre système s’appelle « Kali’s Master-File ». L’idée est de centraliser le plus d’informations possible, avec une approche thématique et arborescente. Elle vise à attaquer le problème de dispersion que peut engendrer la pluralité, et de fournir une alternative à un journal intime, parce qu’une temporalité linéaire ne fonctionnerait pas, et subirait la même dispersion que le quotidien.
En organisant les sujets en catégories et sous-catégories, chaque élément (description, avis, commentaire, etc) est rangé à un endroit où les autres alters pourront les retrouver facilement, même sans avoir le souvenir que cet élément ait été pensé / écrit par d’autres. D’autre part, si plusieurs alters ont quelque chose à dire sur un même sujet, ces avis divergents (ou pas, d’ailleurs) se retrouveront côte-à-côte, ce qui n’aurait pas été le cas avec un journal chronologique.
Par exemple, notre master-file contient une catégorie « Identité de Genre », qui nous a aidé à assumer que tout le monde n’avait pas le même rapport à ça (nous avons au moins un·e alter agenre, une strictement transgenre, un·e genderfluid, etc). Idem pour l’orientation sexuelle. Il y a aussi une catégorie « Pluralité », avec la liste des alters connu·es, qui a été très utile lorsque plusieurs alters minoritaires ont voulu se manifester. (D’où l’importance que ce soit facilement accessible, et ouvert à toutes les parties du système.) Il nous faudrait aussi une catégorie « Relations Sociales », pour avoir la liste de quel·le alter connaît quelle personne (et est connu·e de quelle personne), ainsi que les dynamiques de chaque relation.
Une forme de communication synchrone externe (c’est-à-dire « au même moment », et pas juste dans la tête) est d’utiliser des stylos de plusieurs couleurs, et de laisser chaque alter qui souhaite discuter choisir sa couleur. Chaque « voix » peut s’exprimer en son nom propre en écrivant avec sa couleur. Il est important, pour les phases de déni ou de flou, de laisser les questions ouvertes, et de laisser les pensées s’exprimer librement. Pour nous, ça a été un outil qui a permis à certain·es alters minoritaires de prendre la parole et d’assumer des positions divergentes dont les alters centrales n’avaient pas réellement conscience (parfois jusqu’à la véritable surprise). Ça a aussi été l’occasion de poser par écrit des conflits tendus, et d’avancer vers des compromis.
Pour nous, changer volontairement et visiblement de calligraphie, en plus de la couleur, a été une aide supplémentaire. (Et on s’est rendu·es compte bien plus tard que, sans chercher à rendre nos écritures distinctes, on avait quand-même des calligraphies légèrement différentes.)
Nous avons également poussé l’exercice jusqu’à des petites bandes-dessinées, avec des personnages simplifiés mais ayant des éléments distinctifs (parfois un peu caricaturaux), surnommés « avatars de papier ». Le dessin minimaliste n’était qu’un prétexte, similaire aux couleurs, mais l’ajout des expressions faciales permettait d’exprimer une dimension émotionnelle supplémentaire dans ces dialogues. Sans aller jusque là, l’utilisation d’émoji (y compris sur le papier) peut remplir un rôle similaire.
Certaines personnes l’appellent aussi « innerspace » ou « headspace ».
Cette méthode de communication est pour nous la plus efficace, mais nous avons conscience que ce n’est pas quelque chose de facile à mettre en place pour tous les systèmes (et que ce n’est d’ailleurs pas une méthode adaptée à tous).
C’est un espace imaginaire, qui pour nous est basé sur le souvenir de la maison qu’on a habitée le plus longtemps dans notre enfance. C’était très aidant, au début, d’avoir une géographie existante à habiter, plutôt que de partir de rien. Plusieurs pièces, entièrement imaginaires, ont été rajoutées au fil du temps. Je connais un système qui a basé son palais mental sur un jeu vidéo ; un autre a quelques lieux entièrement imaginaires et assez déconnectés, mais utilise assez peu cette méthode.
Dans ce palais mental, nous avons des pièces communes et des pièces personnelles pour chaque alter ; des « chambres ». Les pièces personnelles peuvent servir à déposer des souvenirs personnels, auxquels les autres n’auront pas nécessairement accès. C’est aussi un moyen efficace pour « aller chercher » un·e alter ou prendre de ses nouvelles : s’iel n’est pas dans les pièces communes, iel sera sûrement dans sa chambre.
Chaque alter est libre d’imaginer à sa guise sa chambre et son « avatar mental » (c’est-à-dire son apparence imaginée, la manière dont iel sera perçu·e par les autres alters dans le palais mental / headspace).
Cet outil est extrêmement pratique pour avoir de véritables discussions à deux (ou plus). Ça ressemble à une sorte de jeu de rôle, ou une version un peu plus poussée d’un dialogue interne, puisqu’il peut y avoir par exemple du langage verbal, voire des déplacements ou des actes.
(Ce serrait peut-être un outil qui justifierait un article à lui seul.)