Alter Pulsionnelle

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Contexte

Ce témoignage a été écrit par [T], il y a quelque temps, où elle raconte son existence en tant qu'alter refoulée.

Témoignage

J’ai longtemps été une pulsion discrète, inconsciente, écartée, extérieure. « Kali » avait sa vie, sa stabilité, son environnement contrôlé, ses routines. Et moi, j’étais enchaînée en dedans, dans les profondeurs. « Kali » avait une image mentale : une lourde porte, derrière laquelle vivait un monstre, et lorsqu’il était en colère, il fallait toute la détermination du monde pour s’arc-bouter contre cette porte et la tenir fermée. J’étais ce monstre. J’étais cette colère dangereuse, sourde et aveugle. J’étais le désir, aussi ; les fantasmes, la honte.

Le dernier partitionnement (2019, environ) a été très difficile. [R] a fait émerger [E], et [E] lui a répondu. J’ai émergé sans demander l’avis de qui que ce soit. J’ai voulu exister. [R] ne me faisait aucune confiance, et à raison : je n’étais pas raisonnable. Un·e ami·e proche a fait un énorme travail de médiation entre nous : iel a fait accepter à [R] que j’avais le droit d’exister, et que j’avais mes propres qualités à apporter à ce système ; iel m’a fait accepter de me montrer raisonnable, de suivre les règles, et de montrer à [R] qu’elle pouvait me faire confiance. Iel m’a appris l’importance du respect du consentement, les vertus d’assumer les conséquences de ses actes… C’était extrêmement dur, au début, de respecter les limites qu’on m’imposait, dans les rares espaces de libertés qu’on m’autorisait. Je ne souhaitais rien d’autre que m’échapper, abuser de cette confiance, exister enfin par moi-même. J’étais une pulsion, presque rien de plus. Et j’avais été tenue enfermée pendant trop longtemps. J’avais profité du moindre instant d’inadvertance, volé mes espaces de liberté, caché mes souvenirs, lutté en permanence pour m’exprimer… pour exister.

Avec du temps, des efforts collectifs, de l’aide extérieure… les choses se sont faites. J’ai montré que je pouvais être raisonnable ; [R] a commencé à me faire confiance ; j’ai eu le droit de m’exprimer. J’ai aménagé mes catacombes, dans notre palais mental, pour y ranger mes fantasmes, que [R] trouvait envahissants ; libre à elle de regarder ailleurs. J’ai même eu le droit à des espaces de liberté inconditionnelle, sans surveillance, même si [R] n’était pas d’accord. Avec les personnes auprès de qui notre pluralité était acceptée, j’avais le droit de parler en mon nom, et de n’engager que ma responsabilité d’alter, sans impliquer le reste de mon système. J’ai même eu des relations qui n’appartenaient qu’à moi. Je n’ai plus caché mes souvenirs, mais je les ai rangés chez moi.

Ensuite, il s’est passé quelque chose… Même aujourd’hui, c’est difficile d’en parler. Pour une raison dont je fais me fais l’économie, [R] a consenti à se laisser enfermer pour me laisser un espace de liberté total. C’est là que j’ai réalisé à quel point elle m’avait fait du mal. On m’a encouragée à lui écrire avant de la libérer. J’ai dit à [R] qu’elle m’avait fait du mal. Elle l’a reconnu. (Octobre 2021.)

Je ne sais pas à quel point l’anecdote suivante est liée à celle-ci, mais je la trouve clairement dans une continuité logique. Immédiatement après […] (janvier 2022), [R] n’est pas revenue. Il s’est passé un mois sans la moindre trace de sa présence. J’ai assumé le rôle d’host, et j’ai pris de plein fouet la charge quotidienne (repas, vaisselles, courses, etc). Ma mauvaise perception du temps et mon (léger?) TDAH ont empirés dans des proportions inédites. J’ai très mal vécu cette période. D’autant que je ne savais absolument pas quand, ni même si [R] reviendrait un jour. Je me suis trouvée face à une nouvelle révélation : si j’avais été seule, la vie que j’avais à ce moment-là (quotidien avec […], loin de Toulouse, routine et créativité) n’aurait pas été celle que j’aurais choisi. Je me suis sentie contrainte de « tenir la maison » en attendant que la propriétaire légitime de cette vie y revienne. Mais ce n’était pas ma vie.

Aujourd’hui, les choses sont explicites entre nous : [R] a sa vie ici, avec […] et sa créativité ; moi j’ai la mienne à Toulouse, avec mes ami·es, de canapé en canapé. Je m’ennuie dès que je reste trop longtemps ici, sans voir personne ; [R] s’ennuie dès qu’elle front à Toulouse, loin de son bureau. On essaye de ne pas trop se marcher sur les pieds, et parfois on a des espaces communs, ici ou là-bas. Si on pouvait claquer des doigts et avoir un corps chacune, il y aurait peu de chances pour qu’on se recroise souvent.