Rêver

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Avant

Avant, je ne rêvais presque pas. Chaque fois que je me réveillais avec un fragment de souvenir flou, c’était exceptionnel. Mes nuits étaient des trous noirs d’une dizaine d’heures qui me paraissaient quelques minutes d’absence. J’ai toujours éprouvé un vague malaise à l’idée que de très nombreuses heures de ma vie étaient absorbées par cet abîme sans fond, que je cessais d’exister le soir pour ressusciter au réveil, en espérant que ce qui avait habité mon corps, durant les heures que mon horloge m’affirmait s’être écoulées, n’était pas malintentionné à mon égard.

Veiller tard, voire toute une nuit, était une chose incroyable : je pouvais littéralement gagner du temps. Les heures que j’aurais pu manquer en dormant existaient bien, et je pouvais les employer à faire, à créer, à jouer. Du temps, du précieux temps qui me manquait constamment, qui ne demandait qu’à être ramassé et employé, pour peu que j’affronte la fatigue de la nuit et du lendemain.

Je n’aimais pas dormir. Je n’aimais pas aller au lit. Je ne voulais pas plonger dans cet abîme sans rêves et ressortir de l’autre côté. Je ne voulais pas jeter toutes ces heures dans le néant juste pour être un peu moins fatigué.

J’ai essayé de rêver. J’ai fait des rituels, j’ai écrit chaque soir dans mon journal de rêves, en priant pour ne pas revenir les mains vides. J’ai consigné chaque fragment arraché au néant, et j’ai pleuré chaque matin où je revenais bredouille. Rarement, des villes… Des villes qui n’existent pas, jamais deux fois semblables, mais que j’arpentais en sachant exactement où j’allais… Pour me réveiller en l’ayant oublié.

J’ai passé des années à hurler chaque soir à mon inconscient « Parle-moi !!! Je sais que tu vas mal ! Je t’écoute et je veux t’aider ! Parle-moi !!! »

J’ai fini par arrêter d’essayer.

Aujourd’hui

Je l’avais lu, avant de commencer mon traitement hormonal, sans trop y prêter attention. « Deeper sleep with potential for much more vivid dreams. » Rétrospectivement… Hé bien, je suis là pour en parler.

De mon expérience, le changement a été rapide et profond. En à peine quelques mois, mon sommeil s’est changé de vide intersidéral en une vie intense et coloré. Le fait que mon chat me réveille systématiquement tôt et que j’aie quelques heures ensuite pour tenter de me rendormir aide beaucoup, mais ça ne fait pas tout, loin de là. J’ai presque toujours au moins quelques souvenirs clairs, au réveil. Rarement un seul, et presque jamais rien. Les détails sont plus nombreux et ma mémoire les rattrape et les garde bien plus facilement. Les sensations sont plus intenses : les couleurs, les contacts, les émotions…

Je fais aussi beaucoup plus de cauchemars. C’est-à-dire beaucoup plus que pas du tout, mais beaucoup quand même. Je n’arrive pas à trouver que ce soit fondamentalement une mauvaise chose ; je préfère largement ça au néant. Fut un temps, j’aurais payé bien plus cher pour un seul cauchemar. Je préfère un adversaire dans la lumière qu’un ami dans l’ombre. Je préfère prendre en pleine tête toutes les angoisses de mon inconscient que vivre ma vie au bord d’un abîme insondable et silencieux.

J’ai eu peur, aussi, la première fois que mon test de réalité a échoué. Lors d’un de ces longs rêves, j’ai questionné la crédibilité de ma situation et j’ai fait mon test. Il m’a dit très clairement que j’étais éveillée. J’ai alors pris ma situation très au sérieux, et le réveil, longtemps plus tard, a été très troublant. Je me souviens également avoir rêvé me réveiller (dans une situation étrange, d’ailleurs), et le second réveil, cette fois-ci pour de vrai, dans les ténèbres de ma chambre, m’a laissée longtemps perplexe sur ce qui venait de se produire.

Quelques jours plus tard, j’ai fait un cauchemar ; quand l’angoisse est devenue insupportable et que rien autour de moi ne semblait pouvoir m’aider, j’ai pensé que j’étais peut-être dans un rêve, et j’ai fait un test. Celui-ci aussi a échoué, m’affirmant que cette situation angoissante était réelle, mais, étrangement, je n’y ai pas cru. J’ai fait un effort de volonté pure ; j’ai essayé de bouger mon corps, mon bras, dans cet autre monde où j’étais persuadée d’exister pour de vrai, loin de cette situation insoutenable, et j’y suis arrivée. La sensation du tissu sur mon bras, du poids de la couverture contre mon effort, m’ont réveillée. Je me suis littéralement arrachée à un cauchemar.

J’ai aussi fait mon premier rêve lucide, il y a quelques jours. C’est essentiellement ça qui me motive à écrire, aujourd’hui. Je ne sais plus exactement comment, mais je me souviens avoir calmement questionné la réalité de ce qui m’entourait, d’avoir eu la sensation d’émerger vers l’éveil, puis la volonté de replonger doucement dans ce rêve. Je suis restée très calme, et j’ai d’abord simplement observé autour de moi. J’étais sur une plage ; la lumière était intense, et les couleurs incroyablement vives. Le sable, le ciel, la mer, les montagnes au loin, tout me parvenait avec une intensité et une acuité irréelle. J’ai fait quelques pas vers un bâtiment étrange, sachant pertinemment que quelque chose, quelque part dans mon esprit, l’avait créé. J’ai lentement marché autour, le regardant se déformer sans souci de cohérence. Une fillette excitée et sa mère sont passées non loin, et je me souviens avoir noté comme des choses spontanées continuaient à se produire dans mon rêve, tandis que j’avais conscience de rêver. Je me suis réveillée peu après, sans avoir pu être plus proactive, mais déjà émerveillée par ce que je venais de vivre.

Genre Onirique

Je suis extrêmement heureux·se de ces changements, même en ce qui concerne les cauchemars ou les angoisses autour des tests de réalité. Cependant, surtout au début de cette recrudescence de rêves, quelque chose me chiffonnait : même les jours où j’avais une perception de mon genre féminine, j’avais systématiquement un genre neutre ou masculin, dans mes rêves, comme ce fut le cas tout au long de ma vie jusqu’à présent.

… Jusqu’à présent. Voici ce que j’ai très récemment confié à mon journal de rêves.

Pour la deuxième fois en trois jours, les deux premières fois de ma vie, j’ai eu une expression de genre féminine dans mes rêves. J’en suis immensément heureuse, et profondément rassurée. De cette nuit, j’ai trois souvenirs clairs, trois occurrences où je l’ai noté.

La première : dans les rues d’une ville ; nuit puis matin ; pluie fine continue ; plusieurs passants. J’étais en serviette de bain et je cherchais à rentrer.

La deuxième : j’aidais un ami à déménager, probablement ; intérieur, puis espace public couvert ; lumière grise ; passants rares, flous. Il me semble qu’il ait fait une remarque neutre, probablement une question, vis-à-vis de mes vêtements. J’étais habillée en noir et violet, avec une cravate, je crois, et beaucoup de peau apparente. Décolleté, malgré la cravate, ou peut-être juste chemise et gilet ouverts, bras nus, ventre partiellement nu.

La troisième : intérieur, salle de cinéma ou de théâtre ; soirée ou nuit ; mondanités, beaucoup de monde, peu de bruit. Je devais sortir discrètement, par les coulisses, un escalier privé. Une femme m’a interpellée pour me complimenter sur mes vêtements, mon originalité. Il me semble qu’elle m’ait perçue comme féminine, mais je ne me souviens pas clairement de l’avoir entendue me genrer à l’oral. De ce que je reconstruis de ma tenue à ce moment-là, je portais l’équivalent de mes tenues féminines élégantes : jupe longue noire, chemise à jabot violette sous gilet noir, rouge à lèvres violet et maquillage. Très peu de peau apparente. Probablement un décolleté, en l’occurrence, puisque quelques instants après (peut-être même immédiatement après cette remarque verbale) j’ai croisé un miroir, et vu la pilosité de mon torse. J’ai immédiatement su que je rêvais ; je me suis dit « c’est un cauchemar, je vais me réveiller », et par un simple effort de concentration, je me suis réveillée. Avant même d’ouvrir les yeux, j’ai passé ma main sur mon torse lisse, ce qui m’a rassurée, et j’ai su que j’étais éveillée.

Voilà. Pour la première fois de ma vie, j’avais un genre différent de mon genre d’assignation dans mes rêves. Je n’ai aucune information à ce sujet ; est-ce que c’est fréquent de vivre ce changement ? Est-ce que ça aurait dû m’arriver plus tôt ? Beaucoup plus tôt ? J’ai le sentiment de ne pas être légitime à suivre ce chemin. Mais ça, c’est un sujet pour un autre article. ;)