Accueil > Non-Fiction > Pas Mon Genre > Une Grande Décision
Il y a des personnes qui me sont proches par le cœur et lointaines dans l’espace. Mes parents, essentiellement, et les personnes qui les entourent et qui me sont également chères. L’une de ces personnes m’a récemment envoyé un email ; un message très pertinent, mesuré, plein de bienveillance. À travers ce message, j’ai entendu une inquiétude de ces personnes qui me sont proches et lointaines à la fois. Cette inquiétude que mes décisions soient soudaines, irréfléchies, influencées. Je comprends ces peurs. Je veux leur parler.
Nommez vos peurs. Laissez-les s’avancer calmement dans la lumière de votre esprit. Laissez-moi leur parler.
Il y a la peur que ces décisions ne soient pas les miennes ; qu’elles viennent d’autres, et que ces autres n’aient pas à payer les conséquences de ces décisions. Et derrière elle il y a la peur que je regretterai ces décisions.
Deux humains (de genre indéterminé, pour rendre cette fable plus inclusive) avancent dans la neige contre le blizzard. Iels s’épaulent mutuellement, marchant à deux sur quatre jambes, ensembles, vers un même but, dans une même direction. On pourrait croire qu’iels s’influencent, se poussant l’un·e l’autre dans cette direction. Probablement n’aurraient-iels jamais entrepris seul·e·s ce voyage, en premier lieu.
Je marche dans la neige face au blizzard, dans un voyage que je n’aurais probablement jamais osé entreprendre seul·e. Les personnes autour de moi, qui marchent dans la même direction, face au même vent contraire, trébuchant dans la même neige que moi, qui m’épaulent et que j’épaule en retour… m’influencent-elles ?
Soyez rassuré·e·s. Ces décisions sont les miennes. Ne confondez pas le soutien vital et indéfectible que mes proches m’apportent avec de l’influence. Ne croyez pas que, parce que je marche dans la même direction qu’eux, je les suis passivement. Nous ne sommes pas des moutons en file. Nous sommes des loups en meute. Et c’est ensemble, épaules contre épaules, que nous traversons le blizzard.
Je suis parfaitement lucide sur les effets de mode et les influences que je pourrais subir. Mais tout ceci est bien trop grand, bien trop profond en moi pour qu’il ne s’agisse que d’une mode passagère, d’une imitation de mouton en mal de troupeau, d’une « phase ». Cette décision vient de moi, et de moi seul·e, et ses graines étaient là depuis très longtemps. Je comprends que vous soyez surpris·es, mais c’est uniquement parce que vous ne l’aviez pas vu avant.
Je vois dans les yeux de mes lointains proches cet étonnement extrême, cette sidération. Au-delà de l’incompréhension, il y a cette peur née de la surprise, de la soudaineté perçue. La peur que tout ceci soit très rapide, inconsidéré, irréfléchi ; que ces décisions naissent d’une impulsion circonstancielle, passagère, tandis qu’elles s’inscrivent dans des aspects définitifs.
C’est une peur légitime, en elle-même. Légitime dans l’absolu. Bien sûr, il y a des décisions irréfléchies. Bien sûr, il y a des événements soudains. Mais pas celui-ci. L’erreur, c’est de croire que tout ceci est nouveau. Je comprends que ça puisse le paraître. Mais je dois dire à cette peur, les yeux dans les yeux… que cette décision est pour moi tout sauf soudaine.
Je comprends. C’est comme un volcan qui crève la surface de l’océan. Soudain, une montagne de feu surgit là où il n’y avait, quelques instants plus tôt, qu’une eau paisible. Mais le volcan lui-même n’a rien de soudain. Il se moque de la surface de l’eau. Il gronde et grandit depuis des millénaires depuis le fond de l’océan. Il était déjà immense au moment de crever la surface. Il vous surprend, car vous ne l’aviez pas vu avant ; je comprends. Mais ne faites pas l’erreur de le croire jeune uniquement parce que vous ne le percevez que maintenant.
Cependant, ces décisions, toutes justifiées qu’elles soient par la montagne sous-marine sur laquelle elles sont assises, restent rapides, j’en conviens. Mais une décision rapide doit-elle être irréfléchie ? Me croyez-vous impulsif ? Croyez-vous vraiment que je n’ai pas longuement pesé le pour et le contre, mûrement envisagé les alternatives, ou l’inaction ? Pensez-vous honnêtement que je n’ai pas mesuré chaque conséquence ?
Avant d’aller plus loin, j’aimerais tordre le cou à cette peur illégitime. Oui, il y a des conséquences irréversibles. Et alors ?! Qu’est-ce que ça change ?! Toute décision comporte quelque chose d’irréversible. Un divorce n’efface pas un mariage ; est-ce une raison pour ne jamais se marier ? Non, c’est une raison pour bien réfléchir avant de se marier. Une décision n’est pas plus ou moins valide selon qu’elle soit définitive ou non. L’irréversibilité n’est qu’un élément à prendre en compte. Certes, elle rend les décisions d’autant plus cruciales, mais ce n’est en rien un argument en faveur de l’inaction. C’est un argument en faveur de l’importance de ces décisions. Et croyez-moi, j’accorde à celles-ci toute l’importance qu’elles méritent.
Et quand bien même… Vous seriez étonné·e·s d’apprendre tout ce qui est en réalité très réversible. Je l’ai été moi-même. Me croiriez-vous si je vous disais que dans les faits, il n’y a rien de véritablement irréversible dans ce que j’entreprends ? Mais c’est une discussion pour un autre jour. Et comme je viens de le dire, ça ne change rien à la gravité de la décision, dans un sens comme dans l’autre.
Bien sûr, il y aura des conséquences. Tout ceci est loin d’être inconséquent. Mais ces conséquences, bonnes et mauvaises, définitives ou non, que j’ai assidûment pesées et mesurées, je les accepte. Vous avez peur que je regrette. Je comprends. Comment puis-je vous rassurer autrement qu’en vous répétant que j’ai accordé à cette décision toute la réflexion qu’elle mérite, et que je suis pleinement conscient·e de toutes ses ramifications, de toutes ses conséquences, de toutes ses (rares) irréversibilités ? Comment vous rassurer hormis en affirmant que je suis parfaitement lucide ?
Je ne peux pas vous dire que je ne regretterai rien. Personne ne le peut. Je ne connais pas le futur. Mais je peux vous dire ceci : je suis parfaitement lucide, et j’accepte ce risque en pleine connaissance de cause. Car à la mesure de tout le reste, il est bien négligeable. Pas négligé ; mais négligeable.
Et pour vous qui me connaissez, regardez mon passé. Nommez une décision que j’aie prise et que je regrette aujourd’hui. J’ai balayé devant ma porte et inspecté mes placards ; croyez-moi, je vous attends de pied ferme. Nommez-en une seule ! Il y a assurément des choses que j’aurais aimé faire mieux, ou différemment, mais il n’y a aucune décision que je regrette. Aucune conséquence que je ne porte sans être convaincu·e, tout au fond de moi, d’avoir fait le bon choix. Aucune cicatrice que je ne porte sans me répéter inlassablement « ça valait le coup ». Je n’ai comme seuls regrets de ne pas avoir été capable de faire mieux. Au pire, d’avoir été paralysé·e par la peur, de ne pas avoir eu la force de m’arracher à l’inaction… Au pire, de ne pas avoir pris certaines décisions plus tôt.
J’entends la peur que je pourrais regretter les conséquences de ces décisions. Entendez-vous que l’inaction pourrait m’être au moins autant regrettable ? Ne rien faire a aussi des conséquences. Des conséquences actuelles de mes inactions passées. Des conséquences futures de mon inaction présente. Ne rien faire est une décision ; parfois la plus simple à prendre, parfois la plus lourde en conséquence.
L’inaction semble plus facile. Moins coûteuse. Réversible, puisque l’on peut toujours sauter le pas plus tard. Je suis intimement convaincu·e du contraire : chaque seconde qui s’écoule est irréversible.
Vous regardez dans le futur et ressentez la peur que je pourrais souffrir des conséquences de mes décisions présentes. Je regarde dans le futur et, au-delà de la souffrance des conséquences de mon inaction présente, je vois le bonheur des fruits que je plante aujourd’hui.
Je ne peux pas le nier, chaque futur porte son lot de douleurs potentielles. Mais ainsi va la vie. Le tout, c’est de choisir la voie qui comporte, pour soi, le moins de risque et les moindres souffrances. Ou plutôt, comme je préfère prendre une attitude optimiste, les plus grandes chances des plus grands bonheurs.
Je suis soutenu·e et autonome, lucide et libre de toute influence. Cette décision qui semble soudaine s’appuie sur une montagne aussi vieille que moi. J’ai bien mesuré toutes les conséquences ; j’ai bien pris en compte celles qui étaient irréversibles. Je les accepte. Et je mesure les conséquences de mon inaction, qui prend fin aujourd’hui.
Je comprends que de votre point de vue, la voie sur laquelle je m’engage peut paraître inconnue et effrayante… Mais de mon point de vue, des deux chemins qui s’étirent, clairs et limpides, devant moi, croyez-moi… Je fais le bon choix.
Faites-moi confiance. Vous verrez.